« Virage domiciliaire » pour le secteur des personnes âgées, « Logement d’abord » pour celui de l'accueil, l'hébergement et l'insertion (AHI), « virage préventif » de la protection de l’enfance, « virage inclusif » pour les personnes handicapées. Chaque champ nomme aujourd’hui sa mutation vers le modèle inclusif et s’engage dans la « transformation de l’offre », autrement dit, dans la « désinstitutionalisation ». L’accès direct ou le maintien dans le milieu ordinaire, avec des soutiens pluri-secteurs coordonnés par une plateforme de services de proximité, devient la règle.
En réponse au social
Les travailleurs sociaux sont la cible d’un « social bashing » similaire à celui vécu par les agriculteurs ou les producteurs de pétrole. Alors qu’ils n’ont fait que répondre aux attentes de la société durant la seconde moitié du XXe siècle, à savoir la protection des personnes vulnérables dans les établissements, voilà aujourd’hui que la même société, dont les mentalités ont radicalement changé, met en accusation les pratiques qu’elle avait elle-même institutionnalisées. Les établissements sont jugés privateurs de liberté et ségrégatifs. Le modèle serait incapable de permettre un retour durable au milieu ordinaire (alors qu’on dépense « un pognon de dingue ! »). Le système trop cloisonné et complexe serait responsable des ruptures de parcours.
Le récent rapport d’information du Sénat, intitulé « Bien vieillir chez soi : c'est possible aussi ! » qui préconise de ne plus ouvrir d’Ehpad [1], se fait à nouveau l’écho du bashing du modèle historique de protection en structure spécialisée. Tout comme les agriculteurs conventionnels ou les producteurs de pétrole, les travailleurs sociaux subissent une pression qui les pousse à abandonner l’ancien modèle dominant de leur secteur d’activité. L’incantation au changement de modèle (ou de paradigme) est répétée dans les rapports d’experts, les feuilles de route ou encore les dossiers de presse des différents ministères.
Du green washing à l'inclusive washing
De là, il devient intéressant de regarder comment les organismes gestionnaires du secteur social et médico-social, avec leurs professionnels, négocient ce virage qui semble inéluctable.
L’analyse des stratégies des industries polluantes face à la pression sociale qui réclame des pratiques respectueuses de l’environnement a donné lieu à la théorisation du green washing, technique marketing qui consiste à montrer publiquement qu’on devient respectueux de l’environnement alors qu’en réalité, on ne change pas de modèle donc de pratiques. On parle aussi de « blanchiment de son image ». Exemple : le logo de son organisation ou d’un produit qui était rouge devient vert [2]. On change les apparences.
Dans le travail social aussi, on peut parler d’inclusive washing. De nombreuses organisations soumises à la pression au changement vers le modèle inclusif changent de langage et de symboles, mais ne vont pas jusqu’aux pratiques. Pierre Suc-Mella, directeur général adjoint Autonomie du département de la Haute-Garonne et professeur associé à Sciences Po Toulouse, précise à propos de l’idée de société inclusive : « D’autres considèrent l’expression comme une simple formule qui sonne bien et qui est très pratique, elle permet de faire semblant d’être pour quelque chose. »
« On le fait déjà ! »
On peut émettre l’hypothèse que l’inclusive washing repose sur des interprétations du vocabulaire qui désignent les nouvelles façons de faire du modèle inclusif. En effet, « la généralité » des termes peut laisser penser « qu’on le fait déjà » et qu’il suffit donc de renommer ses pratiques avec le nouveau vocabulaire pour être dans la tendance.
Exemple : quand une organisation affirme qu’elle offre maintenant des parcours à ses usagers, il s’agit souvent en réalité de filières. On renomme parcours, la possibilité de passer, en interne, d’une place d’établissement spécialisé à une autre place d’établissement, après accord de l’autorité administrative prescriptrice (Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées – CDAPH, service intégré de l'accueil et de l'orientation – SIAO, juge des enfants, inspecteur ASE pour aide sociale à l'enfance). Alors qu’un parcours sous-entend un changement souple entre des prestations sans passer par le prescripteur (et non entre des places). C’est par exemple le sens de la réforme Serafin-PH du secteur du handicap qui vise la tarification des prestations et non plus des places, pour « une adéquation des financements au parcours de la personne ».
Nous tentons tous naturellement de comprendre l’inconnu en cherchant des ressemblances avec ce qu’on connaît déjà [3]. Quand une pratique inconnue née de la poussée du modèle inclusif n’est pas précisément décrite avec des termes univoques et des exemples concrets, mais qu’au contraire, elle est désignée par une expression générale de deux ou trois mots, on laisse la place à toutes les interprétations. Les travailleurs sociaux rebaptisent alors légitimement les pratiques existantes ressemblantes et ont l’impression légitime également, qu’ils font déjà ce qui est demandé.
L’interprétation des termes
L’interprétation des termes qui désignent les nouvelles façons de faire du modèle inclusif est donc très génératrice d’inclusive washing. Avoir plusieurs types d’établissements et de services au sein d’une même organisation peut laisser croire qu’on gère une plateforme de services. Avoir des référents qui suivent l’évolution des personnes peut laisser penser qu’ils sont déjà des référents de parcours ou case managers. Essayer d’accompagner les personnes pour qu’elles retournent dès que possible dans le milieu ordinaire peut laisser supposer qu’on est déjà dans une logique inclusive. Rencontrer la personne et la famille et tenir compte de leur avis pour déterminer les actions proposées ressemble déjà à la pratique du pouvoir d’agir.
Le récent dossier de presse [4] qui présente la création du « service public de la rue au logement » pour le secteur de l’AHI illustre bien cette instabilité de la signification des termes. Ce nouveau dispositif doit permettre l’accélération du changement vers le Logement d’abord. Ce modèle a été clairement théorisé par la Fédération européenne des organisations nationales travaillant avec les sans-abri (Feantsa) [5]. Il n’y a pas de passage par l’hébergement, les personnes accèdent systématiquement directement au logement en tant que sous-locataires. C’est là toute la différence. Ce principe est repris à la page deux du dossier de presse : « Viser un accès direct au logement avec un accompagnement adapté aux besoins des personnes : l’insertion se fait directement dans le logement. » Pourtant, le dossier de presse se contredit p. 21 : « Toute personne dépourvue de logement peut accéder le plus rapidement possible à un logement de droit commun, en évitant autant que possible un passage en hébergement. » Il n’est ici plus question de d’accès direct au logement systématique, mais seulement « si possible ». Bref, ce que font les centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) depuis toujours. Deux interprétations du Logement d’abord dans le même document officiel.
Pour conclure, l’inclusive washing est une force et une faiblesse. Les opposants au modèle inclusif et aux plateformes de services qui l’accompagnent peuvent ainsi s’adapter a minima tout en résistant. Pour les promoteurs d’une véritable disruption, il constitue un frein à leur projet de changement de modèle.
[1] Rapport d’information, mars 2021, au nom de la commission des affaires sociales, sur la prévention et la perte d’autonomie, sur www.senat.fr
[2] www.greenwashing.fr
[3] Philippe Silberzhan, Béatrice Rousset, « Stratégie modèle mental », éditions Diateino, 2019
[4] « En 2021, le service public de la rue au logement, nouveau cadre d’action du Logement d’abord, », dossier de presse, Délégation interministérielle à l’hébergement et à l’accès au logement (Dihal), sur www.gouvernement.fr
[5] https://www.youtube.com/watch?v=4eIHaKjgHhQ&t=3s
Jean-Luc Gautherot
Carte d'identité
Nom. Jean-Luc Gautherot
Fonction. Ancien éducateur spécialisé, responsable de pôle et ingénieur social. Enseignant auprès des formations supérieures à l’Institut du travailsocial Pierre Bourdieu, à Pau.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 200 - septembre 2021