Aujourd’hui, les acteurs du domicile existent aux yeux du grand public et sont sous le radar du pouvoir législatif et exécutif. Dans sa dimension dramatique, la crise du Covid-19 a en effet permis de révéler ce que j’ai appelé, dès le 27 mars 2020, « la digue de l’hôpital » dans le cadre d’une situation de crise en santé ! Si « le domicile », comme il est souvent dénommé, est bien visible aujourd’hui, il est encore trop perçu comme une approche humaine, entre gentillesse et bienveillance pour rompre la solitude des personnes fragiles. Ne laissons pas le domicile se faire enfermer dans cette seule boîte et positionnons-le également comme un outil stratégique, source d’économies majeures pour le système de santé.
De l'aide-ménagère aux services à la personne
L’ancêtre du service à domicile, ce sont les employé(é)s de maison qui intervenaient dans des familles aisées pour entretenir la demeure et la faire « fonctionner ». Certaines domestiques s’occupaient des enfants. Très puissant, le mélange de proximité, dû à l’intimité avec la vie de la famille, perturbe la posture professionnelle des salariées, prises entre la possibilité de « faire leur nid » ou, au contraire, d’être renvoyées sine die.
La première convention collective du secteur s’attelle à protéger des salariées en situation professionnelle très précaire. Créées dans les années 1950-1955 pour être les auxiliaires de l’infirmière afin d’éviter l’hospitalisation des vieillards malades et isolés, les aides-ménagères de l’époque sont devenues dans les années quatre-vingt-dix les aides à domicile, puis les auxiliaires de vie sociale. En février 2005, le plan Borloo de développement des services à la personne (SAP) va, dans une volonté très saine, conduire au grand « chamboule-tout » du domicile, en mettant « dans le même sac », les activités de soutien scolaire, d’assistance informatique, de jardinage... Et au milieu de tout cela, l’aide aux personnes âgées à l'exclusion de tout soin. Durant dix-sept ans, les acteurs du domicile se déchireront entre entreprises, voire réseaux franchisés, et militants associatifs sur la défensive. Une période sombre où le pire s’est mêlé au meilleur mais où le bénéficiaire fragilisé s’est perdu totalement !
Des services conciliant aide et soin
En 2023, certes, toujours pas de loi Grand âge à l’horizon. Cependant, reconnaissons que, pour les acteurs du domicile, un dessin prend forme : l’aide et le soin réunis au sein de services Autonomie. Et l’étape d’après, ces acteurs articulés (suspendus ?) aux établissements avec les futurs centres de ressources territoriaux.
Espérons qu'ils sauront saisir ces opportunités et cesser les affrontements du type « Nous, on fait des soins » et « Nous, on a une éthique » du côté des soignants et, de l’autre, des services d’aide positionnés en défiance. Manque de visibilité sur leurs activités ; défiance entre structures d’aides et de soins ; vision ancienne de l’infirmière-coordinatrice dominante vis-à-vis de l’aide ; manque d’outils et de dispositifs d’incitation à se regrouper ; coexistence de tutelles différentes... Tous ces éléments ont consacré la difficulté à regrouper et à intégrer ces deux compétences si complémentaires.
Et pourtant ! Même la Cour des comptes, dans un rapport passionnant de 2022, plaide pour la réunion de l’aide et du soin à domicile. Elle souligne la différence de contrainte qui pèse sur la dynamique des dépenses entre soins libéraux et ceux en services de soins infirmiers à domicile (Ssiad). Ainsi, si l’on compare, entre 2009 et 2019, l’évolution de l’objectif global des dépenses affecté aux services à domicile pour personnes âgées et celle des dépenses libérales d’actes infirmiers de soins pour les 75 ans et plus, ces dernières ont augmenté de 81 % quand les dotations aux Ssiad n’ont crû que de ... 28 % ! Par ailleurs, la Cour souligne le faible différentiel entre la dépense en soins des Ssiad et celle des Ehpad (14 400 euros versus 17 700€ par place). Différentiel qui, en revanche, devient très significatif si l’on compare les dépenses d’hébergement et de soins en Ehpad à celles allouées à l’aide et au soin, associés, au domicile.
Demain, des vigies du système de santé
Cette vision stratégique repose sur un constat simple : les passages réguliers de nos aides à domicile et de nos soignants leur donnent un poste d’observation hebdomadaire inédit, unique sur l'état de santé des personnes fragiles. Les infirmiers libéraux sont dans l’acte et n’ont pas le temps. Les médecins, eux, sont sous l’eau et ne trouvent plus le temps d’aller au domicile.
Nous devons devenir des services de santé à domicile, au sens de l’Organisation mondiale de la santé : la santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité.
Pourquoi ? Quelles que soient les études, les résultats sont toujours les mêmes : entre 80 et 90 % des Français souhaitent vieillir chez eux. Même le président de la République, lors de l’émission C à vous du 18 avril 2022 l’évoquait pour lui-même. Et c’est normal, humain, naturel, que de vouloir rester là où nous avons l’ensemble des empreintes de notre vie. Respectons ce choix en favorisant les solutions à domicile le plus longtemps possible. Cela passe, en revanche, par des passerelles avec les établissements selon le degré de dépendance.
Autre raison : l’enjeu financier. Calculons les bénéfices en termes de coûts évités pour tout séjour de sept jours d’un patient âgé en médecine-chirurgie, si seulement 10 % des 93 534 personnes accompagnées par un Ssiad évitent un séjour à l’hôpital. À raison de 1 000 euros la journée d’hospitalisation, l’ordre de grandeur est de 65 millions d’euros. Imaginons maintenant que 20 % évitent deux séjours et nous sommes déjà à... 260 millions d’euros !
Comment ? Grâce à une offre d’intervention large au service des personnes fragilisées depuis le ménage (quand même un peu…) jusqu’à l’hospitalisation à domicile. Et ce, que la structure porte cette offre directement ou via des partenariats formalisés. Il nous faut en finir avec le morcellement de l’offre, des financements et des aides financières. À ce titre, il est regrettable que les services mandataires (ceux labellisés Qualimandat notamment) qui accompagnent souvent des situations très complexes (GIR moyen pondéré - GMP proche de 700, comme chez Atmosphère, et 94 ans d’âge moyen), ne soient pas dans le Code de l’action sociale et des familles ni intégrés (ou associés) aux services Autonomie.
Avec cette offre large, les services devront se professionnaliser pour se doter d’une capacité d’intervention généraliste et spécialisée selon les groupes de pathologies (handicap physique, maladies neuro-évolutives, psychiatriques…). Enfin, les nouvelles technologies peuvent, entre les mains de nos intervenantes, aider à identifier des risques d’hospitalisation comme nous le démontrons depuis quelques temps avec nos structures d’aides et de soins.
Une offre arrimée aux établissements
Cette articulation est nécessaire, notamment pour couvrir les situations les plus difficiles grâce à une évaluation gériatrique régulière, un soutien à l’organisation du circuit du médicament, un recours médical ou paramédical de nuit et la participation à diverses activités réalisées par l’Ehpad. Parmi les établissements, citons bien sûr l’hôpital, avec lequel les services devront avoir des liens structurés notamment pour réduire les hospitalisations d’urgence non programmées (voire non justifiées) des personnes accompagnées. La fluidité de la sortie d’hospitalisation est aussi un enjeu majeur : le développement d’équipes spécialisées « sortie d’hospitalisation » au sein des services Autonomie est une réponse qu’il faudra élaborer. La puissance publique devrait (pourquoi pas via un « article 51 ») envisager leur financement , par le secteur sanitaire si nous voulons désengorger l’hôpital.
Cette évolution ne pourra se faire sans une vision en matière d’innovation, notamment technologique, car nos personnels doivent demain être équipés de tous les outils de la mobilité pour gagner du temps et de la fiabilité dans les échanges d’informations, et permettre des offres de service en surveillance de nuit, un échange dématérialisé avec les pompiers, les médecins, le système hospitalier…
Soutenir les personnels de santé
Reconnaissons-le, avec l’avenant 43 ou les primes Ségur, Laforcade et Grand âge, les soignants ont vu une évolution significative de leurs rémunérations. Mais ils souffrent encore d’un manque d’évolution professionnelle. Atmosphère a ainsi accompagné, en quinze ans, près de vingt aides à domicile au diplôme d’aide-soignante et deux aides-soignantes à celui d’infirmière. Les difficultés se trouvent clairement en marge de ces rémunérations, certes encore faibles : difficulté à se loger en zones urbaines, retraite souvent minimisée, accès aux droits sous utilisés...
Bien sûr, cette vision moderne des services à domicile, nouveaux services Autonomie, implique une modification de leur système de financement. Peu importe qu’il soit à l’heure ou en dotation globale, dès lors que l’équilibre économique, sous condition, est garanti. À ce sujet, ne tombons pas dans l’erreur de la tarification à l’acte ou au nombre de passages car, vous l’avez compris : la valeur ajoutée des services d’aides et de soins réside dans le suivi en santé des personnes accompagnées pour limiter les hospitalisations et favoriser leur bonne santé à domicile. La réforme de la tarification des Ssiad va dans ce sens, même si l’on peut regretter qu’au moment où sont « fusionnés » l’aide et le soin, l’intervention des aides à domicile, en complément des soignants, ne soit pas intégrée dans le « profilage » des patients...
En résumé, le secteur bouge ! Osons une vision ambitieuse de ces services à domicile. Sachons raisonner sur leur valeur ajoutée pour le système de santé, avec une éthique de l’économie sociale et solidaire… au sein du futur service public territorial de l’autonomie !
Jean-Pierre Coudre
Carte d'identité
Nom. Jean-Pierre Coudre
Fonctions. Responsable d’Atmosphère aides et soins à domicile (Fondation Partage et Vie), membre de la Commission sociale et médico-sociale de la HAS, du groupe Domicile Fehap, du conseil territorial de santé et du comité départemental de la Citoyenneté et de l’Autonomie de Paris.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 221 - juillet 2023