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Tribune de Dominique Villa
« QVT : la fragile quadrature des cercles »

01/07/2020

Pour Dominique Villa, en matière de qualité de vie au travail (QVT) dans le secteur, il est difficile de mettre les intentions en actions du fait de nombreux freins. Pourtant, les enjeux de pénibilité et de reconnaissance sont majeurs, en particulier à la sortie de la crise sanitaire. À défaut de recette miracle, il est possible de miser sur l’autonomie et la coopération.

Inutile de faire le tour des propriétaires pour produire le constat qu’il devient ardu, pour les organisations du secteur sanitaire, social et médico-social, de mettre en phase, au quotidien, leurs bonnes intentions avec leurs actes managériaux. L’atteinte des objectifs de qualité de vie au travail (QVT), de protection de la santé des équipes et de reconnaissance professionnelle s’éloigne des ambitions initiales, voire devient irréaliste. Ce n’est pas par manque de volonté, et rarement par manque d’initiatives. Si les managers des établissements et services ne parviennent plus à rendre crédibles leurs projets sociaux et solidaires, les causes en sont multiples.

Victimes collatérales

Les relations avec les financeurs, qui portent aussi la double et malheureuse casquette de décideurs, reflètent l’absence de soutien apporté aux organisations dans leurs demandes d’appui technique ou financier, et le peu de compréhension par les premiers de leur situation ou de leur fonctionnement. Ces difficultés sont renforcées par des injonctions concernant les prises en charge, les économies à faire, qui affectent les capacités des structures à répondre à la commande publique de façon honorable. Quand l’injonction devient paradoxale, les « organismes de tutelle » se dévoilent quelquefois dans toutes leurs impudeurs : réglementaires, administratives et procédurières. Et ce sont, irrémédiablement, les établissements et services qui se retrouvent nus. Un exemple ? Considérer que les financements alloués aux structures d’aide à domicile pour accompagner les plus fragiles sont des subventions. Ce qui les place en quémandeurs et non en partenaires et, lors du dialogue de gestion, autorise le financeur à ne pas reconnaître les coûts réels du service…
Cette relation d’inconfort permanent parasite, amplifie et fait muter, de façon processionnaire, les liens noués avec les autres interlocuteurs : les bénéficiaires et leurs familles, les prescripteurs, les services partenaires et les salariés ou futurs collaborateurs. C’est pour cela que les métiers de l’aide, de l’entraide et de la solidarité sont connotés négativement. Il est très fréquent que l’intervenante soit désignée comme la femme de ménage dans les discours politiques et dans les domiciles. Des éléments de langage qui sont ensuite repris par la presse. Même la mise en valeur des acteurs apparaît souvent maladroite ou empruntée, comme si l’ancrage du manque de reconnaissance était une fatalité difficile à relever.
Ce qui, au fil du temps, mène la filière sociale et médico-sociale dans une impasse : de plus en plus besoin de professionnels et de moins en moins de postulants ; de plus en plus besoin de candidats qualifiés et une pénurie de ressources humaines adaptées ; de plus en plus de volonté de fidéliser et de moins en moins de possibilités pour le faire (accidentologie et absentéisme en hausse, turn-over fracassant, absence de perspectives, de soutiens effectifs, isolement…). Le secteur présente une moyenne d’âge de cinq ans supérieure aux autres et 50 % du personnel a 50 ans ou plus. On pourrait y ajouter que certains métiers sont souvent des choix de deuxième partie de carrière. D’où une surexposition aux risques dans les trois familles de contraintes : la pénibilité physique, la charge mentale et émotionnelle et la rigidité des fonctionnements organisationnels. Et tout cela tourne en rond, vicieusement, insidieusement et méchamment.

Des métiers de funambules

Si ce n’est pas rendu plus cruel, pour l’instant, c’est que les vertus de l’économie sociale et solidaire (ESS) permettent d’amortir les bosses et de réduire les obstacles. Ce matelas aux ressorts usés est fait des joies de la relation de proximité amenant à des phénomènes d’inclusion, valant autant pour le bénéficiaire que pour les intervenants. En outre, la qualité de la relation aidant-aidé apporte des équilibres à chacun car elle est exprimée dans le don des contributions réciproques (j’évite ici le terme besoin). Le lit est recouvert du drap de l’accompagnement social ouvrant à l’épanouissement de la vie, voire à son accomplissement. C’est un drap de belle étoffe, qui ne mérite pas d’être changé tous les jours car il se régénère à l’amplitude et à la vertu des liens. Quand la tâche devient un acte d’entraide, cela donne, bien sûr, un autre regard sur celle-ci. C’est dans le partage de ces temps ensemble que la balance offre des équilibres. C’est pour cela que les métiers de l’aide et de l’entraide sont des missions de funambules car l’ajustement est permanent. L’adaptation est le point de réussite et de convergence des ressources autour de la personne fragile. C’est ce travail-là qui préserve de la majuscule défaite amenant aux vices des cercles. Il est d’une délicatesse qu’aucun financeur, décideur ou prescripteur ne peut comprendre car il n’est pas défini par la norme. C’et ce travail-là qui doit être observé pour redéfinir les enjeux de nouvelles collaborations. C’est cette dentelle qui doit être protégée par l’« Unesco du social et du médico-social ». L’établissement l’inscrit dans son patrimoine à travers l’acculturation. Laquelle passe par le projet de service et les références associatives (les valeurs ?). Elle chemine par la transmission des pratiques les mieux adaptées (bonnes ou non). Elle visite l’histoire et la mémoire pour évoquer les communautés, de sens, de dialogue et de collaboration. Ce qui permet, actuellement, de « circulariser » le « travailler ensemble » et d’amortir les chocs engendrés par l’apathie de tant de ressorts fatigués.

Le terreau des possibles bonheurs

Si tout n’est pas « pourri au royaume du Danemark » (dixit Hamlet), il convient de séparer le bon grain de l’ivraie. Pour imaginer l’harmonie amenant à une culture de la QVT, il est essentiel de conserver le patrimoine culturel et référentiel de l’organisation. C’est le terreau des possibles bonheurs. Il amène les acteurs à penser l’action et le futur collectivement. En interne, inutile de s’éterniser sur les constats, ils sont partagés intimement par les professionnels. Il est primordial de les avoir en tête pour aborder une phase de reconquête.
Les propos qui suivent n’indiquent aucune recette miracle et ne s’appuient pas sur la littérature mais sur des expériences, réussies ou en cours de réussite. Il n’y a pas de recette, mais il y a des chemins.
Comment la structure saura-t-elle qu’elle est dans un système qui tourne rond ? À chacun ses critères et ses objectifs. Pour autant, ils ne sont pas si nombreux. Par exemple, l’attractivité du service. Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? Pourquoi ce métier plutôt qu’un autre ? Comment donner envie de venir ? Cela passe par différentes artères : l’image de l’établissement (qualité de l’intervention, innovation, prévention, QVT, ambiance, positionnement politique ou stratégique…) ; ce que renvoient ou disent les professionnels vers l’extérieur (parrainage naturel, sentiment d’appartenance, santé économique, confiance, droit à l’erreur, à l’initiative et à la parole, qualité du dialogue social…) ; les perspectives imaginables ou réelles (vers quels destins professionnels ? quelles sont les possibilités de formation ? comment faire rêver ? quelles sont les fonctions possibles et atteignables ? quelles sont les nouvelles missions amenant innovation et imagination ?) ; les réponses aux demandes de soutien (dans une situation complexe, dans un moment personnel, dans la compréhension des difficultés, dans la réactivité) ; la transparence des actions et de la communication (d’où la réduction des filtres et un beau travail autour de l’interprétation), le niveau de concertation et la place du curseur sur cet item. Il est possible d’en trouver d’autres, qui ciblent d’autant mieux les besoins qu’ils correspondent à l’ADN de l’organisation. La pondération des critères doit être partagée entre collaborateurs. Elle est importante car ils sont aussi choisis en fonction des possibilités internes, de l’influence du service à l’extérieur, de l’environnement réglementaire… Un bon SWOT [1] peut faciliter le choix et l’ordre des priorités.
Autre point de vigilance, la fidélisation des collaborateurs. Difficile de laisser échapper un élément qui permet d’être aussi facilement mesurable. On peut se cacher derrière son petit doigt, la fidélisation reste une prime indéniable qui ne doit rien au hasard. Elle se conçoit avec un regard circulaire : à qui, à quoi, comment, pourquoi ? quels facteurs clés de réussite ? quelles contraintes fortes empêchent de « conserver » ses ressources les plus précieuses ? Le turn-over vient autant de la santé physique que de l’aspect psychologique. Là aussi, des leviers sont actionnables pour améliorer, au fil de l’eau, des indicateurs dégradés. Il est probablement payant de passer du temps à l’acculturation au moindre risque. L’attention portée à la prévention de la santé des équipes est autant un message que des actes, une marque de reconnaissance forte et contagieuse. Donner de l’autonomie par la subsidiarité, équilibrer vie pro et vie perso, apporter un soutien permanent et désintéressé, ouvrir des temps de concertation, reconnaître la pénibilité des missions, agir sur l’exposition aux risques et sur la protection… sont des pistes qui transforment positivement si elles sont enchevêtrées sans être décousues.

La voie royale de la coopération

Enfin, il s’agit de préférer la coopération à la coordination. Si cette dernière est la porte d’entrée pour bien partager (l’information, le temps, la vision, les problèmes, le « qui fait quoi »), la coopération est la voie royale de notre symbolique des cercles. Dans la fameuse roue de Deming, oublions l’amélioration continue, évoquons des pistes renversantes : formation permanente pour tous, renversement des barrières entre services, suppression des obstacles qui empêchent les collaborateurs d’être fiers de leur travail et concentration de tous les efforts sur la transformation. La coopération représente la conjugaison des réponses poussant à la vertu des cercles. Elle s’oppose aux organisations bureaucratiques pour rechercher, dans une saine confrontation des acteurs, une solution négociée acceptable par eux.
Finalement, se donner les moyens d’être attractif, de faire envie, d’être transparent et attentionné pour fidéliser ; multiplier les signes de reconnaissance ; inciter à la générosité, au don, à l’altruisme ; intégrer, en permanence, le souci de l’autre, c’est autant du management que de la vie en société. Le chemin pour être vertueux est d’autant plus séduisant qu’il est parcouru en bonne compagnie avec de bonnes intentions. On ne vit pas dans un contexte de travail, on cherche à créer du contexte pour y vivre bien !

[1] SWOT (Strengths-weaknesses-opportunities-threats) est un outil d’analyse, qui s’appuie sur les « forces-faiblesses-opportunités-menaces ».

Dominique Villa

Carte d'identité

Nom. Dominique Villa
Fonction. Directeur général de l’association Aid’Aisne ; vice-président de l’Union nationale de l’aide aux domiciles (UNA) Hauts-de-France ; administrateur référent Aide à domicile de l’Union régionale interfédérale des organismes privés sanitaires et sociaux (Uriopss) Hauts-de-France.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 188 - juillet 2020






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