« Sérieux comment tu t’affiches ! » ; « T’as vu ta dégaine ? » ; « Et ta pote là… ça me dégoûte que tu traînes avec ces gens-là ! »… Ces commentaires sont ceux de Jo, un personnage fictif qui échange des textos avec sa petite amie. Deux collégiennes de troisième, venues avec leur classe au forum Giga la vie, une action de prévention santé organisée à Châtillon (Hauts-de-Seine), se sont glissées dans la peau de la petite amie, le temps d’un atelier organisé par le Mouvement du Nid, association reconnue d’utilité publique de lutte contre la prostitution. Les adolescentes doivent choisir les réponses parmi celles proposées dans une interface en ligne, dont le design rappelle celui d’un écran de téléphone portable. « Vous en pensez quoi des mots utilisés par Jo ? Vous trouvez ça gentil ? demande Louise-Marie Giacomuzzo, l’une des animatrices en prévention. Vous comprenez ce que Jo insinue avec ces propos ? »
Ce jeu est un des contenus du dispositif en ligne « Y a quoi dans ma banane ? », conçu par le Mouvement du Nid. Objectif ? Sensibiliser les mineurs aux violences sexistes et sexuelles, dont la prostitution. « Outre l’accompagnement des victimes, nous travaillons en amont sur les causes et les conséquences de la prostitution. Nous souhaitons éduquer les jeunes à identifier les relations toxiques et leur donner envie d’avoir de plus grandes ambitions dans leurs relations amoureuses et sexuelles, de sorte que ces relations les rendent heureux et valorisent leurs compétences, explique Stéphanie Caradec, directrice du Mouvement du Nid-France. Qui insiste : La prostitution n’arrive pas, d’un coup d’un seul, cela se situe dans le continuum des violences conjugales, sexistes et sexuelles. »
Face au déni des jeunes
Si la prostitution des mineurs n’est pas un phénomène nouveau, elle est toutefois plus visible et plus médiatisée ces dernières années. Sans pouvoir l’affirmer par des statistiques, « tout nous amène à penser que le phénomène est quantitativement plus important aujourd’hui et ce, en grande partie du fait des usages du numérique », poursuit la responsable associative. Selon les observations des associations sur le terrain, entre 7 000 et 20 000 mineurs sont en situation de prostitution. Ce qui est certain, c’est que ces cinq dernières années, le Mouvement du Nid reçoit des demandes d’intervention toujours plus nombreuses des professionnels de l’Éducation nationale et de la Protection de l’enfance, démunis face à ces situations. « Nos ressources ne sont pas illimitées : nous ne pouvons pas nous rendre partout où nos interventions et animations sont sollicitées », souligne Claire Quidet, présidente de l’association.
À cette demande en forte croissance, s’ajoute une difficulté : la plupart des jeunes en situation de prostitution sont dans le déni et ne se considèrent pas comme victimes. La banalisation de la diffusion d’images violentes ou de prostitution, l’accès facilité à la pornographie ou encore les stéréotypes véhiculés par les discours et sur les réseaux sociaux « concourent à une normalisation des rapports sexuels violents », résume Stéphanie Caradec. Les jeunes méconnaissent encore les fondamentaux du consentement et confondent les signes de la passion, de l’amour et certaines violences. Nombreux sont ceux à « trouver normal d’accepter un acte sexuel pour faire plaisir à l’autre ou pour avoir la paix, voire ils sont flattés quand le petit ami se montre possessif et jaloux », illustre Élise Guiraud, cheffe de projet au Mouvement du Nid.
Dans la peau d’une victime
Ces constats ont amené l’association à réfléchir à la conception d’un outil qui puisse répondre aux besoins des professionnels et des jeunes eux-mêmes. Pour construire le dispositif, l’équipe dédiée à la prévention s’est appuyée sur son expérience du terrain et sa connaissance de ce public. Elle est partie de « l’idée que pour comprendre ces violences, il faut que les jeunes puissent se glisser dans la peau d’une victime », pointe Élise Guiraud. D’une part, pour développer l’empathie envers les victimes. De l’autre, pour reconnaître des situations qu’ils ont vécues ou dont ils ont été témoins. Ce qui implique « un outil adapté aux jeunes, à leur façon de parler, de communiquer et qui comporte un volet ludique et interactif », décrit l’animatrice de prévention d’Occitanie, Anne-Marie Le Borgne.
L’équipe a travaillé six mois à l’élaboration d’un cahier des charges à travers des ateliers, puis a confié la réalisation à des agences de communication. Le résultat est un site internet dédié avec un nom fun, « Y a quoi dans ma banane ? », et des couleurs pop et joyeuses. Pourquoi ? « Parce qu’on veut aussi aborder l’amour et la sexualité de façon positive », souligne Stéphanie Caradec. « On a tout de suite aimé l’idée de l’objet du sac banane, dans lequel on peut tout mettre. Pour les jeunes, c’est aussi un objet familier et presque intime, puisqu’il est porté près du corps », pointe la cheffe de projet.
Autodiagnostic
Dans cette sacoche virtuelle, on trouve un « téléphone portable » pour tchater, une bande dessinée, des écouteurs pour écouter (bientôt) ou lire des témoignages authentiques, un jeu d'enquête du type Où est Charlie? pour repérer des situations de violences, ainsi qu’un carnet avec des infos et adresses utiles et l’accès direct en un clic à des lignes d’écoute (119, 3020 et Fil santé jeunes). Ce dispositif « permet de repérer les situations de danger, identifier les déséquilibres dans des situations amoureuses, des situations d’emprise et comprendre la stratégie de l’agresseur. L’idée aussi est de former de futurs citoyens avec un esprit critique, décrit la présidente du Mouvement du Nid. Notre démarche s’inscrit dans le renforcement des compétences psychosociales ». Le 20 novembre 2023, à l’occasion de la Journée mondiale des enfants, le site « Y a quoi dans ma banane ? » a été officiellement lancé. Très vite, il est utilisé par les animateurs, pour leurs actions de prévention, dans les établissements scolaires, les structures de l’aide sociale à l’enfance et de la Protection judiciaire de la jeunesse où ils interviennent au quotidien.
Retour au forum Giga la vie, à Châtillon. Malgré le brouhaha ambiant, deux collégiennes sont plongées dans leur conversation fictive avec Jo. À travers ses propos, le jeune homme « menace », « cherche l’embrouille », « tente d’isoler la fille », relève avec clairvoyance l’une des deux adolescentes. L’autre est plus circonspecte et cherche des excuses au petit ami violent. « Ce serait bête de gâcher une relation pour une tenue. S’il parle mal, c’est peut-être qu’il est fatigué ou stressé. S’il a échangé ses nudes contre des places de concert, c’est peut-être qu’il avait des problèmes d’argent », tente-t-elle de justifier. Sa camarade réagit : « Non mais, attends, c’est violent ! Il a vendu ton corps. Ton corps c’est ton corps. Il a trahi ta confiance ! »
Forger des esprits critiques
L’animatrice écoute, guide la conversation, facilite la parole. « Il n’y a pas de bonne ou de mauvaise réponse. Je ne suis pas là pour juger », indique-t-elle à la jeune fille visiblement troublée de ne pas partager la même opinion que sa camarade. Elle rappelle également la loi, décrypte la stratégie de l’agresseur et les situations d’emprise à l’œuvre dans ce jeu, et dans la vraie vie, et insiste sur la notion de « consentement » et ce qui établit une « relation saine ». Enfin, elle répète à plusieurs reprises les numéros d’écoute accessibles et disponibles dans la banane et la possibilité de parler à un adulte de confiance en cas de problème. « Cet outil est une sorte de “violentomètre”, d’autodiagnostic. Il ne s’agit pas d’apporter un savoir mais d’amener les jeunes à se forger un esprit critique, à se poser des questions sur les violences quotidiennes qu’ils peuvent subir ou dont ils peuvent être témoins, mais dont ils n’ont pas conscience. Pour finalement être protégés », commente Anne-Marie Le Borgne. Louise-Marie Giacomuzzo finit la séance en martelant les phrases à répéter à une victime, espérant que la jeune fille, qu’elle soupçonne de connaître ou d’avoir connu une situation de violence, les intégrera : « Ce type de situation n’est pas normal. Tu ne dois pas l’accepter. Ce n’est pas légal. Tu ne mérites pas ça. En tant qu’humain on n’a pas à subir ça. Je vais t’aider. Entendre ces mots fait du bien. »
Outre son utilisation durant les ateliers de prévention de l’association, « Y a quoi dans ma banane ? » est aussi consulté de façon autonome. En un an, le site a reçu 8 400 visites. Pour répondre aux demandes des professionnels souhaitant animer seuls des ateliers avec la banane, l’équipe de prévention a rédigé un guide d’animation, téléchargeable depuis le site. Ce guide, proposé depuis fin mai 2024, a été téléchargé 265 fois, soit une cinquantaine par mois. Aujourd’hui, l’association souhaite « changer d’échelle […] pour démultiplier [ses] actions de prévention. Il s’agit d’intervenir de façon plus large quand nos forces sont limitées », assure Claire Quidet.
Des projets de développement
Plusieurs projets sont ainsi dans les tuyaux : déploiement d’une formation en e-learning pour accompagner les professionnels dans la prise en main d’outil de la banane, diffusion de marque-pages avec un QR Code dirigeant le jeune public vers le site de la banane lors des interventions de l’équipe, ou encore création d’un compte Instagram spécifique. Autre projet : le lancement en 2025 d’une étude d’impact qui visera à mesurer les effets des actions de prévention, notamment dans la compréhension des mécaniques à l’œuvre dans les violences sexistes et sexuelles et la modification des comportements en tant que proche, témoin ou agresseur potentiel. « Après les interventions, des jeunes viennent fréquemment nous parler de situations vécues ou dont ils sont témoins », pointe Anne-Marie Le Borgne. C’est d’ailleurs ce qu’il s’est passé au forum Giga la vie. Encouragée par ses copines, une jeune participante a pu se confier à l’animatrice. Comme tant d’autres jeunes sensibilisés, la « banane » aura permis une prise de conscience et surtout une orientation ad hoc vers des professionnels. Libérer la parole, c’est bien l’objectif de cet outil.
Alexandra Luthereau - Photo : William Parra
Le jury a aimé
Un outil concret, clé en main, diffusable partout, qui permet de libérer la parole par le jeu sur un sujet de société majeur, sans stigmatiser. Le tout porté par un très bon appareil méthodologique à impact.
À encourager !
« Un outil ludique et interactif »
Chloé Baudry, coordinatrice du programme PARÉ contre la prostitution des mineurs à la fondation Droit d’enfance
« Depuis décembre 2022, La fondation Droit d’enfance a lancé le programme national PARÉ contre la prostitution des mineurs, soutenu par les pouvoirs publics dans le cadre des plans 2021 et 2024 de lutte contre le système prostitutionnel. Dans ce programme, nous recensons les acteurs, les ressources et les outils existants sur le sujet dans les territoires pour alimenter le centre de ressources, qui s’adresse aussi bien aux professionnels qu’aux jeunes et à leurs parents et proches. C’est dans ce cadre que nous y avons ajouté le dispositif “Y a quoi dans ma banane ?”. Son aspect ludique et interactif nous a paru intéressant, tout comme les volets témoignages et BD car ça parle aux jeunes. En plus, l’outil propose les contacts utiles et des numéros d’aide. Cela ne concerne pas uniquement la prostitution mais plus généralement les violences sexistes et sexuelles. D’ailleurs, d’après les remontées des professionnels de terrain, on observe que parler d’emblée de prostitution n’est pas forcément une bonne porte d’entrée. Nous avons ainsi conseillé “Y a quoi dans ma banane ?” à plusieurs reprises à des professionnels qui nous ont demandé des outils numériques et ludiques, pour pouvoir accrocher les jeunes et qu’ils puissent s’en saisir. »
En chiffres
Mouvement du Nid-France :
- 28 délégations locales dans 30 départements ;
- Près de 20 000 jeunes sensibilisés chaque année ;
- 1 800 personnes accompagnées en 2023 dont 131 en parcours de sortie de la prostitution ;
- Plus de 1 000 professionnels formés en 2023 ;
- Une trentaine de membres impliqués dans la prévention au Mouvement du Nid dont 9 salariés.
« Y a quoi dans ma banane ? » :
- Budget du dispositif : 90 000 euros ;
- En 2024, 8 400 visites du site ;
- 265 téléchargements du guide d’animation d’un atelier avec « la banane ».
Publié dans le magazine Direction[s] N° 236 - décembre 2024