La littérature revient régulièrement sur la difficulté de trouver un traitement clinique à la maladie d’Alzheimer. Dans l’attente de réponses efficaces, l’enjeu est de développer des solutions palliatives pour accompagner les personnes qui présentent des troubles du comportement liés à cette pathologie. Sur les quelque 7500 établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) français, trop peu encore disposent de dispositifs adaptés en la matière. Avec des conséquences directes pour le bien-être des résidents, mais aussi celui des équipes. Si la France imagine (très) progressivement de nouveaux moyens d’accompagnement en structure, le modèle québécois, qui compte un temps d’avance, peut s’avérer intéressant afin d’imaginer et développer des solutions concrètes face à cet enjeu de société.
Recrudescence des troubles et manque de dispositifs adaptés
À 16 h 30, une résidente assise dans le hall d’entrée de l’Ehpad, jusqu’alors calme en attendant la collation, commence comme chaque jour à déambuler dans les couloirs. Elle appelle à l’aide, ne sait plus marcher alors que son pas est d’habitude sûr et rythmé. Elle s’agite de plus en plus à mesure que le repas approche et finit par pleurer au moment d’aller au restaurant. Elle ne sait plus où elle est, demande à voir son frère, ses enfants et son père afin de rentrer chez elle. D’autres usagers qui, comme elle, ont un début de démence lié à Alzheimer, décompensent quotidiennement sans que personne n’intervienne. Les professionnels se disent démunis, tributaires d’un environnement qui n’est pas toujours pensé pour accompagner ces résidents. Une scène loin d’être rare dans les Ehpad.
En 2013, en dépit du plan Alzheimer français 2008-2012, seuls 3 % des Ehpad disposaient d’une unité d’hébergement renforcée (UHR) et 15 % d’un pôle d’activités et de soins adaptés (Pasa). Aussi, la proportion des personnes malades augmente-t-elle en établissements d’hébergement sous l’effet de l’alourdissement des pathologies et du maintien à domicile encouragé par les politiques publiques. L’Inspection générale des affaires sociales (Igas) [1] soulignait déjà dans son bilan du plan 2008-2012, que ces structures devaient capitaliser sur les ressources consacrées à l’accompagnement des démences afin de se préparer à la recrudescence de ces problématiques au-delà des unités dédiées. Et de poursuivre les efforts pour développer des dispositifs adaptés sur toutes les unités de nos établissements. En repensant le fonctionnement des Ehpad au-delà même des entités spécialisées, il est toujours question d’anticiper l’aggravation des démences, ce dans la mesure où un accompagnement dès l’apparition des symptômes permet de les affaiblir. Alors que de plus en plus de résidents seront potentiellement sujets à la maladie d’Alzheimer, la nécessité de prendre conscience que les pratiques doivent évoluer dans cette perspective est centrale.
Anticiper les besoins futurs
Au Québec, les bonnes pratiques préconisées par le ministère de la Santé et des Service sociaux à la suite du plan Alzheimer de 2009 ont permis d’apporter une réponse dédiée à la prise en charge de ce qu’ils nomment symptômes comportementaux et psychologiques de la démence (SCPD), ce tant des personnes à domicile que celles accueillies en centres d’hébergement et de soins de longue durée (CHSLD). Ces structures disposent d’unités ordinaires pour tous types de résidents et d’unités spécialisées pour l’accompagnement des malades d’Alzheimer.
Alors que nous devons progressivement anticiper le développement de ces pathologies dans nos Ehpad, le Québec connaît depuis la fin des années 2000 un resserrement des critères d’admission en CHSLD. Sur la grille de cotation de la dépendance qui se rapproche du système de « girage » français, les personnes accueillies sont évaluées en GIR 2 ou 1. Ainsi, une grande partie des résidents sont concernés par les démences rendant nécessaire l’adaptation des pratiques dans l’ensemble de la structure et pas seulement au sein des unités ad hoc. À partir de ce constat qui sera également le nôtre dans les années à venir, l’enjeu est de s’inspirer dès aujourd’hui des évolutions actuelles au Québec.
La visite de six CHSLD a permis d’analyser les solutions apportées par les professionnels du domaine du soin et de l’encadrement et l’influence des pratiques entre services ordinaires et spécialisés. Quatre volets qui participent d’un accompagnement adéquat des résidents présentant des troubles du comportement ont été pris en compte en fonction des recommandations françaises et québécoises en la matière : le levier architectural (éviter les surcharges sensorielles par des couleurs et lumières trop agressives, les fenêtres au bout d’un couloir, les espaces trop étroits…), la gestion des ressources humaines, l’individualisation du suivi du profil résident et les relations avec l’environnement extérieur.
Des solutions concrètes pour repenser nos fonctionnements
De façon globale, il ressort qu’une réelle prise de conscience est à l’œuvre dans ces CHSLD. Ceux-ci ont parfois été repensés dans leur ensemble afin que les unités régulières s’accordent au fonctionnement des unités spécialisées pour qu’il y ait une cohérence dans l’accompagnement des résidents en fonction des troubles. Le bâti a souvent été rénové, les outils cliniques adaptés comme la politique des ressources humaines. Les limites viennent principalement de l’architecture, plus difficile à faire évoluer.
Quatre leviers efficaces observés dans les CHSLD peuvent être mobilisés dans les Ehpad français, qu’ils disposent ou non d’une UHR ou d’un Pasa.
- La logique dite « d’appariement de la clientèle » est une première action concrète à envisager. L’idée est d’organiser l’établissement autour de différents secteurs dédiés à un certain degré de démence. Et ainsi de pouvoir prévenir l’aggravation des symptômes par un accompagnement adapté et d’éviter in fine de « créer une culture où le réflexe est de transférer aisément les personnes dans des unités identifiées à cette fin » [2]. Cela revient concrètement à localiser une aile du bâtiment pour ces résidents tout en veillant à ne pas les exclure du reste de la structure. Il est alors possible d’aménager l’environnement en fonction du profil des personnes pour anticiper les stimuli favorisant la survenance de SCPD. D’autre part, il s’agit de faire fonctionner ces secteurs avec des personnels dédiés en recourant à des compétences spécifiques et à la motivation des agents qui ont l’appétence nécessaire pour assurer un accompagnement individualisé dans le respect de la dignité et de l'intimité des personnes.
- Former et donner la parole aux agents pour stabiliser les équipes est aussi un facteur de réussite. Pour pallier la difficulté d’augmenter les ratios d’encadrement, les établissements québécois imaginent d’autres façons de renforcer les effectifs en misant notamment sur la philosophie du codéveloppement appliquée au personnel soignant. Des temps d’échanges permettent le partage d’expertise sur l’évolution des résidents. Grâce à une logique statutaire moins hiérarchisée et à un management moins vertical qu'en France, il s’agit de promouvoir une logique bottom-up d’évolution des pratiques et d’organisation du travail. Le levier complémentaire consiste à former régulièrement le personnel tout en dégageant le temps nécessaire à l’application des formations pour éviter toute frustration.
- Le développement de l’approche non pharmacologique est également essentiel. Il est question de donner aux professionnels les clés de lecture pour comprendre d’où viennent les phases de démence en fonction de l’histoire de vie du résident. Pourquoi M. X déambule toutes les nuits à la même heure, pourquoi Mme. Y devient agressive lorsque le déjeuner arrive ? Les six CHSLD visités travaillent ainsi dès l’admission des usagers sur leur histoire de vie qui est par ailleurs mise à jour progressivement. Les soignants sont formés parallèlement aux bons réflexes afin d’être en capacité de moduler l’agitation et de diminuer l’anxiété dès l’apparition des symptômes. Des outils pratiques ont parfois été pensés comme l’affichage dans les chambres d’un petit résumé de vie (références au métier, aux passions de la personne selon sa volonté) afin d’entrer facilement en contact avec une résident présentant subitement des SCPD. C’est en outre une des forces du système québécois que d’engager des efforts significatifs pour éviter la médicamentation inutile grâce à des solutions opérationnelles pour aider les agents à comprendre les résidents.
- S’aider de l’extérieur est enfin décisif car toutes les réponses ne se trouvent pas dans nos Ehpad. Solliciter les aidants pour connaître le besoin des personnes accueillies et les raisons pour lesquelles elles sont parfois confrontées à l’apparition de symptômes est nécessaire. Faire appel à des compétences absentes de l’établissement permet aussi de résoudre une situation à laquelle les agents ne sont pas préparés. Renforcer la présence d’équipes mobiles de géronto-psychiatrie sur l’ensemble du territoire ou étendre les missions des équipes spécialisées Alzheimer (ESA) intervenant à domicile aux structures médico-sociales peut être un levier d’action.
Accompagner au-delà de la prise en charge
Ces évolutions posent des questions autour de la place donnée aux malades d’Alzheimer dans nos établissements et l’importance d’adapter nos structures à leurs besoins, et non l’inverse. Sur l’appariement de la clientèle par exemple, le débat reste ouvert : il peut être discutable d’isoler ces résidents car le contact des autres est important pour préserver les capacités sensorielles et le lien social. Il est décisif de s’interroger sur la notion de démence, stigmatisante. L’enjeu est peut-être plus fondamentalement celui de faire évoluer l’imaginaire collectif autour de la condition des malades d’Alzheimer. Claudine Attias-Donfut notait qu’« en ce qui concerne les troubles cognitifs et psychiques du vieillissement, ils sont regroupés et isolés sous la catégorie floue, dénommée de façon savante et pudique maladies de type Alzheimer, auxquelles sont annexés des troubles associés ou autres types de démences séniles. La construction et la manipulation de cette catégorie par les sciences médicales et par les gestionnaires sont révélatrices de ce processus de définition d’une altérité à la bonne vieillesse dans le registre de la pathologie » [3]. Ce travail est en outre celui d’un directeur d’Ehpad et il est décisif en ce qu’il s’agit d’accompagner des personnes et non pas seulement de prendre en charge une maladie. Le choix des actions et peut être plus encore des mots n’est donc pas anodin : il est le révélateur du regard que porte la société sur leurs aînés.
[1] « Évaluation du plan Alzheimer 2008-2012 », rapport Igas, 2013, à consulter sur http://social-sante.gouv.fr
[2] « Symptômes comportementaux et psychologique liés à la démence en soins de longue durée », cadre de référence de la Direction des services des aînés et du soutien à l'autonomie (Dsasa), Centre de santé et de services sociaux-Institut universitaire de gériatrie de Sherbrooke, novembre 2013, à consulter sur www.csss-iugs.ca
[3] « Construction sociale de la dépendance », Claudine Attias-Donfut, n° spécial de Droit sanitaire et social, Sirey, 1997
Chloé Leblond
Carte d'identité
Nom. Chloé Leblond
Fonction. Élève directrice d’établissement sanitaire, social et médico-social (D3S), promotion 2016-2017, École des hautes études en santé publique (EHESP).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 153 - mai 2017