L’exercice libéral n’est pas un simple statut. C’est sous ce titre que Jean-René Loubat nous adresse sa tribune du numéro de novembre 2024 de Direction[s], analysant le travail social en libéral. Il nous y explique judicieusement que cette évolution de professionnels de l’intervention sociale vers le statut de travailleur libéral est symptomatique d’un bouleversement du rapport au travail et plus profondément d’une mutation des relations sociales et des institutions où elles se jouent. Le recours à l’exercice en free-lance résulterait d’une quête de sens et de reconnaissance de travailleurs sociaux, dont le nombre est significatif [1], qui font ce choix. Plus largement, nous dit l’auteur, le travail social sous statut libéral se rapporte à « une conception de la société, voire – n’ayons pas peur des mots – à une philosophie de l’existence et à un projet de vie ». C’est précisément la conception des rapports sociaux sous-jacents à cette pratique émergente qu’il convient d’interroger. Quel sens prend le travail social libéral dans une société instable qui doute de ses valeurs et vacille sur ses fondamentaux ? Trois points aveugles apparaissent à la lecture de cette analyse. Dans la pratique en libéral, qu’advient-il de la solidarité qui fut à l’origine du travail social ? De même, sur quelles bases s’établit alors la relation entre intervenant et bénéficiaire ? Mais surtout, selon quelle perspective de transformation sociale peuvent ainsi se travailler les questions sociales ?
L’intervention sociale, une volonté politique
Le travail social vise à résoudre les problèmes que connaissent les personnes en situation de vulnérabilité. Pour ce faire, il développe des services. Mais ceux-ci ne peuvent être confondus avec de simples prestations marchandables dans un contrat commercial entre un entrepreneur personnel et un client. Les activités déployées par les travailleurs sociaux représentent la mise en actes des principes de solidarité nationale qui leur donnent leur sens selon la double définition du terme. C’est-à-dire que les activités d’accompagnement confèrent une signification, une valeur et un contenu à ce qui est réalisé mais aussi qu’elles manifestent une orientation résultant des choix des politiques publiques. Autrement dit, l’intervention sociale révèle la volonté politique d’une société de ne laisser personne sur le bord du chemin dans le dessin supérieur de permettre à chacun d’occuper une place à part entière dans la vie de la cité, de vivre une citoyenneté de plein exercice. Cela guide à la fois la forme et le fond du travail social. Cette affirmation entraîne des conséquences qui permettent d’instruire une critique argumentée de l’hypothèse d’un travail social exercé sous forme libérale. Nous n’en retiendrons que deux. D’abord, la demande adressée par un usager à un travailleur social ne peut se réduire à une commande unilatérale. Le rapport entre demande et besoin est beaucoup plus complexe car il met en jeu à la fois l’aspiration d’une personne à résoudre ses difficultés, l’évaluation de la situation qui résulte d’une réelle confrontation pluridisciplinaire et pluri-parties prenantes des points de vue, mais aussi – et peut-être surtout – des attentes sociétales qui mettent en jeu une combinaison subtile de rôles et attentes de rôles. Par exemple en protection de l’enfance, il s’agit tout à la fois de ne pas laisser un enfant en souffrance ; de soutenir des parents en difficulté dans leur tâche ; de croiser les regards des intervenants dans la vie de l’enfant ; mais aussi de repérer les bonnes conditions d’éducation et d’épanouissement de l’enfant. Réduire cette complexité de nature systémique à la commande d’un client envers un prestataire enferme le travail dans une impasse simplificatrice. Certains travailleurs sociaux libéraux témoignent que leur intervention permet de régler des problèmes administratifs, de soutenir des familles dans leurs démarches. Mais n’est-ce pas là une réduction bureaucratique du travail avec et pour autrui qui limite la réponse à la demande alors qu’il s’agit plutôt – voire toujours – d’élargir la demande à tous les éléments du contexte d’où elle émerge ? C’est cet élargissement de la focale d’intervention qui donne toute sa saveur à une solidarité en actes.
Ensuite, la pratique en libéral réduit l’intervention à une relation duelle entre l’intervenant et le bénéficiaire. Au moins pour ce qui concerne le contrat passé entre eux, ce qui n’exclut pas, bien sûr, des liens avec les autres intervenants. Cependant, la matrice contractuelle ne comporte pas la référence à un travail d’équipe qui est la condition d’une évaluation juste des situations et de l’ouverture des réponses à des solutions plurielles. L’équipe est à la fois le moyen d’éviter au professionnel de s’isoler – car un travailleur social isolé est un travailleur social possiblement en danger – et le moyen d’ouvrir le champ des possibles pour l’action. De plus, le travail d’équipe manifeste un continuum fondamental des pratiques de la solidarité : solidarité entre des intervenants différents mais cohérents et les usagers, solidarité au sein de l’équipe pluridisciplinaire selon une dynamique d’inter-métiers, solidarité entre les bénéficiaires eux-mêmes qui ne sont pas réifiés par une relation « privée ».
Le lien entre professionnel et usager, une alliance
C’est d’ailleurs peut-être là que le travail social libéral trouve un écueil redoutable, dans le caractère « privé » de ce qui se joue entre les parties prenantes à la relation. Il ne relève pas d’une relation confidentielle et contractuelle mais d’une volonté publique de faire alliance avec les personnes situées sur les bords de l’espace social. D’une part, il s’agit de l’alliance au sein de la société entre les communautés qui la constitue que l’on nomme habituellement contrat social, qui forme le socle de sa cohésion, et qui est l’un des objectifs assignés au travail social [2]. D’autre part – ou plutôt en déclinaison de ce qui précède –, il s’agit de l’alliance entre le professionnel et la personne accueillie ou accompagnée. La définition légale du travail social insiste sur le fait que celui-ci « se fonde sur la relation entre le professionnel du travail social et la personne accompagnée, dans le respect de la dignité de cette dernière ». L’alliance dont il est question associe deux entités identifiées par leurs différences – il n’y a pas d’alliance entre des « mêmes » – mais également solidarisées par un projet partagé, l’ambition de réussir ensemble.
Un contrat de prestation ne crée pas les conditions de cette alliance qui permet de ramener des personnes vulnérables dans le jeu social. Référée au concept d’alliance thérapeutique, elle rejette la distinction binaire des rôles entre un offreur de services et un bénéficiaire qui, pour l’occasion est nommé « client ». Elle repose sur la mobilisation de part et d’autre des ressources disponibles, des compétences des acteurs, l’engagement réciproque des protagonistes. Elle remet en cause l’idée même d’une expertise qui serait l’apanage de l’intervenant, réduisant l’autre au simple rôle de récipiendaire.
Mais, me direz-vous, l’intervenant libéral peut tout à fait travailler dans le sens d’une alliance comme le font, dans leur domaine, les thérapeutes libéraux. Certes, mais s’agit-il de la même alliance ? Car il ne suffit pas ici de mobiliser l’individu dans un rapport subjectif à son problème. L’enjeu du travail social est de prendre en compte toutes les dimensions de la difficulté, de dépasser l’individualisme des solutions pour envisager les causes environnementales sur lesquelles agir pour dénouer les difficultés, pour remettre en mouvement, non seulement le sujet mais son contexte de vie et les acteurs qui y évoluent. Le travail social n’est pas seulement un « case-work » mais aussi un « social-work » qui prend en compte la personne sans jamais l’isoler des causes multifactorielles de sa situation et des effets de système dans lesquels elle est prise. L’alliance, dans ce cadre mobilise la personne mais aussi le travailleur social. Celui-ci n’agit pas en son nom propre mais au nom de la société. Il symbolise la double volonté d’alliance : entre sujets et sociétale. Comment signifier ces dimensions dans une relation de type commercial ?
Cela nous amène à ce qui est peut-être l’impensé le plus déterminant de tous les plaidoyers en faveur du travail social libéral. Le travailleur social libéral n’est mandaté que par son client qui lui passe commande, n’est institutionnalisé que par la rétribution qui lui est versée par celui-ci et n’est légitimé que par sa réussite à répondre à la demande. Que reste-t-il alors de toutes les interdépendances qui se mettent en branle dans l’action réciproque de l’intervenant et du bénéficiaire, des incidences sociales de celle-ci, des transformations de l’environnement qu’elle génère et surtout des significations sociétales qu’elle porte ? Le travailleur social s’inscrit dans un cadre de légitimations qui est avant tout d’ordre politique. Il ne peut donc se signifier par lui-même. Il tient son mandat d’une ambition collective de solidarité. Il est le symbole – insuffisamment reconnu – de la volonté politique et démocratique de bâtir une société inclusive. Il ne peut pas non plus se légitimer sous la forme d’un contrat de gré à gré. Son action repose sur le cadre institué où elle s’inscrit. Autrement dit, le travail social a besoin d’institutions qui protègent les personnes d’interventions « à la tête du client » en garantissant le cadre du droit qui inscrit chacun dans une dynamique de respect réciproque.
Une dilution dans le marché
C’est parce que ce travail traite de questions sociales qui ne sont pas réductibles à leur aspect technique qu’il est intrinsèquement politique. Nous pouvons donc percevoir le risque de voir cette dimension politique se diluer dans un marché libéral. Même si l’on peut critiquer la pesanteur des institutions, leur disparition prônée par le néolibéralisme entraînerait ipso-facto la disparition du travail social. Or, dans sa conclusion, Jean-René Loubat oppose « les professionnels volontaires en quête de sens » aux « adeptes du risque zéro » qui resteraient frileusement dans ces « institutions déclinantes » qui offriraient un cadre « trop contraignant, trop normé et pas assez créatif ». Cette visée libérale ne risque-t-elle pas, comme le dit l’adage, « de jeter le bébé avec l’eau du bain » ?
[1] Selon la plateforme Youne, elle regroupe une communauté de plus 30 000 professionnels libéraux diplômés en travail social
[2] Code de l’action sociale et des familles, articles D. 142-1-1 et L. 116-1
Roland Janvier
Carte d’identité
Nom. Roland Janvier
Parcours. Assistant de service social, directeur puis directeur général d’association.
Fonctions. Président du comité régional du travail social de Bretagne, chercheur en sciences sociales, spécialisé en travail social et sur les fonctions de direction.
Dernière publication. « L’aller-vers » en travail social, une mutation des pratiques et des organisations, Champ social éditions, 2023.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 237 - janvier 2025