Le moins que l’on puisse dire, c’est que les politiques publiques ont profondément changé depuis la fin du XXe siècle. Le rapport Picq de 1994 [1] a sonné le glas de l’État-providence en recommandant l’adoption des principes du New public management [2] (NPM) qui se caracrtérise par :
- séparation de la prise de décision stratégique, relevant du pouvoir politique, de la gestion opérationnelle relevant de l’administration ;
- orientation des activités économiques et allocation des ressources en fonction des produits et services à délivrer, plutôt qu’en fonction de règles ou procédures ;
- décentralisation et instauration d’agences comme instrument de régulation ;
- abandon du statut de fonctionnaire et avancement à l’ancienneté des agents pour une rémunération au mérite ;
- introduction de mécanismes de marché dans l’offre de biens et services d’intérêt général ;
- logique de transparence sur la qualité et les coûts des prestations ;
- recherche de l’efficience dans l’emploi des fonds publics ;
- participation des usagers à la définition et l’évaluation des prestations publiques.
L’administration a pris le pouvoir
Ce changement de paradigme a inspiré les ordonnances Juppé de 1996 réformant la Sécurité sociale et le secteur sanitaire. Puis ce sont toutes les politiques publiques qui ont été remodelées comme en témoigne l’adoption en 2001 de la loi organique relatives aux lois de finances. Le secteur social et médico-social subit cette transformation à partir de la loi du 2 janvier 2002 [3] et, de manière plus explicite, avec la loi Hôpital, patients, santé et territoires de 2009 : la planification, les autorisations, le financement, le contrôle, l’évaluation et les coopérations ont intégré la nouvelle logique. Au passage, remarquons que, contrairement à une légende urbaine du secteur, le médico-social ne suit pas le sanitaire pour lui-même : les deux sont soumis aux mêmes orientations stratégiques, seules la temporalité et la méthode changent, pour des raisons d’acceptabilité politique.
L’administration a donc pris le pouvoir, réduisant les organismes gestionnaires à de simples opérateurs de prestations d’intérêt collectif. Ce pouvoir a vocation à s’exercer en particulier par le phasage quinquennal du cycle de régulation des établissements et services : mise à jour du schéma, conclusion du contrat pluriannuel d’objectifs et de moyens (Cpom) obligatoire, révision du projet d’établissement, mise en œuvre des modifications et évaluation. Avec, à la clé, un risque de non-renouvellement de l’autorisation.
Un autre levier est actionné pour imposer la transformation de l’offre nonobstant la rigidité du droit des autorisations : celui des dispositifs qui, par des appels à manifestation d’intérêt [4] ou des cahiers des charges, permet de configurer de nouvelles activités sans cadre juridique adéquat ni, parfois, garantie de pérennité financière.
À cela s’ajoute un goût de plus en plus prononcé pour la standardisation et la comparabilité des interventions, en faisant fi des particularités des caractéristiques des publics accueillis, des choix de méthode d’intervention et de l’environnement. Cela passera, en vertu la loi 3DS de 2022, par la suppression automatique des spécificités des autorisations en termes de troubles associés et de lourdeur du handicap. Il faut aussi mentionner cette suggestion du rapport des inspecteurs généraux des affaires sociales Bohic-Le Morvan de 2021: fusionner tous les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) du champ du handicap dans une seule catégorie juridique indifférenciée. Et la réforme de la tarification Serafin-PH qui, dans son troisième modèle cible comprendra, à terme, tarifs nationaux et financements par unités d’œuvre.
En résumé, l’idée maîtresse est d’assurer la régulation du secteur en considérant – ou faisant mine de considérer – que tous les ESSMS d’une même catégorie sont analogues, ce qui permet d’accroître la convergence tarifaire et d’encourager le jeu de la concurrence.
Complètent ces mécanismes la fin de l’opposabilité des conventions collectives en cas de Cpom, l’abandon des modalités réglementaires de tarification au profit des files actives, le pouvoir de dérogation des directeurs généraux d’agence régionale de santé.
Or, dans le même temps, le niveau d’exigence qualitative à l’égard des activités s’est fortement élevé, directement ou via le nouveau référentiel d’évaluation de la Haute autorité de santé de 2022, sans jamais que les coûts d’exploitation induits soient financés. Il y a une bonne raison à cela : le droit de l’Union européenne impose une réduction de la dette publique qui produit mécaniquement une austérité budgétaire sans précédent, avec un taux d’évolution cible des fonds publics de près de - 4 % par an. Ce qui explique la suppression des juridictions de la tarification sanitaire et sociale et de leurs professionnels échevins [5] : on laissera désormais au juge administratif de droit commun, qui ignore tout des réalités opérationnelles et budgétaires des ESSMS, le soin de trancher un contentieux qui a déjà failli être totalement – et volontairement – étouffé par le développement des Cpom parce qu’il faisait échec, en cas de rebasage, au caractère limitatif des enveloppes.
Ce déploiement de la stratégie de la puissance publique s’accompagne d’une communication politique parfois schizophrène, comme l’illustre la question de l’école inclusive. Le discours est ici totalement déconnecté du réel car l’ambition affichée est contredite par la réalité des insuffisances organisationnelles et du manque cruel de moyens. Pire, les dernières évolutions du système dissimulent mal un objectif d’économies qui dégradera la qualité de la réponse aux besoins des élèves en situation de handicap.
Des têtes de réseau en décalage avec le terrain…
Cet état de fait produit des conséquences inéluctables. La maltraitance institutionnelle se développe, notamment dans le champ des personnes âgées. Pour mémoire, le financement d’un Ehpad équivaut à peu près au tiers de celui d’un établissement d’accueil médicalisé en dépit d’interventions comparables. Par ailleurs, les professionnels souffrent d’une perte de sens de leur action et démissionnent, par exemple pour exercer en libéral ; des ESSMS sont ainsi contraints de « fermer » une partie de leurs places. Le manque d’attractivité des métiers dissuade les étudiants. La trésorerie de certains établissements est catastrophique, obligeant leur organisme gestionnaire à compenser par l’injection de fonds propres. Le tout est aggravé par une conjoncture économique difficile liée à l’inflation. En définitive, ce qui est en jeu, c’est le paradoxe flagrant entre les politiques sociales, qui abîment les ESSMS, et l’impératif de respecter les personnes et de développer l’offre.
Face à cette posture de la puissance publique, que dire de la stratégie des têtes de réseau ? À vrai dire, pas grand-chose. Si l’on fait abstraction de certaines fédérations qui – compte tenu de la provenance professionnelle de leurs dirigeants – ne peuvent, par hypothèse, pas défendre les intérêts de leurs adhérents, il faut constater un décalage croissant entre instances nationales et organismes gestionnaires car ces derniers considèrent qu’ils ne sont pas défendus. Au point qu’une fronde a débuté : des collectifs associatifs font la grève des cotisations, des assemblées générales sont houleuses et des rapports d’activité sont contestés. Cela est justifié : rien de significativement efficace n’a été obtenu depuis le milieu des années 2000 pour s’opposer au déploiement du NPM dans le secteur. Aura-t-on cédé à l’auto-normativité du There is no alternative ? C’est bien possible. En tous cas, du fait de l’abandon du terrain, ce sont de simples observateurs du secteur qui s’efforcent de prendre le relais du lobbying [7].
… et divergences d’intérêts entre société civile et pouvoirs publics
Que faire de ces constats ? Deux voies sont possibles. Soit on accepte définitivement l’idée que les organismes gestionnaires ne sont que des prestataires sans âme, corvéables à merci, dans un contexte où les politiques publiques expriment la plus grande défiance à l’égard des corps intermédiaires – comme d’ailleurs vis-à-vis des collectivités territoriales. Soit, au contraire, ces mêmes corps intermédiaires renouent avec leur vocation démocratique de stimulation de la société et de l’État par des valeurs et objectifs plus ambitieux que ceux des politiques publiques. Mais dans cette seconde hypothèse, puisque l’administration refuse toute forme effective de co-gouvernance et/ou de co-construction, le renouveau passera par l’institution de rapports de force légitimés par l’existence de divergences d’intérêts entre pouvoirs publics et société civile. Dans cette perspective, le boycott d’une Conférence nationale du handicap ne suffit plus. Il va falloir être plus concret mais, heureusement, l’inventivité n’a pas de limites. Deux prérequis doivent probablement être satisfaits. D’abord, une démarche unitaire des acteurs, à rebours des divisions historiques – locales comme nationales – dont les pouvoirs publics ont toujours joué. Ensuite, une sensibilisation forte de la société, qui passe par une irruption forte dans le débat public. On pourrait bien imaginer un troisième facteur de succès : la convergence des employeurs et des salariés autour d’intérêts partagés. Mais cela est-il réaliste ?
[1] Rapport au Premier ministre, L’État en France, servir une Nation ouverte sur le monde, à lire sur le site www.vie-publique.fr
[2] Y. Chappoz & J.-Ch. Pupion, Le NPM, Gestion & Management public n° 2012/2, vol. 1-2, p. 1
[3] Action sociale et médico-sociale et nouvelle gestion publique, O. Poinsot, RDSS 2023/4, p. 727
[4] Les appels à manifestation d’intérêt, O. Poinsot, RDSS 2022/4, p. 616
[5] Lire Direction[s] n° 226, p. 4
[6] Exemples d’amendements que les têtes de réseau auraient pu présenter mais qui, faute d’initiative de leur part, ont été portés au Parlement par des professionnels du droit : encadrement législatif de la pratique de la contention (loi de modernisation de notre système de santé de 2016), maintien des juridictions de la tarification (loi de programmation justice 2023-2027)
Olivier Poinsot
Carte d’identité
Nom. Olivier Poinsot
Fonctions actuelles. Juriste spécialisé, cabinet Accens Avocats conseils ; chercheur associé au CRDMS, université Lyon-III-Jean-Moulin.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 227 - février 2024