Louis Gallois et Florent Gueguen (Fédération des acteurs de la solidarité)
La crise de 2008 et ses effets récessifs sur l’emploi ont brutalement augmenté le taux de pauvreté. Depuis ce choc, la France n’a pas réussi à réduire la précarité et les inégalités. Avec 14 % de personnes vivant sous le seuil de pauvreté (dont 800000 supplémentaires par rapport à 2007) et 4 millions de personnes mal logées (dont 150000 sont sans abri), c’est tout une partie du pays qui vit en marge de la reprise économique, exclue du marché de l’emploi ou privée d’un logement digne.
À la diversification des publics accueillis dans les dispositifs d’urgence, avec notamment l’augmentation du nombre de jeunes et de familles, s’ajoute une intensification de la pauvreté et une hausse du nombre de personnes qui vivent avec quelques centaines d’euros seulement par mois. Une situation également dégradée par la crise migratoire en Europe et le sous-dimensionnement des capacités d’accueil et d’accompagnement des demandeurs d’asile, renvoyés de ce fait vers l’urgence sociale ou, pire, vers des campements indignes.
Les politiques de solidarité et le modèle social français ont néanmoins joué leur rôle d’amortisseurs pour contenir la précarité (mieux que dans d’autres pays d’Europe) et l’État a renforcé les capacités d’hébergement d’urgence, très souvent dans un contexte de gestion de crise. Mais ces solutions curatives, nécessaires à court terme, ne suffisent pas à redonner des perspectives d’insertion et d’autonomie aux plus en difficulté.
Dans le même temps, l’inquiétude du déclassement et du basculement dans la précarité saisit les classes populaires et moyennes. Elle alimente les discours de stigmatisation des précaires et le rejet des politiques d’assistance. Ce sentiment d’abandon est une menace pour la démocratie et la cohésion sociale : les pouvoirs publics et les associations doivent y répondre par des politiques de solidarité réorientées vers la prévention, un investissement d’avenir qui bénéficient à tous. Laisser la perte d’emploi, de logement ou des problèmes de santé se traduire par un basculement dans la grande pauvreté, c’est laisser dériver des personnes loin de notre société. Et risquer leur exclusion irrémédiable.
Avant de basculer dans la grande pauvreté
Le chômage de longue durée qui touche 2,5 millions de personnes est une matrice majeure de l’exclusion dans le pays. Prévenir la perte d’emploi et lever les difficultés d’accès au marché du travail de ceux qui en sont les plus éloignés suppose un réel investissement dans la formation, avec un droit à l’éducation-formation tout au long de la vie assorti de ressources dès 18 ans, sur la base du compte personnel d’activité (CPA) rattaché à la personne. Atteindre cet objectif passe par un redéploiement massif des crédits de la formation professionnelle en faveur de ceux qui en ont le plus besoin, et un plan pluriannuel pour former 750000 demandeurs d’emploi chaque année. Ce droit à l’éducation-formation doit bien entendu s’appliquer aux 620000 jeunes de 18 à 24 ans sans formation ni diplôme, pour lesquels il faut intervenir rapidement afin de prévenir leur marginalisation. La garantie jeunes, généralisée depuis le 1er janvier dernier, montre que c’est possible [1].
L’insertion par l’activité économique (IAE), qui permet de redonner à chacun une activité, un accompagnement et qui participe au développement économique des territoires, doit également être mobilisée de manière beaucoup plus massive et nous proposons un doublement des postes d’insertion sur les cinq prochaines années (soit 150000 emplois créés) en privilégiant les territoires les plus en difficulté. Les expérimentations concernant les chômeurs de longue durée doivent aussi être encouragées [2]. La prévention suppose enfin d’intervenir auprès des travailleurs pauvres et de tous ceux qui occupent des emplois précaires ou à temps partiel pour qu’ils bénéficient d’une offre de service et d’accompagnement afin de progresser dans l’emploi et de prévenir le risque d’exclusion.
Avant de perdre son logement
La crise du logement, caractérisée par la pénurie de logements accessibles aux ménages modestes, l’embolisation des structures d’hébergement et la progression inquiétante des décisions d’expulsions locatives (132000 en 2016) est un autre facteur majeur de pauvreté dans le pays. Tout doit donc être fait pour que les personnes les plus fragiles puissent être logées et aidées pour rester dans leur appartement en évitant l’endettement locatif. Cette priorité passe par une relance de la production de logements très sociaux. Nous préconisons qu’un tiers des logements produits dans les territoires les plus tendus le soient en « très social ». Mais nous pensons également qu’il est impératif de prévenir la perte du logement par une politique offensive d’encadrement des loyers dans les métropoles, de revalorisation des aides personnalisées au logement (APL) et de création d’une couverture logement universelle assurant les risques d’impayés et ses conséquences tant pour le propriétaire que pour le locataire.
Oser faire valoir ses droits, tous ses droits
La prévention des risques d’exclusion nécessite aussi une politique active d’accès aux droits et de réduction du non-recours qui affaiblit notre système de protection sociale. Trop de personnes en difficulté ne sollicitent pas l’aide sociale et les services d’accompagnement par manque d’information, découragées par la complexité administrative des démarches et des formulaires, mais aussi par crainte d’être stigmatisées. Prévenir l’exclusion c’est d’abord pouvoir accéder à ses droits sociaux. Ainsi, chaque année, ce sont des milliards d’euros qui ne sont pas réclamés par les personnes qui pourraient en bénéficier.
Le recours aux droits sociaux et aux soins doit devenir une grande cause nationale : il doit être mesuré pour chaque grande prestation et faire l’objet de campagnes de communication ciblées. La dématérialisation des démarches, en cours dans les organismes sociaux, est potentiellement un gage de simplification. Mais pour les personnes précaires, le numérique peut constituer un obstacle à l’accès aux droits. Réduire le non-recours suppose donc de lutter contre la fracture numérique en favorisant l’accès à l’outil Internet par l’équipement des structures, la gratuité et l’accompagnement par des intervenants sociaux formés à cet effet. De même, il n’est pas acceptable que des personnes renoncent aux soins en raison de leur coût, des effets de seuil de la CMU-C ou des difficultés d’accès à l’aide médicale d’État (AME). La généralisation effective du tiers payant et la fusion de l’AME dans la CMU-C faciliteraient l’accès aux soins et aux remboursements sans stigmatisation des bénéficiaires.
Et avec un revenu minimum décent ?
Prévenir la grande pauvreté suppose encore de réformer en profondeur les minima sociaux qui souffrent de nombreux dysfonctionnements. Le montant du RSA est trop faible pour éviter le basculement dans la grande pauvreté et la complexité extrême des dix allocations (régies par des montants et des règles de calcul différents) conduit à des iniquités de traitement incompréhensibles pour les personnes. Les lourdeurs administratives de gestion de ces prestations associées à la complexité des démarches alimentent le non-recours et l’illisibilité globale du système.
Dans le prolongement des travaux menés par le député PS Christophe Sirugue, auxquels la Fédération des acteurs de la solidarité a participé, et de la contribution de Terra Nova, nous proposons de garantir le versement d’un minimum décent par la fusion des minima en une allocation unique, de sorte que personne ne vive avec moins de 850 euros par mois. Versée automatiquement sous condition de ressource – ce n’est donc pas un revenu universel [3] –, cette garantie de revenu doit être ouverte dès 18 ans sans discrimination aux jeunes sans ressource ni soutien familial qui sont particulièrement exposés au risque d’exclusion.
Penser cette prévention avec les personnes concernées
Aucune réforme des politiques de solidarité ne peut être engagée sans avoir impliqué au préalable les personnes en situation de précarité à leur définition et conditions de mise en œuvre. C’est pourquoi nous appelons à la généralisation de la participation des usagers dans les organismes sociaux, sanitaires, les collectivités locales et les instances du dialogue social. Le CPA peut nous aider à développer l’implication de tous dans la vie citoyenne, militante et associative en créant des droits individuels permettant de reconnaître la valeur et l’utilité de cet engagement solidaire. Nous portons ces propositions dans le débat public, à l’approche d’échéances électorales majeures, convaincus que l’investissement dans la prévention, pour éviter de basculer dans la pauvreté, est un engagement fédérateur qui bénéficie à toute la société.
[1] Rapport intermédiaire du comité scientifique en charge de l'évaluation de la garantie jeunes, novembre 2016, à consulter sur http://travail-emploi.gouv.fr
[2] Lire Direction[s] n° 149 p.4
[3] Lire Direction[s] n° 143, p. 20
Louis Gallois et Florent Gueguen (Fédération des acteurs de la solidarité)
Carte d’identité
Nom. Louis Gallois
Fonctions actuelles. Président de la Fédération des acteurs de la solidarité (depuis juin 2012), de l’Association de gestion du fonds d’expérimentation territoriale contre le chômage de longue durée et du conseil de surveillance de PSA Groupe depuis 2014.
Parcours. Haut fonctionnaire au Trésor ; président-directeur général de l’Aérospatiale (1992-1996) ; président de la SNCF (1996-2006) ; coprésident, puis président exécutif et administrateur d’EADS (2006-2012), et commissaire général à l’investissement (juin 2012-avril 2014).
Carte d’identité
Nom. Florent Gueguen
Fonction actuelle. Directeur général de la Fédération des acteurs de la solidarité (depuis octobre 2012).
Parcours. Directeur de cabinet de l'adjointe au maire de Paris chargée des affaires sociales (2001-2008); chargé de l’insertion professionnelle, de la lutte contre l’exclusion et de la protection de l’enfance à la mairie de Paris (2008-2012).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 150 - février 2017