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Entretien avec Cynthia Fleury
« Revaloriser la solidarité est la condition de notre résilience »

06/05/2020

Pour la philosophe et psychanalyste Cynthia Fleury, la pandémie de coronavirus peut être une occasion de freiner la déstructuration des services publics sanitaires et sociaux. Et de rendre indivisibles État de droit et État social en revalorisant les métiers de la solidarité. Des « irremplaçables » qui doivent enfin être écoutés ou sévir, car le tournant social du gouvernement ne saurait être seulement sémantique.

L’épidémie de Covid 19, qui a mis en lumière l’engagement des soignants mais aussi des personnels sociaux et médico-sociaux, laisse-t-elle présager un « après » où ces métiers souvent précaires, peu qualifiés, féminisés… seront reconnus à la hauteur de leur utilité sociale ?

Cynthia Fleury. Cette crise sanitaire a permis une prise de conscience plus forte de la valeur de ces métiers. Du moins médiatiquement, car dans la vie réelle, si chacun sait que ces professionnels sont fondamentaux, ils n’en sont pas pour autant valorisés. La valorisation de ce type de métiers reste en effet un choix politique et sociétal. Il n’est nullement spontané. Donc, hélas, ce n’est pas parce que la conscientisation a été plus importante cette fois-ci qu’elle sera durable… Néanmoins, il y a là une occasion nationale et internationale de faire pression sur les États et les marchés pour que la politique de déstructuration des services publics sociaux et sanitaires se calme. En effet, nous vivons enfin de façon très concrète l’impact délétère, sur nos vies quotidiennes, de ces choix néolibéraux qui ont produit la dépendance de secteurs vitaux entiers envers des pays tiers qui, bien sûr, lors d’une crise systémique ne peuvent nullement assurer leur contrat. Le médecin et homme politique allemand Rudolf Virchow, qui a été pionnier dans la désignation de la médecine comme science sociale, a parfaitement résumé la situation dans son rapport sur l’épidémie de typhus de 1848 ou dans sa proposition de réforme médicale : les causes d’une épidémie sont autant sociales et politiques que biologiques, et les réformes sociopolitiques sont plus efficaces que toute intervention médicale dans la lutte contre une épidémie. Ce qui est certain, c’est que le pays entrera dans une récession économique considérable si nous ne faisons pas preuve, au moins au niveau européen, d’une solidarité budgétaire inédite. La revalorisation politique et économique de la solidarité est la condition de notre résilience.

Les soignants et plus globalement les personnes assurant des activités essentielles sont présentées comme des « soldats » « au front », « en première ligne » de ce combat contre le coronavirus. Quel regard portez-vous sur cette sémantique guerrière appliquée aux métiers du lien et du soin ?

C. F. La thématique guerrière est inappropriée, même si on peut comprendre que le chef de l’État est allé chercher dans l’inconscient collectif des représentations classiques du danger et du réel de la mort, comme une guerre. Mais la lutte contre cette épidémie demande précisément des valeurs opposées à celles qui ont été prônées dans les conflits belliqueux : il nous faut de la transparence dans l’information publique et scientifique, un partage total des savoirs, des modélisations communes, des équipements, une coopération, de la coordination… Bref, une entente et une alliance, y compris mondiale. Par ailleurs, le virus n’est pas un corps étranger : il est en lien avec les activités humaines, et notamment le non-respect de règles sanitaires sur tel ou tel marché asiatique. Ensuite, la crise se propage parce que nous avons notamment par nos traités d’échanges commerciaux fait sauter toutes les digues pouvant contrôler les flux de la mondialisation. La dimension symptomatique de cette crise est d’abord sanitaire, mais ses causes sont bien multifactorielles.

La mobilisation et l’engagement des professionnels ont été rendus plus visibles. Un engagement dont ils faisaient déjà preuve, tout en alertant de longue date sur leurs difficultés et besoins. N’est-ce pas risqué de tout miser sur leur vocation et leur sens du devoir ? Toute action courageuse ne nécessite-t-elle pas en retour reconnaissance et rétribution, au risque sinon de générer colère, ressentiment et désunion ?

C. F. La gageure et l’honneur de l’avènement de l’État social ont été justement de politiser la question sociale, et non de la faire reposer sur les bonnes volontés sacrificielles et philanthropiques des uns et des autres. Donc, l’engagement est absolument irréductible. Mais le devoir d’un État de droit est d’assurer les conditions de sa durabilité, de sa viabilité, de son efficacité, autrement dit de produire collectivement des conditions de possibilité de son émergence et de son maintien. Notre engagement est éthique, mais il a une obligation d’efficacité et il doit pouvoir rendre des comptes. Autrement dit, il relève de la puissance publique et du droit de tout citoyen de bénéficier d’un accès à la santé digne de ce nom. Or, nous voyons bien que l’État gestionnaire, uniquement réactif dans ses actions, voulant toujours couper les budgets sans interroger assez le temps long, est défaillant, que sa conception de la « vie bonne » ou de l’intérêt général (ce qui est désormais assez indivisible), ne peut pas s’assimiler à un luxe ou un coût, mais possède une dimension stratégique majeure d’investissement pour la paix, la santé des peuples au sens large.

Manque de protections, décès dans les établissements, travail dans l’incertitude, l’urgence… Comment les professionnels pourront-ils s’en remettre, individuellement et collectivement ? L’éthique ou la philosophie, peuvent-elle être des soutiens ?

C. F. Le déconfinement va être compliqué car il ne sera nullement « radical » dans son processus. Il aura des allures de « rétablissement » thérapeutique, avec des faux départs selon que vous soyez tel ou tel individu, des disjonctions temporelles, des conséquences en termes de perte de chances pour les personnes souffrant de maladies chroniques. La détresse socio-économique peut être forte et déclencher de véritables effondrements psychiques, et tout bonnement très « matériels ». Nous vivons dans des sociétés où la mort socio-économique est aussi délétère que la mort biologique. Il va donc falloir veiller à ce que l’élan solidaire se maintienne et surtout s’incarne, qu’il quitte la simple déclaration éthique pour la mise en place de pratiques, d’usages, de règles nouvelles jurisprudentielles permettant de répondre à la spécificité des vulnérabilités de chacun.

Le confinement de la population a mis brutalement, crûment, en lumière les difficultés spécifiques des plus vulnérables. Donc les inégalités et fractures de notre société, les angles morts, les défaillances des politiques sanitaires et sociales. Quelles leçons en tirer pour notre démocratie ?

C. F. Angoisse, stress, comportement de colère, d’évitement, peur de l’infection, de contaminer ses proches, incapacité de gérer l’ennui ou la frustration, intolérance à l’incertitude, confusion anxiogène face à la saturation des informations, sentiment d’isolement, d’abandon, faille dans la confiance biologique… La revue de littérature décrit quantité d’effets négatifs psychologiques liés au confinement. Ces effets peuvent être renforcés en fonction des vulnérabilités initiales (handicap, dépendance, maladies chroniques, immunodéficience, addictions, maltraitances des femmes et des enfants, troubles psychotiques, autisme, précarisation socio-économique, etc.).

La première leçon est de rendre indivisible l’État de droit de l’État social, de comprendre que sans moyens économiques, sans revalorisation des métiers et des services assurant la solidarité, nous perdons nos droits. Nous n’avons plus les moyens d’assurer le déclaratif de nos droits. Ils deviennent purement théoriques. Le confinement est un exemple assez archétypal de cela : nous nous sommes retrouvés privés de la liberté fondamentale d’aller et de venir parce que l’État n’a certes pas su anticiper, et n’a pas su, non plus, par la suite corriger cette erreur de non-anticipation : manque de masques, de tests, de respirateurs, d’équipements multiples nous permettant d’éviter la saturation des services d’urgence et de réanimation. Certes, ce virus est inconnu, et les formes sévères sont complexes. Il n’en demeure pas moins que sa létalité est faible et que nous mettons la France, à plus ou moins long terme, dans une situation d’endettement collectif absolument mortifère pour une grande partie d’entre nous, précisément parce que nous n’avons pas les moyens matériels de « cohabiter » avec le virus.

Cette crise est-elle l'occasion de sortir d’une forme de déni de notre mortalité dans une société portant un culte à la performance et à la jeunesse ? De rappeler, individuellement et collectivement, notre vulnérabilité et donc humanité ?

C. F. Certes, nous redécouvrons la vulnérabilité ontologique et naturelle des êtres humains, nous sommes vulnérables face à la maladie. Mais encore une fois, nous n’avons pas fait prioritairement l’expérience de cette vulnérabilité ontologique. Peut-être la ferons-nous un jour, et ce sera terrible. Mais là, nous avons surtout fait l’expérience de notre incurie, de notre orgueil, de notre bêtise, de notre déni, de notre absence de vision politique, d’avoir poussé à bout une logique de court-termisme et de dumping social.

Si le soin est consubstantiel de l’État de droit et que prendre soin c'est reconnaître la dignité de l’autre, à quelles conditions peut-elle être un tournant positif pour notre démocratie ?

C. F. Cette crise rappelle la valeur incommensurable du capital social français, sa qualité, sa compétence, son engagement, sa ferveur, sa détermination alors même que l’État est défaillant dans ses moyens. Aucun des soignants n’a failli, aucun ! Sans parler de tous ceux qui ont assumé leur part de « soin » en consolidant les liens de proximité, alors qu’ils étaient eux aussi mal protégés. La valeur de ces hommes est une richesse absolue pour tout État de droit. J’avais évoqué le terme d’irremplaçabilité pour définir leur action. Maintenant, ces irremplaçables doivent être écoutés ou sévir. Le tournant social du gouvernement ne peut se satisfaire d’être seulement sémantique.

Les acteurs et citoyens se mobilisent, initient des actions solidaires, coopèrent, sortent du cadre… Comment favoriser la pérennité et l’essaimage de ces actions notamment pour construire le monde d’après ?

C. F. La sublimation reste l’unique manière de traverser une crise de cette ampleur, autrement dit de saisir l’occasion pour créer, inventer, ne pas répéter névrotiquement les mêmes erreurs, redevenir agents de nos vies, se réapproprier le sens de l’Histoire. Si nous n’en faisons pas une occasion éthique et épistémologique, nous allons fabriquer les sentiers du ressentiment.

Propos recueillis par Noémie Gilliotte

Carte d'identité

Nom. Fleury

Prénom. Cynthia

Fonctions actuelles. Philosophe et psychanalyste, professeur titulaire de la chaire Humanités et Santé au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), et de la chaire de philosophie à l'hôpital au GHU Paris psychiatrie & neurosciences.

Dernières publicationsRépétition générale, coll. Tracts de crise n° 03, Gallimard, 2020 ; Le Soin est un humanisme, Gallimard, coll. Tracts n° 6, 2019.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 186 - mai 2020





Derniers Commentaires

PHILIPPE GABERAN

Inscrit le 18/05/2020
lundi 18 mai 2020 14:49

Merci à Cynthia Fleury,

Je retiens deux axes de réflexion parmi tant d'autres évoqués dans cette contribution :

  1. celui d'une 'transparence de l'information" évoquée par l'auteure; laquelle transparence exige, de manière nécessaire et urgente, une formation à l'information qu'elle soit généraliste ou scientifique. 
  2. celui d'un nécessaire retour au "temps long" pour ce qui concerne les métiers de l'humain, c'est-à-dire ceux du soin, de l'éducation et de la solidarité.

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