Ils sont nombreux les Français, des millions sans doute à célébrer de leurs balcons et fenêtres chaque soir à 20 heures, les personnels soignants, saluant leur courage, leur abnégation, leur professionnalisme, largement relayés par les médias. Autant de témoins, de tous âges, réunis quotidiennement dans un hommage citoyen, solidaire et fraternel... Sans doute également dans une forme de catharsis, de sublimation de la peur assimilable à celle observée lors des attentats de 2015. « J’ai embrassé un flic » chanta alors Renaud...
Et de béatifier l’aide soignante ou l’AMP, hier potentiellement « maltraitantes », d’hypermédiatiser les équipes ayant fait le choix de se confiner avec leurs résidents.
Occasion également d’enfin lever le voile sur les métiers du domicile, éternels parents pauvres du secteur et variable d’ajustement des statistiques du chômage, mais désormais ultime rempart contre l’isolement et l’oubli.
A l’heure du déconfinement la question se pose de ce qui demeurera de ce bel élan populaire, opportunément relayé par l’ensemble de la classe politique et quelques « people », lorsqu’il sera l’heure de traduire en remèdes ce qui a été révélé des conditions de travail, de rémunération des personnels des hôpitaux, des Ehpad et de tous ces acteurs de l’ombre éternels oubliés du progrès social. Oubliés à ce point que l’on ose aujourd’hui élégamment se questionner sur l’attractivité de ces métiers dont on lamine depuis deux décennies les conditions de travail, le pouvoir d’achat et l’image sociétale, jusqu’à reléguer la France aux derniers rangs des classements européens de l’OCDE.
Car c’est bien des mêmes hommes et femmes dont on parle, de leurs nuits de travail, de leurs horaires coupés, de leurs temps partiels subis, de leurs TMS et Risques Psycho Sociaux (RPS), de leurs salaires dits conventionnels qui les relèguent parfois au rang des salariés pauvres.
Alors comment en sommes nous arrivés là ?
On se gardera bien de désigner un « responsable ou un coupable » (sic) tant il est question d’une cohorte de déterminants au premier rang desquels un « techno pouvoir » déconnecté des réalités souvent qualifiées avec un certain mépris « de terrain », et obsédé par une vision productiviste de la santé et du social au sein desquels les principes managériaux industriels pourraient aisément se décliner.
Que penser des organisations syndicales de salariés, prisonnières de leurs postures interprofessionnelles et dans l’incapacité de mobiliser des professionnels dispersés au sein de 40000 structures, parfois de très petite taille ?
Que comprendre des stratégies des fédérations d’employeurs de la branche, empêtrées dans leurs calculs politiques de représentativité et d’alliances, qui se prévalent de hautes valeurs humanistes mais oublient ceux qui les produisent au quotidien, sauf à vanter cyniquement la valeur d’un supposé « salaire émotionnel » lié aux gratifications recueillies dans l’exercice de leurs fonctions ?
Alors, le jour d’après ?
Le pessimiste dira : « ça ne pourra pas être pire... » - L’optimiste répondra : « mais si ! » (1). La ministre du Travail Muiel Pénicaud nous assure qu’elle va engager une concertation avec les partenaires sociaux en vue de la revalorisation des carrières santé / social. Dont acte. La prime de 1500 euros (qui exclue encore les professionnels du domicile) n’y suffira pas. La réforme devra être profonde, structurelle, et les partenaires sociaux ne devront pas tarder à « prendre l’aspiration » du souffle populaire qui pourrait vitre décroitre.
Une réforme qui devra se traduire budgétairement au sein de l’Ondam car tout effort salarial ne pourra se concevoir sans traduction « mécanique » sur des établissements et services engagés dans des contractualisations pluriannuelles de moyens verrouillés.
Fondamentalement, l’attractivité des métiers tient certes à l’image qu’ils renvoient dans la société, l’opinion, mais également dans une juste reconnaissance consubstantielle par la rémunération de la qualification et de ses risques. Les acteurs du secteur sont désormais comptables de cette perspective de correction, de justice et de progrès.
Pour que l’amnésie ne triomphe pas de cette exceptionnelle traduction des valeurs individuelles et collectives qui animent les professionnels de nos secteurs. Alors on ne s’embrasse plus, même pas les soignants, mais tentons de ne pas avoir la mémoire courte.
1) J. D. Michel, anthropologue
Philippe Gaudon, président délégué général d'Efects