« Au départ, on s’est dit qu’on n’avait rien à faire dans cette galère : on nous conseillait même d’y aller avec un gilet pare-balles », se souvient avec humour François-Xavier Lapierre, directeur de l’association grenobloise La Remise. Comme lui, huit autres structures d’insertion par l’activité économique (IAE) ont choisi de développer un chantier dans l’enceinte d’une prison. Seulement neuf volontaires en cinq ans sur tout le territoire… Le pari de l’État aujourd’hui, décidé à lutter contre la récidive en favorisant la réinsertion des 65 000 détenus de France ? Doubler le nombre de ces dispositifs d’ici à la fin 2021. Pour y parvenir, il a tiré les enseignements de ces débuts poussifs et entamé un travail de conviction en direction des gestionnaires [1]. « Il nous faut parvenir à démystifier le monde pénitentiaire, en leur montrant qu’ils peuvent y trouver des conditions de travail au moins équivalentes à ce qu’ils ont », explique Benjamin Guichard, chef du service des politiques et de l’accompagnement vers l’emploi de l’Agence nationale du travail d’intérêt général et de l’insertion professionnelle (Atigip). Opération séduction donc.
Du sur-mesure
C’est en 2016 qu’un décret concrétise le concept d’IAE en détention, apparu dans la loi sept ans plus tôt [2]. C'est le coup d’envoi d’une phase pilote (2016-2019), où sept premières structures retenues sur appel à candidatures s’implantent en milieu carcéral pour proposer aux détenus une mise en situation de travail et un accompagnement socio-professionnel. En la matière, les pouvoirs publics ont vite compris les avantages à tirer de ces spécialistes de l'insertion des plus éloignés de l’emploi : à leur arrivée, 75 % des détenus ont au mieux un CAP ou BEP, la moitié n’ayant même aucun diplôme. « L’évaluation nationale de 2019 a confirmé que ce public correspond bien aux critères de l’IAE, confirme Benjamin Guichard. Le Pacte d'ambition pour l'IAE les a d’ailleurs désignés comme y étant éligibles, du fait même de leur suivi judiciaire. » Un public bien connu de l’Association pour la réinsertion économique et sociale (Ares), bien avant son installation dans le quartier nouveau concept (QNC) de la prison de Meaux (Seine-et-Marne) en 2017. « Dans nos entreprises d’insertion (EI), nous comptions déjà 6 à 10 % de personnes sortant de détention, souvent orientées par le service pénitentiaire d'insertion et de probation (Spip) du milieu ouvert sans information sur leur parcours, raconte Chloé Gelin, directrice de l’innovation. Cumulant les problématiques sociales, ils arrivaient avec un manque de confiance qui compliquait l’accompagnement. »
Le choc des cultures
Pour les pionniers, il a fallu essuyer les plâtres. « À l’époque, c’était la rencontre de deux mondes, se souvient le délégué Auvergne-Rhône-Alpes du réseau Chantier École, Pascal Grand. L’IAE, c’est déjà compliqué mais, en prison, il y a des contraintes supplémentaires. » Des bacs de textile stationnant 24 heures avant d’être acheminés à l’extérieur pour éviter tout risque d’évasion, des livraisons effectuées à ciel ouvert sous les projectiles lancés des cellules, une succession de sas de sécurité, un accès limité à Internet obligeant à tout faire « à l’ancienne » sur papier… Pour autant, une fois dans l’atelier, fait-on de l’IAE comme on en fait dehors ? « Le public cumule parfois plus de freins à l’emploi, relève Éric Bousquet, directeur du chantier d’Après-Ares. Il est aussi souvent plus jeune et n’a eu aucun contact antérieur avec le monde du travail. Mais pour le reste, ça ne change rien. »
En revanche, « il faut des encadrants solides et rigoureux, car ils seront testés en permanence, complète Francois-Xavier Lapierre. Ils ne doivent jamais oublier le sens de leur mission, à savoir la tenue forte et exigeante des règles. »« On voit bien la difficulté qui peut surgir avec ces projets innovants qui consistent à installer des structures à vocation entrepreneuriale au sein d’une administration pénitentiaire au fonctionnement particulier, résume Chloé Gelin. Cela nécessite des réajustements quotidiens pour fonctionner ensemble. »
« Vis ma vie »
En particulier avec le Spip, interlocuteur-clé chargé de suivre les personnes sous-main de justice dans l’exécution de leur peine… À La Remise, pilote depuis 2018 d’un chantier de tri et de valorisation de textiles au centre pénitentiaire de Grenoble-Varces (Isère), on se souvient des incompréhensions des débuts. « Porté à l’origine par le ministère de la Justice et la Délégation générale à l'emploi et à la formation professionnelle (DGEFP), le projet avait été travaillé sans associer les équipes opérationnelles du Spip, qui ont eu le sentiment qu’on allait prendre leur place, raconte Francois-Xavier Lapierre. Ce, alors que l’objectif était de se compléter, pas de se substituer à eux. Résultat : on a perdu un temps fou ! » Une difficulté d’acculturation qui n’est pas propre à l’IAE, reconnaît Benjamin Guichard : « Le monde pénitentiaire doit travailler sur ce que sont les dispositifs d’insertion des plus éloignés de l’emploi en général, car demain le sujet se reposera avec l’arrivée des entreprises adaptées [3]… Dorénavant, tout nouveau porteur de projet devra prévoir des temps d’immersion croisés permettant aux uns de découvrir la réalité des autres. » La refondation du système de prescription vers l’IAE qui fait désormais des Spip des acteurs habilités concourra-t-elle, en outre, à accélérer cette connaissance réciproque ?
18 SIAE d’ici fin 2021
Les pouvoirs publics n’ont pas caché leurs ambitions : compter 18 SIAE en détention d’ici à la fin de l'année. Les derniers assouplissements opérés, notamment pour augmenter le vivier de détenus éligibles [4], seront-ils suffisants ? Parmi les priorités identifiées, la sécurisation financière. « Le dispositif peut faire peur quant à sa viabilité économique car si l’État finance, ce n’est pas le cas des collectivités, admet Pascal Grand. Pourtant, au final, les recettes à dégager pour équilibrer les budgets sont moindres que pour un chantier classique. » Outre une aide au poste spécifique [5], un soutien à l’installation (3000 euros) et à l’investissement (jusqu’à 15 000 euros sur les trois premières années) est prévu. Sans compter une exonération de cotisations sociales [6] et un accès possible au fonds départemental d’insertion (FDI) [7].
Pour atteindre ses objectifs, l’État lorgne aussi sur les établissements pénitentiaires dits à gestion déléguée, où des entreprises, « pas encore convaincues » par les bienfaits de l'IAE reconnaît l’Atigip, ont la main sur les activités de travail. « Les futurs marchés publics valoriseront l’implantation de SIAE », prévient l’agence.
Pourtant, la coopération existe déjà. Exemple à Meaux où le Groupe Ares pilote l’unique chantier d’insertion implanté dans l’une de ces prisons. Là-bas, depuis 2017, six salariés ont pris leurs quartiers à deux pas de l’atelier cogéré avec l’entreprise Gepsa (Groupe Engie). C’est à elle, et à son contremaître, qu’incombent la gestion de l’activité de tri et de recyclage de câbles Internet et de sacs plastiques. Et à Arès, le suivi socio-professionnel des 25 « opérateurs », nom donné aux travailleurs dans la pénitentiaire. Depuis les débuts, 300 d’entre eux ont ainsi été pris en charge, avant de se voir proposer de prolonger le suivi une fois dehors, via des accompagnements vers (ou de maintien dans) l’emploi. « Car pour que l’intérieur ait du sens, il faut que l’extérieur existe », insiste Éric Bousquet.
Sécuriser la sortie
Et c’est bien là la clé : réussir l’après, en facilitant la transition. « Les détenus étant orientés vers ce dispositif en préparation à la sortie, leur parcours à l’intérieur dure en moyenne quatre à cinq mois, ce qui est court, analyse-t-on au cabinet de la ministre Brigitte Klinkert. La question de la poursuite du parcours, dans une structure d’insertion aux activités similaires ou un dispositif de droit commun, se pose donc une fois hors les murs. Si des conseillers de Pôle Emploi et des missions locales interviennent déjà en détention, il faut maintenant sécuriser le passage de relais à la sortie pour poursuivre le travail d’accompagnement entamé. » Pas toujours simple en réalité. « L’enjeu est d’accompagner la libération, ce qui requiert de consacrer aux personnes concernées un temps souvent plus long, confirme Coline Derrey-Favre, chargée de mission Emploi-IAE à la Fédération des acteurs de la solidarité. Or, ce temps n’est pas toujours financé.» « D’autant qu’il peut être long, complète Chloé Gelin. Ici, il est pour l’heure absorbé grâce à des financements privés ou des portages de coûts par d’autres structures du groupe. » Message bien reçu, à l’Atigip qui assure que des modalités de soutien sont à l’étude.
En attendant, l’existence de partenariats forts permettant de passer le relais est un atout. Mieux, prévoit l’actuel projet de loi pour la confiance dans l'institution judiciaire [8] : une période de mise en situation en milieu professionnel peut être effectuée au sein d’une structure en milieu libre. Y compris de l’IAE donc. « Elles seront ainsi susceptibles d’accueillir une personne détenue en permission de sortie notamment, se félicite
Alice Tallon, chargée de mission Jeunes-Justice à la FAS. Cette mesure devrait être de nature à faciliter les parcours en milieu ouvert. » Au bénéfice de l’indispensable lien dedans-dehors.
[1] « Implantation de structures d’insertion par l’activité économique en milieu pénitentiaire », guide méthodologique, mai 2021
[2] Décret n° 2016-1853 du 23 décembre 2016
[3] Lire Direction[s] n° 197, p. 9
[4] Levée du plafond de dix équivalents temps plein (ETP) par structure, mixité hommes-femmes possible, le reliquat de peine autorisé passe de 12 à 36 mois.
[5] 60 % du montant socle à l’extérieur et une part modulable.
[6] Le salaire des détenus s'élève à 45 % du Smic.
[7] Appel à projets du FDI 2021
[8] L’examen du texte est attendu au Sénat, après son adoption fin mai à l’Assemblée.
Gladys Lepasteur
« Un outil de lutte contre la récidive »
Benjamin Guichard, chef de service des politiques et de l’accompagnement vers l’emploi à l’Atigip
« L’insertion professionnelle a un vrai effet sur la lutte contre la récidive. L’expérience italienne menée à Bollate, comme les exemples scandinaves d’autonomisation et de responsabilisation des détenus par la formation et l’emploi l’ont démontré. Dans les établissements qui ont fait le choix d’inscrire automatiquement les personnes dans un parcours d’insertion dès leur arrivée en détention, on compte 30 % de récidive dans les cinq ans, contre 60 % ailleurs. C’est pourquoi l’État a lancé des appels à candidatures auprès des collectivités en vue de construire trois nouveaux établissements en 2024 dans le Nord-Pas-de-Calais et dans le Grand Est. Dotés de grandes zones de travail, ils accueilleront chacun 200 détenus, 95 % d’entre eux se verront proposer une activité professionnelle, IAE comprise. »
Repères
- 3000 euros. C’est le montant de l’aide à l’installation octroyée par le ministère de la Justice. Les trois premières années de fonctionnement, un soutien à l’investissement est possible (jusqu’à 15 000 euros).
- 28 % des détenus ont une activité professionnelle (contre 49 % au début des années 2000).
- 1200 personnes environ ont participé au Tour de France de l’IAE en détention en 2021 (acteurs de la pénitentiaire, du service public de l’emploi et de l’insertion) pour approfondir leurs connaissances réciproques et échanger sur les projets.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 199 - juillet 2021