Qui aurait pu prévoir qu’une chauve-souris, un pangolin ou peut-être une autre espèce malade en Chine entraînerait quatre mois plus tard la panique de clients vidant des supermarchés en France, une chute historique de la bourse, une crise économique mondiale sans précédent et, bien sûr, des dizaines de milliers de morts dans le monde ?
Une forme de contrôle combinant régulations d'erreurs et improvisation de solutions
Un choc est traumatisant parce qu’il n’est pas attendu ou pas anticipé : pourquoi prévoir ce que nous n’avons jamais connu ? C’est justement pour faire face à l’inattendu que les services et les établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux ont besoin d’une solide résilience organisationnelle pour continuer de fonctionner.
La résilience est une forme de contrôle combinant régulations d'erreurs et improvisation de solutions pour affronter une situation dans laquelle tout ce qui est habituellement prioritaire disparaît[1]. Par exemple, la déambulation en sécurité et l’accompagnement non médicamenteux des personnes désorientées laissent place au confinement et aux soins infirmiers. C’est justement parce que les équipes adaptent leurs pratiques que l’organisation assure sa survie et préserve sa raison d’être du mieux possible. Sans cette résilience, les dirigeants, les soignants et autres personnels ne peuvent pas se mettre d'accord sur les actions à mettre en œuvre, s'engager et agir. Sans résilience, les équipes ne peuvent pas résister aux chocs.
Quel est le rôle de la résilience organisationnelle lors d’une crise sanitaire comme celle que nous traversons ? Elle permet à chaque service et établissement, et nous pensons ici particulièrement aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), de ne pas s’effondrer en raison de pratiques inadaptées. Au contraire, les professionnels, engagés dans des mouvements sociaux il y a encore deux mois, font preuve depuis le premier jour d’une solidarité, d’une mobilisation et d’un engagement sans faille pour affronter la pandémie. Chacun perçoit la nécessité de renforcer son propre leadership, de changer radicalement les pratiques, de remettre en question les routines, par exemple en se confinant avec les résidents. Les autorités de tutelle, les personnels de terrain et de direction interagissent davantage pour assurer des prises en charge de qualité en dépit des circonstances. Ils agissent avant tout pour les personnes accueillies, mais également les proches, leurs collègues, etc. Ils enchaînent les heures de travail et le paient parfois de leur vie. Ajoutons à cela que la combinaison inédite de différentes compétences a déjà permis de trouver des solutions inédites à des problèmes inédits : masques de plongée transformés en masques pour respirateur grâce à l’aide du fabricant et d’ingénieurs, masques en tissus lavables et réutilisables fabriqués par des PME qui convertissent leur outil de production, etc. La solidarité, la mobilisation, l’engagement et la créativité à l’œuvre aujourd’hui sont des facteurs majeurs de résilience.
Résilience et sens au travail sont liés
Sans résilience, il ne peut pas y avoir de construction de sens et sans construction de sens, la survie de l'organisation (et du système de santé tel que nous le connaissons) serait remise en question. Les individus bâtissent en ce moment leur propre réalité de la crise à partir des situations vécues et partagées au sein des équipes. Cette construction de sens s’effectue en continu, elle évolue en fonction du contexte, des personnes et, surtout, elle est rétrospective. Les personnels actuellement auprès des plus fragiles analysent et continueront d’analyser leurs actions après la fin de cette crise sanitaire. Ils repenseront aux événements auxquels ils ont été confrontés, aux règles imposées, aux moyens alloués, aux discours prononcés, aux choix effectués, etc.
Cette construction de sens commence déjà, et contribuera demain plus encore, à créer l’environnement qui deviendra la réalité́ dans laquelle les professionnels du secteur décideront et agiront.
Les services et les établissements font preuve aujourd’hui d’une importante résilience organisationnelle compte tenu des tensions sociales et économiques à l’œuvre depuis longtemps dans le secteur. Reste maintenant à assurer la pérennité de cette résilience en interrogeant non pas les responsabilités des politiques, mais plutôt une manière de penser qui privilégie le court terme et la relation simple de cause à effet, au détriment du long terme et des effets systémiques des phénomènes et des décisions. Il ne s’agit pas d’opposer l’un à l’autre, mais de combiner les deux tant sur le plan des décisions politiques que sur le plan des décisions opérationnelles, au sein des services et des établissements.
Comment imaginer que les professionnels qui exercent en Ehpad créent du sens dans leur établissement et donnent du sens à leur activité si l’attention reste focalisée sur les résultats immédiats (ce qui est directement financé par la tutelle) et quasiment jamais sur la création de potentiel à long terme, comme l’amélioration de la bientraitance, la qualité de vie des personnels et, désormais également, la fiabilité en temps de crise ?
[1] Weick K.E., Sutcliffe K.M. (2011). Managing the Unexpected : Resilient Performance in an Age of Uncertainty, second revised edition, Jossey-Bass : San Francisco.
Noémie Gilliotte
Carte d’identité
NOM. Bertezene
Prénom. Sandra
Fonctions actuelles. Professeur titulaire de la chaire de Gestion des services de santé du Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), directrice de l’équipe Santé & Solidarité ; membre du Réseau de recherche Économie internationale de la longévité ; vice-présidente du Réseau Intelligence de la complexité et de l’Association pour la pensée complexe (APC), fondée par Edgar Morin.
Publications. Un tour du monde des innovations en faveur des personnes âgées, Éditions Le Manuscrit, avril 2020 ; Guider la raison qui nous guide, avec David Vallat, Éditions EMS, septembre 2019.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 186 - mai 2020