La construction de l’offre d’accueil et d’accompagnement dans le champ social et médico-social est une histoire de rencontres : celle de l’expression des besoins des personnes, relayée et transformée en proposition de réponse des organisations gestionnaires d’établissements et de services ; mais aussi la rencontre de ces propositions avec les priorités des institutions organisatrices de l’offre à une échelle départementale ou régionale. Les interactions sont donc le moteur de cette création : chacune des parties possède une légitimité à agir, chacune des parties possède des contraintes à respecter. L’objectif est de créer les équilibres. La liberté associative a souvent permis d’expérimenter des prises en charge face à l’absence de réponses adaptées existantes, et ces initiatives, lorsqu’elles sont concluantes, se voient progressivement auréolées du qualificatif d'« expériences innovantes », d'« actions inspirantes », dont les pouvoirs publics sont friands au moment où l’amplification des besoins nécessite un élargissement de l’offre. Celui-ci est encouragé dans le cadre des statuts d’établissements et de services existants, dans des modalités déterminées par l’État. Ainsi la boucle de l’ensemble des acteurs est-elle vertueuse : publics, organismes gestionnaires et leurs établissements et services, autorités de tarification, collectivités locales, État.
Des légitimités qui se frottent
Or, les choses ne sont déjà pas si simples. En effet, avec la loi de 2002, dite 2002-2, et la loi Hôpital, patients, santé et territoires (HPST) de 2009, les départements et les autorités de tarification telles que l’agence régionale de santé (ARS) ont commencé à organiser directement à leur échelle l’offre d’accueil et d’accompagnement par des appels à projets, des appels à candidatures avec des cahiers des charges précis. La méthode d’élaboration de ces derniers est nécessairement variable selon les commanditaires, et les gestionnaires sont souvent soumis à l’effet de surprise, avec un temps de réaction souvent court pour pouvoir répondre.
Les collectivités ont à cœur de pouvoir décliner les schémas départementaux, ayant fait l’objet d’un vote par les élus, les organisations ayant à cœur de respecter leurs orientations et valeurs associatives défendues par leurs bénévoles. Les deux légitimités se frottent, dialoguent, se confrontent parfois, mais ont toujours la même finalité : répondre aux besoins des habitants et habitantes d’un même territoire. Les deux légitimités résident dans ce même territoire, avec ses ressources et spécificités qu’elles connaissent bien. Les deux légitimités s’inscrivent dans un même cadre réglementaire et légal.
Dans ce contexte, un nouvel outil a vu le jour : l’appel à manifestation d’intérêt (AMI) qui met tout le monde à pied d’égalité. Depuis l’ordonnance du 23 juillet 2015, l’AMI est un mode de présélection des candidats invités à soumissionner lors de futures procédures de passation de marchés publics (appels d’offres restreints ou procédure concurrentielle avec négociation). En lançant un AMI, « l’acheteur » invite les candidats à manifester leur intérêt pour un marché identifié dans un avis de pré-information. Une fois prêt à engager la procédure de sélection, « l’acheteur » demande aux candidats ayant manifesté leur intérêt de le confirmer par la remise d’une candidature ; seuls ceux-ci peuvent participer à la procédure de passation du marché.
Force est de constater que l’AMI tel qu’ainsi défini ne correspond que peu à l’usage qui en est fait actuellement, notamment par l’État. Les exemples sont désormais nombreux où l’État produit des appels à manifestations d’intérêt sans que se dessine clairement quel marché sera publié ensuite. Il s’agit plutôt par cette entremise d’organiser les services publics. Les collectivités locales sont souvent pressenties comme répondantes, selon leurs compétences légales, mais c’est optionnel. D’autres acteurs peuvent répondre : des collectivités qui n’ont pas la compétence directe, acteurs associatifs, lucratifs… Il s’agit par exemple de l’AMI sur les comités locaux du travail social, sur le service public de l’insertion, sur le Logement d’abord…
Que le meilleur gagne !
Quel est le sens de ces appels à manifestation d’intérêt ? Construire collectivement une nouvelle offre, sous l’égide et l’animation de l’État qui sélectionne les répondants, les met en regard les uns les autres d’un territoire à l’autre avant, éventuellement, de généraliser sur l’ensemble du territoire national. Se trouvent ainsi mêlés des réponses et modes de faire associatifs avec ceux des collectivités locales dont la seule légitimité repose sur le pouvoir exécutif d’une assemblée élue. Que le meilleur gagne !
Au-delà du fait que l’on voit mal comment va se dessiner une harmonisation des services publics ainsi créés sur l’ensemble du territoire national (répondant ainsi à l’égalité des services publics), sur un même territoire, une association peut donc se mettre en concurrence avec une collectivité avec laquelle des relations sont construites par ailleurs. Quel impact une sélection de l’une peut avoir sur ces relations, sur la capacité à travailler ensemble ?
Il a été observé également que les ARS sont incitées à lancer des AMI, mais également des appels à projets sans concertation avec les départements, alors que le domaine est de compétence partagée avec eux : est-ce une nouvelle façon de créer une tutelle de l’ARS sur les départements en les mettant en situation de répondants, d’opérateurs ? ou d’affaiblir la légitimité démocratique des départements en les contournant purement et simplement (exemple de l’appel à projet sur « les 1000 premiers jours de l’enfant » sans lien avec la protection maternelle et infantile – PMI) ?
Au détriment des CPOM ?
Quelles conséquences pour les associations par ricochet ? Ces nouvelles dynamiques ne risquent-elles pas de fragiliser le déploiement des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) qui s’inscrivent dans la durée et dans le dialogue ?
Une des conséquences palpables est la confusion : pour un secteur déjà taxé de complexité, de rigidité réglementaire, l’apparente flexibilité des AMI n’est qu’illusion. Elle floute la place et le rôle de chacun, fait l’économie du dialogue et des régulations locales, positionne l’État dans les projets de petites échelles alors qu’il est attendu sur le contrôle de l’application des lois, le soutien au développement d’innovations, par définition dans les mains de ceux qui œuvrent au plus près des personnes.
Cette logique descendante recherche la visibilité de l’action de l’État dans le champ social et médico-social, trop complexe, trop partenarial pour que les réussites et les avancées ne soient du ressort que d’une seule des parties prenantes.
Se faisant, la recherche de fragilisation des conseils départementaux afin d’asseoir la réponse publique de façon simplifiée dans le giron unique des ARS et des communes fait l’impasse sur une composante essentielle en matière sociale et médico-sociale : l’intérêt à agir des élus locaux qui connaissent parfaitement leurs territoires, qui portent la voix des habitants et habitantes, et ceci à une échelle territoriale intermédiaire permettant une continuité et une mobilité des parcours des personnes.
Cécile Chollet
Carte d'identité
Nom. Cécile Chollet
Fonction. Directrice générale Solidarité du conseil départemental de Loire-Atlantique
Publié dans le magazine Direction[s] N° 203 - décembre 2021