Il est désormais banal de dire que la crise sanitaire a pour effet de nombreuses remises en cause de notre mode de vie et de nos principes d’action. Une des interrogations actuelles est « Peut-on se protéger de tout ? » À la question posée ainsi, la réponse est évidemment « Non, bien sûr ». La vie est un risque mortel, nous le savons depuis toujours.
Dans le champ de l’action sociale et médico-sociale, cette question est terrible car elle vient heurter notre mission première qui est la protection de ceux que nous accompagnons. Cette mission est ce qui nous détermine de façon presque ontologique. Elle structure les orientations données depuis des années à l’ensemble de nos règlementations et pratiques. Elle est le socle des formations des professionnels et la promesse que nous faisons aux familles, aux usagers. Avec l’avènement du principe de précaution, cette mission de protection est devenue une injonction absolue. Et la question « Peut-on se protéger de tout ? » est devenue « Doit-on se protéger de tout ?» Cette fois, la réponse est de façon tout aussi évidente « Oui », nous plaçant ainsi dans une situation… impossible.
Face à l’empilement des consignes
Le principe de précaution, qui n’est en réalité que l’affirmation d’une obligation de moyens face à la potentialité d’un risque, s’est imposé dans notre champ d’intervention après plusieurs scandales et catastrophes insupportables. Personne ne peut contester les progrès réalisés grâce à cette évolution qui nous a collectivement contraints à accepter de repousser les limites de la fatalité et de l’inacceptable, à tout mettre en œuvre pour réduire les accidents, la maltraitance, le défaut de soins… La démarche qualité avec ses projets d’établissement, ses évaluations, contrats de séjour en est alors devenue l’instrument contraignant.
Elle s’appuie sur une multiplicité d’outils, plans d’action, règlementations spécifiques pour tel ou tel risque. Cet empilement permanent de nouvelles consignes, incarnées dans le pire des cas par des classeurs entiers de procédures, a produit un cadre de travail inapplicable. Prise individuellement, chacune de ces règles est compréhensible, mais la réalité des établissements et services est un système complexe dans lequel, par exemple, les consignes de prévention incendie doivent coexister avec les troubles du comportement des usagers ; les règles de protection des données personnelles, avec la variabilité des situations familiales et humaines. Un travail de synthèse des consignes est indispensable, mais encore faut-il que les acteurs en situation de décision se sentent autorisés et soutenus pour le faire.
L’abattement des équipes face aux injonctions irréalistes
Il ne reste alors que deux solutions aux professionnels : oser la transgression, au risque bien réel cette fois de ne pas voir un danger, ou se transformer en simples exécutants sans essayer de comprendre les raisons profondes de telle ou telle consigne. Ainsi, les analyses des événements indésirables graves (EIG) révèlent souvent comme cause profonde ce que j’appellerai « l’abattement des équipes » face à des injonctions irréalistes, contradictoires, désincarnées. Pour ne plus entendre dans les couloirs les propos désabusés (« On marche sur la tête ») et que chaque individu ou collectif soit capable, au moment où l’incident est proche, d’avoir les outils et les connaissances suffisants pour faire le meilleur arbitrage, rétablissons la notion du risque au sein de notre quotidien.
« Travailler, c’est choisir », et donc prendre des risques. Ainsi, en passant de la notion de pouvoir à celle du devoir, nous avons perdu pied avec la réalité. Nos démarches qualité en incarnant cette vision simplifiée du travail quotidien provoquent souvent le désintérêt des professionnels de terrain, si ce n’est une franche hostilité. Sans contrepoids raisonnable, nous sommes allés très loin et la survenue de ce risque mortel majeur, la Covid, a sans doute cet effet salutaire : nous rappeler notre vulnérabilité et que nous sommes faillibles.
Créativité, vitalité, collectif renforcé, solidarité
En effet, paradoxalement, cette liberté d’agir a été retrouvée pendant les confinements en imposant un objectif prioritaire « la lutte contre le Covid » et en libérant le carcan administratif. Malgré la multiplicité des consignes et leur caractère parfois contradictoire, cette période nous a permis de nous concentrer sur l’essentiel et a laissé aux professionnels la liberté de penser le risque dans l’environnement dont ils étaient acteurs. C’est l’une des explications de l’enthousiasme rétroactif qu’expriment certains managers lorsqu’ils évoquent la période de confinement. On entend les mots « créativité », « vitalité », « collectif renforcé », « solidarité »… Ce pilotage au plus près du terrain a en effet réhabilité toute l’importance du savoir formel et informel des éducateurs, des aides médico-psychologiques (AMP), des agents de service intérieur (ASI)… Enfin, cela a aussi été l’occasion de réaffirmer la légitimité des sièges des organismes gestionnaires, car ces arbitrages relevaient souvent des délégations des directions générales.
Retrouver le sens
La conviction de devoir et de pouvoir se protéger chaque jour un peu plus des fléaux, à coups de principe de précaution et de professionnalisation de la gestion des risques, restait un point d’ancrage solide auquel nous étions encore nombreux à nous accrocher. Les faits semblent nous indiquer que nous faisions peut-être fausse route. Il se peut qu’en réintroduisant dans nos réflexions le principe de réalité ainsi que cette possibilité de la prise de risque, nous retrouvions le « sens » de nos missions sociales et médico-sociales. Sens que beaucoup déclaraient avoir perdu depuis longtemps au plus grand bénéfice de la qualité et de la sécurité d'exécution de nos tâches. Espérons que ces enseignements, nous guideront dans les évolutions futures des démarches qualité et de gestion des risques.
Lydia Thouvenel
Carte d'identité
Nom. Lydia Thouvenel
Fonctions. Ancienne directrice générale d'une association gestionnaire, ex-consultante auprès du cabinet LTH Conseil, aujourd’hui directrice d’une clinique privée.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 198 - juin 2021