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Trophée Direction[s] 2024

La parole libérée

06/12/2024 -  Organisée par Lefebvre Dalloz, la cérémonie du Trophée Direction[s] 2024 s’est déroulée ce jeudi 5 décembre 2024. Le jury a décerné le Trophée au Mouvement du Nid-France, pour son site « Y a quoi dans ma banane ? » ! Libérer la parole est l’un des enjeux qui ressort des treize projets qui composent ce palmarès 2024. Les initiatives primées ont souvent misé sur le jeu pour permettre aux publics accompagnés, comme aux professionnels, d’aborder des sujets difficiles, souvent en appui de l’analyse de leurs pratiques. Et comme chaque année, la rédaction a également voté pour attribuer le prix Diriger demain à une aspirante directrice qui nous a partagé sa vision de la fonction.

SOMMAIRE DU DOSSIER :

  • La parole libérée
  • Un sac banane virtuel contre les violences sexuelles
  • Palmarès
  • Profession de foi d’une future directrice

Prix « Diriger Demain » 2024
Profession de foi d’une future directrice

06/12/2024

Pourquoi vouloir rejoindre les rangs des directions du secteur ? L’évolution d’un métier de plus en plus exigeant nécessite de s’interroger sur le sens de son engagement, sa vision de la fonction, sa posture et ses capacités d’innovation. C’est l’objet du prix Diriger demain, décerné par la rédaction à Hortense Fourcade, pour son texte inspiré qui, espérons-le, encouragera d’autres futurs managers.

Le 8 janvier 2024, à Rennes.

Je monte les marches, un peu trop rapidement. Je me contrains à ralentir, pour ne pas me présenter essoufflée dans le hall de l’École des hautes études en santé publique (EHESP). Je ne connais personne ici, seulement quelques visages vaguement familiers, croisés lors des oraux. Reconnaître sans vraiment connaître, voilà ce qui résume ma matinée. J’aurais dû mettre un blazer. J’inspire, comme pour m’emplir de cet air nouveau, pour me fondre dans ce lieu. Les premiers jours ont toujours ce goût amer d’épreuve, de rituel initiatique, une plongée brutale dans l’inconnu, une rupture avec le confort des repères habituels.

Aujourd’hui, ce n’est pas juste un premier jour. C’est « le » premier jour, celui où je deviens fonctionnaire, celui où je suis officiellement élève directrice. En entrant dans cette école, je vois se concrétiser ce projet et je réalise, non sans un vertige, que je vais devenir directrice. Directrice, le titre vibre en moi, comme une révélation tardive qui, à peine formulée, semble déjà peser sur mes épaules. Certains se connaissent, d’autres – comme moi –, observent. Tous les âges sont représentés, certainement toutes les régions françaises. Je les scrute, cherchant ce qui nous unit, et je me questionne : qu’est-ce qui m’a amenée ici ? Quelle directrice ai-je envie d’être ? Aucune réponse n’émerge clairement, tout est flou, multiple. Ce sont des voix, des échos qui résonnent dans ma tête, des échanges qui m’ont façonnée, des conseils glanés au fil des années, des lectures qui continuent de sonner en moi. Et là, dans cette file d’attente, prête à signer la feuille de présence, je me surprends à formuler, dans un murmure intérieur, ma profession de foi, celle d’une directrice en devenir.

« Directrice d’Ehpad ? Quel drôle de métier ! »

Cette phrase, ma grand-mère l’a lancée, avec cette vivacité d’esprit et cette pointe de défi qui lui est propre. « Directrice d’Ehpad ? Quel drôle de métier ! » Nous étions là, côte à côte, dans sa chambre nichée sous les toits de cette grande maison landaise devenue un Ehpad. Moi, près d’elle, les mots hésitants mais portés par la conviction, je lui annonçais que j’allais entrer dans son univers. Un drôle de choix c’est sûr, pour celle qui n’avait, de son directeur, qu’une vision fugace, un visage croisé à la hâte au détour d’un couloir. Être directrice, c’est prendre soin à mi-distance, du moins sans la proximité physique des soignants, sans les gestes. C’était contre-intuitif. Cela défiait la logique du prendre soin tel qu’elle l’avait toujours connu : un soin fait de présence, de corps, de regards. Un soin palpable.

Drôle de métier aussi car cela voulait dire rejoindre ce monde également empreint de dysfonctionnements, tristement célèbre pour ses maltraitances, parfois reflet d’une société qui oublie les plus vulnérables. C’était pourtant là mon intuition, celle de me lancer avec force dans ce secteur, attirée par le défi que celui-ci promet. Un défi fait de complexité, d’exigence éthique ; un défi, où la souffrance est proche et où beaucoup restent à bâtir, à réinventer.

« C’est ce que nous pensons déjà connaître qui nous empêche d’apprendre »

J’ai eu la chance de découvrir cette citation de Claude Bernard, père fondateur de la médecine expérimentale, en première année de licence de philosophie, lors d’un cours de philosophie des sciences. Un pur hasard mais une chance indéniable. Ces mots, entendus à l’aube de mes études supérieures, ont tracé une voie dans ma manière d’aborder l’apprentissage et donc la vie. En tant que directrice, je veux garder ce credo à l’esprit. Éviter à tout prix de se laisser enfermer dans la routine rassurante des tâches quotidiennes, celles que l’on croit dompter à force de répétition. Il faudra laisser une place au doute, à la remise en question, personnelle et collective. Je veux suivre les innovations du secteur, encourager mes équipes à se renouveler, rester à l’écoute des acteurs de mon territoire. Refuser d’admettre ce que l’on ne sait pas, c’est se condamner à ne jamais progresser.

Accepter l’idée de tentatives infructueuses, c’est intégrer l’échec non pas comme une sentence irrévocable mais comme une étape nécessaire sur le chemin. Attention, il ne s’agit pas ici de prôner une quelconque indulgence à la médiocrité, surtout dans notre domaine où l’expertise, la justesse des gestes, ont une importance cruciale, vitale même. Mais c’est l’humilité, cette qualité discrète, qui doit être cultivée. Elle permet non seulement de se réconcilier avec l’erreur mais aussi de flairer la bonne foi. Être indulgent, mais avec discernement, voilà l’objectif. Pour ses équipes, offrir cette indulgence, c’est leur donner l’espace de créer, de prendre des initiatives, de se sentir portés par cette bienveillance.. C’est sur cette base-là, cette reconnaissance lucide de nos failles, que je souhaite guider mon établissement.

« Il ne s’agit pas de découper les gens en petits morceaux »

Une de mes formidables tutrices de stage répétait souvent cette phrase. Un brin déroutant, presque drôle. Pourtant, ce système l’avait bien fait, et depuis bien longtemps : ici les handicapés, là les vieux, ailleurs les pauvres, et encore plus loin les fous. Ce morcellement a créé des parcours hachés, des réponses inadéquates aux vrais besoins, et a épuisé des aidants craquant à bout de forces. Demain, directrice, il faudra participer à l’inversion de logique, de la place au parcours. Je m’efforcerai de construire des ponts entre les établissements de mon territoire, de créer des services qui répondent véritablement aux attentes et aux besoins des résidents, et au-delà, de la population.

Derrière cette phrase, il y a une autre exigence, celle de ne pas réduire la personne à une place, à un financement. La prendre en charge dans sa globalité, l’envisager dans son humanité. Un argument en apparence évident, presque tautologique et pourtant, je crois que l’institutionnalisation a souvent eu ce travers d’éclater la responsabilité, de répartir l’attention sur des morceaux face à la gestion du collectif, aux contraintes des plannings, aux roulements des équipes, à la séparation entre les fonctions administratives, médicales, et celles du care. Directrice, je devrais encourager cette vigilance. Je devrais être là pour rappeler à tous, ainsi qu’à moi-même, que cette personne est bien plus qu’un résident. Il ou elle a été et est encore, un parent, un enfant, une femme, un homme, peut-être un musicien, un sportif. Sans cela, il n’y a pas de réelle bientraitance ni de véritable personnalisation de la prise en charge.  Parce qu’au fond, c’est ça prendre soin : ne pas découper, ne pas oublier les morceaux de vie qui continuent de vibrer sous l’étiquette.

« Les mots justes, trouvés au bon moment, sont de l’action »

Hannah Arendt voyait dans le langage une force capable de bouleverser le réel, persuadée que le verbe, à lui seul, pouvait transformer les choses. Comme directrice, ce pouvoir des mots devient une arme fine et délicate qu’il ne faut pas sous-estimer sans se surestimer. Je tâtonnerai, parfois, pour dénicher ces mots capables, ceux qui, doucement, pourront alléger le poids des journées pour celles et ceux usés par les tâches difficiles, épuisés par les horaires harassants.

Directrice, il y aura aussi ce devoir de parler avec justesse aux résidents et à leurs familles. Et parfois, la plus grande force des mots sera de savoir les taire, de laisser le silence s’installer, un silence attentif, prêt à écouter, cette retenue qui, elle aussi, parle. Il faudra résister à cette impulsion, celle de vouloir tout bouleverser d’un coup, de précipiter l’action sans avoir pris le temps de choisir les mots, sans avoir laissé place à cette conversation, celle qui a du sens, celle qui précède et éclaire l’action.

« Tout ce que vous faites pour moi, sans moi, vous le faites contre moi ! »

Je me souviens aussi de cette phrase, lue plusieurs fois alors que j’étais enfant. C’était chez ma grand-mère – toujours la même –, qui en plus de ces innombrables qualités, était engagée depuis toujours à ATD-Quart Monde. Guidée par l’indolence des chauds après-midi d’été à la campagne, il m’arrivait de feuilleter l’un de ses journaux d’ATD-Quart Monde qui avait une rubrique introduite invariablement par cette sentence définitive. Des années plus tard, je l’ai entendue de nouveau, dans la bouche de représentants d’usagers d’associations.

Agir pour quelqu’un, sans jamais l’inclure, c’est l’écraser sous le poids de la bonne conscience. C’est nier sa dignité, son droit à exister, son pouvoir sur sa propre vie. Le piège est là, tapissé de bonnes intentions. Devenir directrice signifiera se rappeler, sans relâche, que même les intentions les plus nobles peuvent se transformer en violences si elles enferment l’autre dans la passivité, si elles lui ôtent son pouvoir de décision. Il ne s’agira pas de créer de simples parodies de participation, où les usagers sont invités à parler mais jamais écoutés. Il faudra animer les conseils de la vie sociale avec une intensité réelle, instaurer des débats, offrir des espaces où la parole a un sens, où elle influe sur les décisions. C’est là, et seulement là, qu’une action peut devenir véritablement bénéfique, car elle naît du respect et non de l’écrasement bienveillant.

Le lecteur attentif, aimerait sans doute me voir portée par ces phrases, m’entendre dire que je suis prête, que c’est le moment, que ces affirmations soutiennent mon entrée dans ce métier, qu’elles me rassurent. Et dans une certaine mesure, c’est vrai. Je pense que directrice d’établissement social et médico-social n’est pas de ces métiers qui s’apprennent en deux ans, en formation. Il faudra accepter de se tromper, tâtonner, hésiter. Ce rôle, il faudra l’éprouver pour l’apprivoiser, le faire mien, tout en me laissant guider par ces phrases qui continueront à orienter mes actions.

Je signe la feuille d’émargement, un dernier instant de pause avant l’élan. Et je saute. Je me lance. Sans blazer, certes, mais avec une conviction intime : ce métier, je vais l’aimer, je le sais.

Hortense Fourcade

Carte d’identité

Nom. Hortense Fourcade

Formation. Élève Directrice d’établissement sanitaire, social et médico-social (D3S) - Promotion 2024/2025, EHESP.

Publié dans le magazine Direction[s] N° 236 - décembre 2024






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