Sur le papier, le dispositif des expérimentations pour l’innovation en santé a de quoi séduire le secteur social et médico-social. Introduit par l’article 51 de la loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pour 2018, l’objectif est alléchant : décloisonner le système et inciter à la coopération en laissant la main aux acteurs du terrain pour soumettre un projet d’expérimentation, d'une durée maximale de cinq ans, sur la pertinence et la qualité de la prise en charge, les parcours des usagers, l’efficience du système de santé ou l’accès aux prises en charge. Et ce, en dérogeant aux règles de financement et d’organisation du secteur. « C’est un changement de paradigme très intéressant. On passe d’une logique descendante à une valorisation des pratiques et des structures », s’enthousiasme Charlotte Lhommedé, cheffe de projet de la fédération Adessadomicile. Trois options s’offrent aux acteurs : répondre à un appel à manifestation d’intérêt (AMI), déposer un projet local auprès des agences régionales de santé (ARS) ou directement auprès de la rapporteure générale du Conseil stratégique de l’innovation en santé pour une expérimentation à visée nationale.
« Faire sauter des verrous »
Une dernière voie empruntée par Adessadomicile qui vient de soumettre son projet de service polyvalent d’aide et de soins à domicile (Spasad) amélioré. « L’article 51 nous permettrait de faire sauter un certain nombre de verrous. Nous proposons un financement forfaitaire avec une enveloppe globale aux services de soins infirmiers à domicile (Ssiad) et d'aide et d'accompagnement à domicile (Saad) pour mettre en place des outils de coordination entre l’aide et le soin. Nous souhaitons aussi une organisation commune pour dégager par exemple des temps de réunion dédiés », détaille Diane Roubinowitz, responsable du pôle Santé et soins de la fédération qui attend désormais une validation des pouvoirs publics.
Un cahier des charges fastidieux
La partie n'est pas gagnée pour autant. « Les projets de nos adhérents ont tous fait à ma connaissance l’objet d’un refus : cahier des charges non respecté, projet de recherche pas assez reproductible… », témoigne Marie Aboussa, directrice du pôle Gestion des organisations de la fédération employeur Nexem qui ne cache pas sa déception. Tout comme Laurie Fradin, conseillère technique de l’Union nationale interfédérale Uniopss : « Il y a un vrai "gap" entre les exigences de l’article 51 et ce que formalisent les acteurs de terrain, qui ont besoin d’être accompagnés sur l’ingénierie. Ils doivent démontrer l’efficience de leur projet avant même qu’il soit mis en œuvre… »
La procédure est jugée trop lourde. Pour voir son dossier examiné, il faut remplir une lettre d’intention ambitieuse puis s’engager dans un long travail d’élaboration du cahier des charges avec l’ARS. « Par rapport à de grands établissements, il est plus difficile pour ceux du champ social et médico-social de monter des projets complexes et de négocier avec d’autres acteurs sans connaître leur mode de fonctionnement », illustre Yannick Le Guen, directeur de la stratégie de l’ARS Ile-de-France. Ce qui fait craindre à Laurie Fradin, « un désenchantement. Que les acteurs baissent les bras, d'autant que les AMI lancés en parallèle renforcent cette perception sanitaire ».
Où sont les ESSMS ?
Les premières données chiffrées appuient la déconvenue du secteur. Selon le bilan dressé en janvier par le Conseil stratégique, chargé du pilotage de la procédure, en 2018, seuls 4% des projets nationaux concernaient le médico-social. Et sur les 374 projets régionaux, moins de 10 % ont été déposés par un établissement et service social et médico-social (ESSMS) contre 48 % dans le sanitaire. « L’article 51 permet d’avoir une vision large de la santé. Nous avons un certain nombre de projets émanant d’un acteur sanitaire qui sont menés en partenariat avec le social et médico-social », tempère Natacha Lemaire, la rapporteure générale. « Il trouve toute sa puissance pour décloisonner les deux champs et permettre à des professionnels de santé, dont des libéraux, de travailler ensemble à la délivrance de soins médicaux dans le cadre d’un parcours pour des personnes accompagnées », abonde Pierre Blaise, directeur du projet régional de santé de l’ARS des Pays de la Loire.
Les deux premières expérimentations ayant eu le feu vert du comité technique national sont de cette veine : la prévention bucco-dentaire des personnes âgées, portée par l’Union française UFSBD, en lien avec une cinquantaine d'établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) et celle instaurant un parcours de soins coordonné pour les enfants protégés, à l’initiative du CHU de Nantes, en partenariat avec des structures de la protection de l’enfance. Des projets qui « peuvent ouvrir la voie à d’autres impliquant les acteurs sociaux et médico-sociaux », espère Laurie Fradin.
Passer à la vitesse supérieure
D'autant que le ministère des Solidarités et de la Santé a souhaité passer à la vitesse supérieure en élargissant le champ des expérimentations via la LFSS pour 2019. « Cette dernière explicite clairement que les dérogations peuvent être organisationnelles et non pas uniquement tarifaires », décrypte Camille Brunat, chargée de mission à la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), assurant que, dès lors, l’instruction de nouveaux dossiers a été permise.
« Pas une modification de grande ampleur, mais plus un signal envoyé aux organisations pour les mobiliser davantage », résume Yannick Le Guen. Sans pour autant lever toutes les barrières sur le terrain : « Nous restons sur notre faim. La double tutelle avec les départements complexifie la donne. Il y a une certaine frustration. L’article 51 ne permet pas d’aller vers la fluidité parfaite des parcours car des enveloppes restent non fongibles », regrette Nathalie Derozier, chargée du dossier à l’ARS Nouvelle-Aquitaine. « Ce n’est pas simple, concède Yannick Le Guen. L’article 51 favorise la coopération d’acteurs avec nécessairement chacun son régime de tarification. C’est à l’administration de se mettre en ordre de marche et nous avons encore beaucoup de travail à faire. Ce qui explique certains délais dans l’examen des dossiers ». De six mois à un an en fonction du projet. Cela nécessite une collaboration étroite avec les départements. « Notre expérimentation d’Ehpad hors les murs a été permise grâce à l’appui des départements qui ont eux aussi autorisé des dérogations. Un bon partenariat est une condition indispensable », illustre Yannick Le Guen.
Une collaboration pointée par le ministère auquel s’ajoute un autre point de vigilance : un manque de clarté sur les critères d’éligibilité des projets des ESSMS qui crispe certains acteurs. En janvier, le Conseil stratégique l’a écrit noir sur blanc : « Des différences d’appréciation et de priorisation peuvent exister entre les différentes ARS, sur certains sujets, en particulier les sujets médico-sociaux ne relevant pas exclusivement du financement par l’assurance maladie. » D'autant que des négociations conventionnelles en cours ou les réformes qui se profilent (tarification, projet de loi Autonomie, transformation de l’offre…) entraînent un certain attentisme du côté des autorités, mais aussi des porteurs de projets.
Confusion sur le terrain
Conséquence : sur le terrain, l’heure est un peu à la cacophonie. Des expérimentations déposées vont suivre naturellement leur chemin dans le cadre de l’article 51, et d’autres quasi identiques rester dans le cadre réglementaire existant. À l'image des projets d'Ehpad hors les murs, nombreux à se développer. « Les deux sont possibles. Des projets de dispositif de soutien à domicile renforcé pour personnes âgées sont traités dans le cadre des appels à projets innovants et d’autres vont l’être dans celui de l’article 51. Cela permet de changer d’échelle, et d’avoir le regard national de l’évaluation », expose Camille Brunat. Dans tous les cas, « les projets sont réorientés vers les dispositifs adéquats », assure Pierre Blaise.
Dans d’autres ARS, c’est aussi un important travail de réingénierie du dossier qui s’engage. « Nous avons des projets qui ne rentrent dans aucune case. Il nous faut donc inventer la dérogation qui va bien pour remplir les critères. En effet, la notion de dérogation au financement est très complexe à s’approprier », témoigne Nathalie Derozier. « Le dispositif n’est pas encore très clair pour tout le monde », concède Natacha Lemaire. Parmi les éléments à clarifier : les « enjeux de reproductibilité ». « À l’issue et après évaluation, l’objectif est que tout ou une partie probante de l’expérimentation soit injectée dans le droit commun », rappelle la rapporteure.
Une nouvelle culture à appréhender
Pour l’an II de l’article 51, le Conseil stratégique entend donc « continuer son effort » de communication et de clarification de la procédure, mais aussi poursuivre la simplification du dispositif. Une nouvelle lettre d’intention « plus accessible » a été diffusée à l’été. « La méthode d’instruction des dossiers locaux a aussi été modifiée. Au niveau national, nous échangeons avec les ARS avant la finalisation du cahier des charges sur une version intermédiaire pour qu’il n’y ait pas deux séquences d’examen des dossiers successives », précise Natacha Lemaire.
Le comité teste aussi une nouvelle approche, baptisée « accélérateur » pour « finaliser le cahier des charges quand le porteur bute sur le mode de financement, ce qui est assez courant », avec des experts du ministère, des représentants des ARS ou de l’assurance maladie… Une vingtaine de projets ont déjà pu en bénéficier.
Prochain chantier, cette fois côté ARS : accentuer l’accompagnement des porteurs de projets. « Bâtir un cahier des charges demande du temps et il y a un réel besoin d’accompagnement des acteurs du terrain dont ce n’est pas le métier premier », souligne Natacha Lemaire. En complément du Fonds pour l’innovation du système de santé (FISS) qui finance l’évaluation et les rémunérations dérogatoires, le Fonds d’intervention régionale (FIR) peut être mobilisé sur l’ingénierie. « Pour l’ARS Nouvelle-Aquitaine, nous avons choisi de verser ces sommes aux porteurs pour recruter des aides pour rédiger le cahier des charges », illustre Nathalie Derozier. D’autres agences ont choisi de s'associer pour lancer un appel d’offres et trouver un cabinet de consultants chargé de cet accompagnement.
L’article 51 entraîne ainsi un important travail de réorganisation dans les ARS pour « être au rendez-vous des nombreuses attentes des acteurs du système de santé », selon le Conseil stratégique. En Ile-de-France, cette transformation s’est traduite par « une nouvelle organisation pluridisciplinaire au sein de l’ARS : une sorte de guichet unique de l’expérimentation qui évite aux acteurs de multiplier les demandes auprès de différents interlocuteurs », explique Yannick Le Guen. Cette acculturation « va être longue », prédit Nathalie Derozier. « C’est nouveau pour nos équipes. Il y a une frustration du côté des acteurs, mais on monte tous en compétences, que ce soit les acteurs nationaux, régionaux
Laura Taillandier
« Pile ce qu'il nous fallait »
Flore Chalayer, conseillère technique auprès de l'Uriopss Auvergne-Rhône-Alpes
« Notre projet de créer un habitat inclusif intersectoriel a germé avant “l’article 51”, en 2017. Les associations de la métropole de Lyon, dans les secteurs du handicap, de la protection de l’enfance, de la lutte contre l’exclusion et des personnes âgées, faisaient état du même problème d’habitat accompagné sur les périodes de transition pour des personnes en besoin d’autonomie et nécessitant un fort encadrement. Notre idée ? Mixer les publics qui émargent des dispositifs existants et mutualiser les ressources des associations. Mais nous nous heurtions à la rigidité de la réglementation en matière d’agrément et d’habilitation. C’est là que nous avons tiqué : l’article 51 qui prône le décloisonnement était pile ce qu’il nous fallait. Il nous permettrait de lever ces freins réglementaires ou financiers avec la mutualisation des aides sociales et la fongibilité de l’allocation personnalisée d’autonomie (APA) et de la prestation de compensation du handicap (PCH). Après avoir mûri le projet, nous redéposons le projet auprès de l’ARS pour disposer d’un financement de son ingénierie. »
Repères
- 37 % des projets régionaux ont ciblé en 2018 les personnes atteintes de maladies chroniques, 15 % les personnes âgées, 8 % les personnes en situation de handicap, 6 % les jeunes.
- 14% des projets nationaux ont été formalisés par des associations, 12 % des entreprises et 8 % des établissements de santé.
- 20 millions d'euros, c'est le montant du FISS en 2018, il est de 30 millions d'euros en 2019.
Pour aller plus loin
- Décret n° 2018-125 du 21 février 2018
- Circulaire n° SG/2018/106 du 13 avril 2018 et sa foire aux questions en annexe
- Modèles de lettres d'intention et de cahiers des charges types, liens pour déposer son projet national ou régional et fiches pratiques sur Guide méthodologique de l’évaluation des projets sur https://solidarites-sante.gouv.fr
Publié dans le magazine Direction[s] N° 178 - septembre 2019