Voici 60 ans environ, de nombreuses associations de parents, d’enseignants ou de notables ont été soutenues par les pouvoirs publics pour créer et développer des solutions d’accueil et d’accompagnement en faveur des personnes en situation de handicap. Ces associations avaient en commun d’être non lucratives et dotées d’une gouvernance fondée sur le bénévolat. Le choix aurait pu être différent, plus axé sur des structures publiques, qui existent également mais qui sont minoritaires sur le secteur du handicap.
Un accompagnement de proximité
Il est difficile de savoir si, à l’époque, ce choix était conscient et assumé par l'administration. Les temps étaient alors au militantisme, aux droits humains, à l’engagement.
Cette option avait du sens : faire gérer les structures d’accueil par les personnes les plus impliquées par la question du handicap : parents, enseignants, médecins, selon les cas. Avec de grandes absentes qui reprennent progressivement leur place aujourd’hui : les personnes en situation de handicap elles-mêmes.
Les effets de cette orientation du politique – laisser la gestion du champ du handicap au secteur associatif – sont de plusieurs ordres.
- Cela a favorisé l’innovation d'organisations proches du terrain, centrées sur les besoins des personnes accueillies et de leurs parents, puis plus largement de leurs proches aidants. Cette innovation a conduit au paysage médico-social actuel, avec une grande diversité de solutions proposées, sur des structures portant des acronymes incompréhensibles aux profanes.
- Autre conséquence : une ambiance de vie souvent très familiale, conforme à la volonté des administrateurs (souvent parents) que les personnes handicapées retrouvent un « chez-soi » confortable et chaleureux. Un endroit où elles soient bien lorsque leurs proches ne seront plus là.
- Cela a donné lieu à une grande réactivité – aujourd’hui nous dirions « agilité » – de ces associations, pour faire évoluer les projets d’établissements et de services, les pratiques professionnelles, pour répondre aux complexités des situations individuelles ou collectives. En un mot, pour réguler un système complexe d’acteurs et de contraintes.
- Et aussi, disons-le, cela a produit un manque de cadrage réglementaire qui a perduré longtemps et donné lieu à des dérives, jusqu’à ce que les lois de 2002 et 2005 notamment donnent des repères et un cadre clair au secteur.
La remise en cause du modèle
- Ce modèle ainsi construit par 60 ans d’histoire est aujourd’hui durement remis en cause. Par le politique d’abord, de manière souvent abrupte et maladroite, depuis les années 1990 et de plus en plus depuis quelques années… Des questionnements malhabiles donc, mais judicieux sur des questions de fond : ouverture des structures au milieu ordinaire, mission d’inclusion insuffisamment développée, protection des personnes en situation de handicap allant parfois jusqu’à la privation de droits, et des organisations fonctionnant trop souvent en vase clos. Des interrogations pertinentes dont les réponses échappent à présent au secteur associatif. Ce sont les pouvoirs publics, et plus particulièrement l’État central, qui construisent le système de demain, avec des réformes complexes, sans lien entre elles, en organisant des concertations larges mais que beaucoup ne considèrent que de pure forme : réforme Sérafin PH aujourd’hui bien éloignée des intentions originelles fondées sur les besoins des personnes ; réforme de l’évaluation des établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) ; mise en place des Communautés 360, etc. Ces réformes, en silo, par leur incohérence et leur complexité, font courir le risque d’une perte de sens à laquelle les organisations associatives pourraient ne pas survivre.
- Par le politique toujours, par la non-reconnaissance –« l’invisibilité » – des métiers du handicap, voire du secteur dans son entier, et même de la collectivité locale, cheffe de file sur ces questions, à savoir le conseil départemental [1].
La question prégnante des rémunérations
De manière plus terre à terre, le secteur semble être à un point de retournement qui pourrait se manifester dans les années qui viennent par l’impossibilité pour des associations de faire fonctionner en sécurité, et avec une qualité d’accompagnement satisfaisante, les structures dont elles sont gestionnaires. Les difficultés de recrutement que nous connaissons aujourd’hui en sont la cause, le secteur n’étant compétitif en terme d’attractivité ni avec le secteur sanitaire ni avec le secteur libéral.
- La très faible revalorisation du point de nos conventions collectives depuis 30 ans a largement paupérisé les professions, qui se retrouvent pour un.e accompagnant.e éducatif.ve et social.e (AES) en début de grille à un niveau à peine supérieur au Smic, et pour un.e moniteur.rice éducateur.trice (ME) à un niveau de moins de 1,2 Smic (contre 1,8 Smic pour ce dernier à la fin des années 1980). Le Ségur de la Santé a aggravé cette situation sur les professions du soin, et les revalorisations forfaitaires envisagées pour le secteur semblent pleines de faux-semblants. En effet, le champ sanitaire a bénéficié de bien d’autres avantages dans le cadre du Ségur que les 183 euros net mensuels de complément de traitement indiciaire (CTI). Pour le dire rapidement et simplement, il est aujourd’hui miraculeux de constater, au vu des conditions salariales qui leurs sont faites, qu’aides-soignant.e.s (AS) et infirmier.e.s continuent de travailler dans le médico-social…
- Nos conventions collectives sont désormais obsolètes. Elles ne correspondent plus aux enjeux de nos organisations sur de très nombreux points, dont je ne citerai que quelques-uns : mobilité interne empêchée par des conditions de travail différentes sur les secteurs enfants et adultes, grilles de postes fondées sur des diplômes ne permettant pas de travailler une véritable gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), grilles salariales rendant quasi-impossible le recrutement des rééducateurs (kinésithérapeutes, orthophonistes).
Des effets désastreux sur l'activité
Cette situation a des effets désastreux sur la qualité de l’accompagnement des personnes, et même sur la sécurité de leur accueil.
- Un nombre croissant d’établissements médicalisés connaît, par exemple, des ruptures dans la continuité de soins, avec des temps non couverts en infirmier.e.s, avec pour corollaire une responsabilité engagée de la direction de la structure, du directeur général, et du président.
- L’absence de rééducateur.trice.s obère les chances pour les jeunes ou les adultes de potentialiser leurs capacités, de développer leur autonomie, de s’épanouir. La kiné respiratoire ou le travail postural aidant à la verticalisation pour les personnes porteuses de polyhandicap, la communication alternative ou augmentée pour les personnes souffrant de troubles du spectre de l'autisme (TSA), ne devraient pas être des options dans les ESSMS…
- Nombre de nos associations connaissent de nombreux postes vacants d’éducateur.trice.s, et doivent faire appel à des intérimaires qui, compte tenu de la restriction du temps passé auprès des personnes et des limites de leur engagement, n’apportent pas la même qualité d’accompagnement que des professionnels fixes. Même l’intérim rencontre à présent des freins, et que certains postes ne trouvent plus de remplaçants.
Nos associations sont gérées par des dirigeants bénévoles, intéressés uniquement par la qualité de la vie que nous réussissons à créer pour des personnes vulnérables, et leurs proches aidants. C’est là le sens de leur engagement. Ces directions acceptent de s’y atteler et de prendre des responsabilités, pour que ces lieux de vie incarnant ce sens et fonctionnent. Jusqu’à où, et jusqu’à quand ?
Deux poids, deux mesures
La pente qui se dessine depuis 30 ans, si elle se poursuit, va rendre impossible un accueil de qualité, et en sécurité, des personnes en situation de handicap, sur les structures médicalisées dans un premier temps, lorsqu’elles sont gérées par nos associations. En revanche, les mêmes structures gérées par le public, un centre hospitalier par exemple, réussiront, quant à elles, à recruter et fonctionner. La question, logique, que se poseront sans doute nombre de présidents et directeurs généraux d’associations gestionnaires sera la suivante : les personnes ne seraient-elles pas mieux accompagnées dans des établissements sanitaires publics, pour des raisons liées à une meilleure attractivité des métiers dans ce secteur ? De plus, quid de notre responsabilité puisque nous n’arrivons plus à assurer la continuité de soins auprès de personnes qui le nécessitent ? Et au vu de la gravité de ces questions, de sens pour la première, de responsabilité pour la seconde, ne faut-il pas « renoncer » à certains agréments, et donc à la gestion des établissements médicalisés ?
Ce « glissement » d’un modèle vers un autre est en train de s’opérer, depuis 30 ans, sans débat démocratique, sans évaluation des impacts en termes d’accompagnement, sans peut-être que les pouvoirs publics en soient eux-mêmes conscients… Les accords Laforcade créant un CTI de 183 euros net mensuels pour certains professionnels, la décision de certains départements de les suivre et même de les étendre à d’autres professions que celles du soin, permettent de freiner ce glissement, mais ne changent pas encore la donne.
Et maintenant ?
Le sens, pour les pouvoirs publics, de confier la gestion du secteur médico-social à des associations me semble plus actuel que jamais. Il permet le fonctionnement d’organisations agiles et « délibérées », où peuvent dialoguer dans une confrontation positive personnes en situation de handicap, proches aidants et professionnels, dans le but de créer, pour les plus faibles, des lieux de vie, d’échange, des services de soutien à l’inclusion. Pour que ce modèle s’ajuste et perdure, avec toute sa richesse, une prise de conscience sur le glissement en cours est indispensable. Espérons, et faisons-en sorte, que la crise sanitaire, les alertes des gestionnaires, des organisations syndicales de salariés et d’employeurs, mais aussi de nombreux départements, contribuent à cette prise de conscience de la société et du politique, et que des moyens soient déployés pour redonner au secteur les moyens qu’il nécessite pour assurer un accompagnement de qualité.
La Constitution de nos voisins helvètes, pleine de bon sens, dispose dans son préambule que la force d’une communauté se mesure au bien-être du plus faible de ses membres. Il serait bon de tous se le rappeler…
[1] Sur ce dernier point, lire le très intéressant article de Christel Prado « Départementales : l’élection invisible », Le Média social sur www.lemediasocial.fr
Guillaume Pelletier, directeur général de l'APEI de Chambéry
Carte d'identité
Nom. Guillaume Pelletier.
Fonctions actuelles. Directeur général de l'Association des parents, des personnes handicapées mentales et de leurs amis (APEI) de Chambéry. Ancien cadre de la fonction publique territoriale.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 201 - octobre 2021