Compte tenu de la médicalisation croissante des établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), le recours au personnel soignant devrait s’intensifier ces prochaines années. Les postes d’infirmiers et d’aides‑soignants représentaient déjà quatre équivalents temps plein (ETP) sur dix dans les Ehpad en 2007 et en 2011. Or, le secteur souffre d’un déficit d’attractivité et de fidélisation de ces professions, qui touche plus fortement les établissements privés et a des effets délétères sur la qualité de la prise en charge. Le taux de départ moyen des infirmiers est en effet de 61 % et celui des aides‑soignants s’élève à 68 % dans les Ehpad privés en 2008. Ces départs sont plus importants que dans le secteur hospitalier. Les taux de turn-over des infirmiers ne sont ainsi que de 22 % dans les cliniques privées associatives et de 30 % dans celles à but lucratif en 2011.
Des conséquences délétères
Les causes des départs prématurés des infirmiers et des aides‑soignants en Ehpad peuvent être diverses. Ceux‑ci peuvent préférer aller travailler dans un Ehpad concurrent ou situé dans une autre zone géographique plus attractive. Ils peuvent également changer de mode d’exercice et choisir l’hôpital, un service de soins à domicile, ou d’exercer en libéral. Les infirmiers travaillant en établissements pour personnes âgées sont les plus nombreux à changer de mode d’exercice (6 % en moyenne chaque année contre 3 % pour l’ensemble des infirmiers entre 2004 et 2008).
Ce turn-over important […] peut avoir pour effet de dégrader la qualité de la prise en charge. Des départs massifs d’infirmiers ou d’aides‑soignants peuvent en effet impliquer un fonctionnement temporaire en sous‑effectif, alors que le taux d’encadrement est positivement corrélé à la qualité. Un fort turn-over peut également provoquer des interruptions dans la continuité des soins, engendrer des accidents iatrogènes dus à des erreurs de prescription et dégrader l’état de santé des résidents. Il empêche enfin les résidents de nouer des relations de confiance avec leurs soignants. […]
Outre les conséquences néfastes en termes de qualité, [le turn-over] peut également être générateur de surcoûts pour l’établissement en raison du besoin de recrutement de personnel remplaçant, parfois intérimaire. Il peut également être à l’origine d’une réduction de la productivité, compte tenu du temps de formation nécessaire du nouveau personnel. […]
Des niveaux de rémunération peu ajustables
Les directeurs d’Ehpad ne semblent pas adapter les niveaux de salaire aux difficultés territoriales. Seul le fait d’être domicilié à Paris ou en Ile‑de‑France et la présence d’infirmiers libéraux ont un effet significatif sur les salaires. Les variables d’attraction des hôpitaux, de pénurie d’infirmiers et d’aides‑soignants, et de concentration en termes de postes n’ont pas d’impact sur les niveaux des rémunération. Les établissements sont peut‑être contraints dans la fixation des salaires par des tarifs régulés, ou des tarifs librement fixés mais dont la hausse est limitée par la concurrence. Le degré concurrentiel du marché, mesuré par le taux d’occupation dans le bassin de vie, a effectivement un impact positif sur les salaires des aides‑soignants : plus les taux d’occupation sont élevés, plus les directeurs d’Ehpad peuvent ajuster leurs prix pour permettre une hausse des rémunérations de leur personnel. […]
L’âge semble avoir peu d’impact sur la mobilité. Seuls les aides‑soignants âgés de 45 à 50 ans ont une plus forte probabilité de départ (de quatre à cinq points de pourcentage) que les aides‑soignants âgés de moins de 35 ans. Quant à la distance, l’impact est sans surprise positif : plus les aides‑soignants habitent loin de leur établissement, plus leur probabilité de départ est importante. Cet effet est toutefois moindre pour les infirmiers : seuls ceux qui habitent à plus de 20 km ont une plus forte probabilité de départ. Les hommes sont également plus mobiles, la probabilité qu’ils quittent leur établissement est plus importante de sept points de pourcentage.
Les impacts des conditions d’emploi et des caractéristiques de l’établissement varient selon la profession d’infirmier ou d’aide‑soignant. Le niveau de rémunération a ainsi un effet fortement significatif sur la fidélisation des aides‑soignants : une hausse de 1 % de leur salaire net diminue leur probabilité de départ de 1,2 à 1,3 %. Celui‑ci n’a en revanche pas d’impact significatif sur la probabilité de départ des infirmiers. Ces derniers ont un niveau de salaire plus important que les aides‑soignants, ils gagnent en moyenne 40 % de plus. Ils rencontrent donc probablement moins de difficultés financières dans leur vie quotidienne et sont alors sensibles à d’autres caractéristiques de leurs conditions de travail comme la qualité, évaluée ici par le ratio lié à l’encadrement. Plus l’encadrement augmente, plus la probabilité de départ des infirmiers diminue, et cela d’autant plus pour les établissements ayant un faible ratio d’encadrement […]. Le travail de nuit n’a quant à lui pas d’effet direct sur la fidélisation du personnel, mais il peut en avoir via l’effet sur le salaire. Une hausse de la proportion de résidents de GIR 2 et 3, par rapport à la catégorie de référence GIR 1, augmente la probabilité de départ des infirmiers. Ces derniers préfèrent probablement réaliser des soins techniques plutôt que des soins de nursing et restent donc plus longtemps dans les Ehpad dans lesquels ils peuvent mettre en pratique leur savoir‑faire (i.e. lorsque l’état de santé des résidents est très dégradé). Cet effet est également positif mais moins fortement significatif pour les aides‑soignants. Plus l’établissement est grand, plus la rotation des aides‑soignants est également importante. La taille de l’Ehpad influe probablement sur les relations qu’entretient l’équipe de direction avec le personnel. Dans les petits établissements, les directeurs peuvent être plus proches des salariés, plus à l’écoute de leurs souhaits en termes d’organisation du travail, d’horaires. Les départs d’infirmiers sont aussi plus élevés dans les Ehpad privés à but lucratif, mais le statut n’a pas d’impact sur les départs des aides‑soignants. Enfin, la présence dans l’établissement d’un directeur depuis plus de deux ans n’a pas d’impact direct sur la fidélisation du personnel, mais il peut en avoir de manière indirecte par le salaire.
La concurrence de l'hôpital et des libéraux
Concernant enfin l’impact de l’environnement local, la présence proche d’un hôpital a un effet positif et significatif sur les départs d’infirmiers et d’aides‑soignants. Ceux‑ci sont alors davantage incités à changer de mode d’exercice et à partir vers le secteur hospitalier, qui peut proposer des évolutions de carrière plus intéressantes et une plus grande diversité de postes et de secteurs. Pour les infirmiers, la présence d’infirmiers libéraux travaillant dans leur bassin de vie a également un effet positif et significatif sur leur probabilité de départ. Ceci constitue une autre opportunité de changement de mode d’exercice. Il existe une forte inégalité territoriale en termes de densité d’infirmiers libéraux. Dans les territoires où cette densité est élevée, les infirmiers libéraux réalisent en proportion moins d’actes médicaux infirmiers (AMI) et plus de soins de nursing ou actes infirmiers de soins. Dans les régions sous dotées en infirmiers libéraux, ces soins de nursing sont effectués par des services d’aides à domicile. Cette substitution d’actes de nature différente permet aux infirmiers libéraux de conserver un niveau d’activité convenable même lorsque l’offre est importante, ce qui peut attirer les infirmiers salariés résidant dans ces territoires. La variable de concentration a un effet négatif significatif : plus le marché est concentré en termes de postes de personnel soignant, moins le personnel est incité à quitter son établissement.
On observe également que plus leur bassin de vie est fortement doté en aides‑soignants relativement à la population locale, moins les aides‑soignants quittent leur emploi. Les raisons peuvent être d’une double nature. Les aides‑soignants conservent d’une part leur emploi car les opportunités d’embauches sont rares compte tenu du nombre élevé d’aides‑soignants sur le marché du travail local. D’autre part, ils travaillent probablement dans un bassin de vie relativement attractif et ne cherchent donc pas à travailler dans une autre localité. Enfin, le personnel est plus mobile en Ile‑de‑France, en raison peut‑être d’un meilleur réseau de transports en commun que dans les autres régions françaises. Les infirmiers domiciliés à Paris ont quant à eux une propension plus faible à quitter leur emploi. Ces infirmiers ont probablement choisi de payer plus cher leur logement pour réduire leur temps de transport et sont par conséquent moins disposés à changer d’établissement si cela joue sur leur trajet domicile‑travail.
Nous avons mis en évidence l’existence de difficultés locales de fidélisation du personnel soignant au sein des Ehpad privés : la présence proche d’un hôpital, la densité d’infirmiers libéraux, une pénurie globale d’aides‑soignants et une pression concurrentielle accrue entre Ehpa peuvent inciter les infirmiers et les aides‑soignants à quitter les établissements dans lesquels ils travaillent.
Les niveaux de salaire ont également un effet sur le comportement des aides‑soignants. Plus ils sont élevés, plus leur probabilité de départ est faible. Une compensation salariale pourrait être un moyen pour réduire l’effet des disparités territoriales sur le turn-over de cette catégorie de personnel. Cependant, leurs rémunérations ne sont actuellement pas fixées en fonction de ces difficultés locales car elles sont plafonnées par les tarifs des Ehpad. Les tarifs soins et dépendance, qui couvrent en théorie les charges de personnel soignant, sont fixés administrativement par les conseils départementaux et les agences régionales de santé (ARS). Les tarifs hébergement peuvent parfois compenser l’insuffisance des rémunérations ; néanmoins, lorsqu’ils ne sont pas eux‑mêmes également régulés, ils peuvent être contraints par une concurrence en prix, ce que l'on observe dans certains bassins de vie. La probabilité pour les infirmiers de quitter leur emploi n’est quant à elle pas impactée par le salaire. Leur offre de travail semble ainsi inélastique au prix et déterminée par d’autres facteurs tels que la qualité mesurée par l’encadrement en personnel, ou les degrés de dépendance des résidents qui influent sur la nature du travail à effectuer.
Peu de leviers pour les directeurs
Les directeurs d’établissements ont ainsi peu de leviers à disposition pour faire face au turn-over de leur personnel soignant. La présence d’un directeur de plus de deux ans et le travail de nuit n’ont pas d’impact sur leur fidélisation. Seules une augmentation des salaires et un renforcement de l’encadrement en personnel semblent être en mesure de réduire la probabilité de départ des salariés. Or, ces mesures nécessitent une hausse de la masse salariale et, par répercussion, des tarifs soins et dépendance des Ehpad. Puisque ces tarifs sont respectivement couverts par l’assurance maladie et en grande partie par les conseils départementaux via le versement de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA), ces mesures induiraient un surcoût pour les finances publiques. Elles semblent néanmoins indispensables compte tenu de l’impact que peut avoir une réduction du turn-over du personnel soignant sur la qualité de la prise en charge des résidents.
Carte d'identité
Titre du rapport. Turnover élevé du personnel soignant dans les Ehpad privés en France : impact de l’environnement local et du salaire
Auteurs et éditeur. Cécile Martin et Mélina Ramos‑Gorand, Économie et Statistique n° 493, Insee, juillet 2017
À télécharger sur www.insee.fr, rubrique Statistiques
Publié dans le magazine Direction[s] N° 157 - octobre 2017