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Tribune
« La coordination au risque de nombreux faux-sens »

02/02/2022

La coordination est victime de son succès, estiment Jean-René Loubat et Khaled Belmekki. Au regard de pratiques hétérogènes et des confusions sur le terrain, les deux spécialistes pointent les dérives à l’œuvre. Et questionnent : ne faudrait-il pas plutôt parler de case manager ou de coach social, fonctions centrées sur les personnes et non les institutions ? Ce qui nécessite de repenser, selon eux, la solvabilisation des publics concernés.

Impulsée par les ONG militantes et les pressions internationales, la logique de service personnalisé et de parcours inclusif qui entraîne un accompagnement spécifique et l’articulation de multiples partenaires, a mis en évidence la nécessité d’une fonction de coordination [1]. De nombreux textes entérinent ce constat, comme le rapport du sénateur Mouiller de 2018 prolixe en propositions pour qui « les parcours des [personnes en situation de handicap] étant appelés à associer des acteurs de plus en plus divers et de plus en plus mobiles, l’enjeu de leur coordination et de la rationalisation de leur action est déterminant ».

Victime de son succès, la coordination a récemment fait exploser le nombre de postes et de formations proposés. Mais le problème tient d’une part, à l’extrême hétérogénéité des acceptions de ce terme, au risque de multiplication des coordinateurs pour une même situation, à la grande disparité des formations et, d’autre part, à l’absence de reconnaissance officielle du statut de coordinateur. Tout cela pose naturellement les questions du système relationnel dont il dépend, de son périmètre d’action, de sa déontologie et de sa rémunération. De quoi parle-t-on concrètement ? Quels sont les enjeux actuels ? Pour qui travaille-t-il [2] ? Comment clarifier cette fonction ?

Coordination d’unité, de projet ou de parcours ?

Suivre les aléas et sinuosités d’un parcours de vie inclusif – c’est-à-dire non ségrégatif – s’avère infiniment plus complexe qu’héberger une personne dans une institution fermée ou lui proposer un package ficelé de prestations car il n’existe pas de parcours univoque ou préétabli. Ce n’est pas une autoroute, mais une série de transitions, d’imprévus, de rebondissements ou d’étapes circonstanciés dans un écosystème donné dont le moteur est le projet de vie que chaque individu possède dans son for intérieur. Tour à tour avocat, ambassadeur, courtier, conseiller, le coordinateur s’avère le maître d’œuvre du parcours de la personne, l’ajusteur entre son projet de vie et les réponses possibles de son environnement.

Mais cette invocation partagée depuis par de nombreux acteurs, conduisant à l’explosion de la fonction, s’accompagne dans le même temps d’une grande confusion à son égard. La première s’est jouée voici quelques années déjà entre la coordination d’unité ou d’équipe et celle de projet ; confusion par ailleurs entretenue par nombre de formations. Certaines d’entre elles cumulant en effet les deux, qui renvoient pourtant à des missions, des postures, des compétences et des profils foncièrement différents.

La seconde confusion plus subtile tient à ne pas distinguer coordination de projet et coordination de parcours. Il est vrai que les premiers ont été des coordinateurs de projets, mais ceux-ci prolongèrent bien souvent (certes en l’enrichissant) la vieille notion de référence liée encore et toujours à une fonction éducative institutionnelle. Le coordinateur de parcours suit la situation d’une personne et se situe en dehors de l’appartenance à une structure classique. Il intègre un service de coordination trans-structures, partie intégrante d’une plateforme de services, voire est mutualisé entre divers opérateurs au sein d’une plateforme territoriale, mais il peut être également totalement indépendant comme le prône Guillaume Weppe, ancien dirigeant aujourd’hui consultant :  « Mon point de vue serait que ce soit plutôt un service indépendant que l’usager pourrait solliciter en direct avec des exigences propres et le financer lui-même. Cela renforcerait le système contractuel entre client et prestataires et la recherche d’une satisfaction du premier. […] Car en fait, ce que l’on recherche auprès de ce service, c’est une compétence en termes de promotion de parcours de vie [3]. » Mais cela suppose une solvabilisation des personnes bénéficiaires comme dans un certain nombre de pays occidentaux.

La lutte des places

D’autre part, nous risquons d’assister à une multiplication de ces professionnels du fait que chaque institution veut garder la main et marquer son territoire : un même bénéficiaire peut ainsi avoir un enseignant référent, un coordinateur de santé, un pour l’accès à l’emploi, un autre pour l’habitat, un référent ASE, un mandataire judiciaire… Donnant raison à la boutade de Patrick Gohet, ex-adjoint au Défenseur des droits, aujourd’hui président de la Fondation internationale de la recherche appliquée sur le handicap (Firah) : « Si cela continue comme cela, il faudra des coordinateurs pour coordonner les coordinateurs… ». Cette multiplication fausse radicalement la position originale du coordinateur de parcours qui est au service de la personne bénéficiaire et replace sempiternellement l’institution au centre du jeu, comme maîtresse du territoire et des trajectoires.

Enfin, la puissance publique ne reconnaît pas le statut particulier de la fonction qui se développe dans une espèce de clandestinité. Elle évoque tout au plus le rôle de coordinateur de situation complexe dont on sait qu’il intervient à la suite du rapport Piveteau auprès de ceux que l’on dénommait auparavant de manière stigmatisante les « incasables ». Le coordinateur de plan d’accompagnement global (PAG) ne constitue qu’un pis-aller conjoncturel et non une authentique fonction pérenne.

Bref, le développement de la coordination au sein des institutions peut déboucher sur de nombreux effets pervers. Nous pouvons d’ailleurs nous demander si, du fait de toutes ces dérives, l’appellation technique de « coordinateur » est encore la bonne… Ne serions-nous pas plus clair en parlant plus explicitement de case manager ou de coach social, fonctions plus indiscutablement au service de la personne et non plus des institutions [4] ? Khaled Belmekki, consultant et membre du think tank Parcours & Innovations, parle de « copain » pour coach de parcours inclusif… L’appellation est séduisante et mérite réflexion. Pour sa part, l'organisation Nexem propose une formation « d’assistants de projets de vie ». Une association, Ladapt de Normandie, a réalisé un sondage auprès de ses bénéficiaires pour choisir le nom de cette nouvelle fonction et c’est « facilitateur de parcours » qui a été retenu.  Nous saisissons bien la nuance, le facilitateur apporte sans ambiguïté une valeur ajoutée à la personne et non pas aux institutions. Est-ce pour cette raison que le Comité interministériel pour le handicap (CIH) évoque la création de « facilitateurs de choix de vie » [5] ? In fine, le débat tient, inconsciemment ou non, à un rapport de pouvoir : pour qui travaille ce professionnel ? Pour une institution ou pour la personne ? C’est la première question que se posait déjà avec lucidité les promoteurs historiques du case management

Le véritable enjeu : l’empowerment des personnes

Le changement radical de paradigme historique (le handicap de situation et la logique de parcours inclusif) passe inéluctablement par l’empowerment des personnes en situation de handicap, vulnérables vis-à-vis des institutions, y compris médico-sociales. Si cette formule a du sens, leur redonner du pouvoir sous-entend qu’elles aient le pouvoir de choisir, qui souvent tient au pouvoir de payer… L’argent n’étant rien d’autre qu’un système de mesure du pouvoir de transaction sociale des individus au sein d’un système social. Il conviendra par conséquent de solvabiliser tôt ou tard les personnes bénéficiaires (comme dans certains pays) plutôt que de continuer d’entretenir à grand frais un patrimoine immobilier et des sièges pléthoriques. Le rapport du sénateur Mouiller l’évoque de manière feutrée : « Le groupe de travail s’est également penché sur la question de la solvabilisation de la personne handicapée et sur le rôle décisionnaire qu’elle est appelée à jouer dans l’élaboration de son parcours. »

D’ailleurs, le projet de réforme pour une adéquation des financements aux parcours des personnes handicapées (Serafin PH) a donné lieu à d’âpres échanges sur le système de financement qu’il fallait adopter. Trois systèmes étaient proposés, dont la solvabilisation directe des personnes-usagers-clients, ce qui a suscité beaucoup d’inquiétudes des institutions médico-sociales craignant de perdre la main sur une manne acquise depuis de nombreuses années. La secrétaire d’État a arbitré in extremis en 2019 pour un système mixte de financement des établissements et services médico-sociaux (continuation de l’existant) et des usagers (nouveauté). Lequel reste encore très flou et inconnu des personnes en situation de handicap, et ne permet pas pour l’instant le changement de modèle souhaité ni une pleine autonomie financière pour les personnes afin d'accéder à des prestations en lien avec leurs choix de vie. Mais cela change radicalement les rapports de pouvoir et cette perspective génère des résistances – masquées par des arguties idéologiques – et que le « faire semblant » prospère… Le choix s’avère aujourd’hui politique et appartient à la « chose publique ». C’est pour cette raison qu’au-delà des débats techniques, c’est la question du droit qui se trouve au centre du problème comme le pose fort bien le rapport de Catalina Devandas-Aguilar, avocate des droits de l’homme et rapporteuse de l’ONU : « Le système français de protection sociale doit remplacer son approche paternaliste d’isolement des personnes par des mesures favorisant une citoyenneté active, l’inclusion sociale et la participation à la collectivité. »

Ne perdons pas espoir

Il devient inéluctable que sous les coups de boutoir de nouvelles organisations militantes comme la Coordination handicap et autonomie-vie autonome France (CHA–VA) pour les droits des personnes en situation de handicap, le dernier rappel de l’ONU à la France [6] pour qu’elle abandonne son approche « médicale » du handicap et de nouveaux opérateurs du médico-social apportant des réponses pragmatiques aux véritables besoins des personnes, de nouvelles pratiques d’interventions sociales vont s’installer durablement. Parmi elles, la véritable coordination de parcours. Il ne sera donc plus guère possible ou accepté que les « faux semblants » et autres « tartufes » de la coordination perdurent. Les masques finiront par tomber, enfin !

[1] J.-R. Loubat lançait l’appellation de « coordinateur de projet » dans son ouvrage Instaurer la relation de service en action sociale et médico-sociale, paru en 2002 (Dunod) : « Il prend en charge la gestion du projet personnalisé de plusieurs bénéficiaires, c’est-à-dire sa préparation, son élaboration, sa rédaction et son suivi. […] Il veille à ce que les décisions retenues soient connues de tous les intervenants. »

[2] Relire la tribune de Khaled Belmekki : « C’est qui le patron ? », Direction[s] n° 180 p. 46

[3] G. Weppe, psychologue, ancien directeur de plateforme, consultant, membre du think tank Parcours & Innovations : « La coordination de parcours, un service où tout est toujours possible », Les Cahiers de l’Actif, n° 504-507, mai-août 2018.

[4] J.-R. Loubat, « Coaching social » in Le dictionnaire de l’action sociale, Dunod, 2015.

[5] « Déploiement des "dispositifs d’appui à l’autodétermination" visant à mettre des "faciliteurs de choix de vie" à disposition de toute personne en situation de handicap avec ses proches aidants qui souhaite être accompagnée dans la construction du projet de vie », dossier de presse du 5 juillet 2021, sur https://handicap.gouv.fr

[6] « La France n’a pas encore intégré l’approche du handicap fondée sur les droits de l’homme, regrette le Comité des droits des personnes handicapées », ONU Genève, août 2021 sur https://www.ungeneva.org/fr

Khaled Belmekki et Jean-René Loubat

Carte d'identité

Nom. Jean-René Loubat

Fonctions. Consultant, formateur et auteur.

Dernière parution. « Optimiser les ressources des organisations de l'action sociale et médico-sociale », Dunod, 2020.

Carte d'identité

Nom. Khaled Belmekki

Fonctions. Ancien directeur d’établissement, entrepreneur social, consultant formateur fondateur des sociétés Kaletis et Participeo, membre du think tank Parcours & Innovations.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 205 - février 2022






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