« Continuer sur cette trajectoire jusqu’à fin 2020 pourrait engendrer un déficit de 100 000 euros. » Entre renfort systématique de personnels avec un surcoût de l’ordre de 20 % de la masse salariale, surconsommation de matériel de soin et de protection à usage unique et conditionnement spécifique pour les repas en chambre des résidents, Pierre Gouabault, directeur d’établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) publics en Centre-Val de Loire, admet oublier ses références financières d’avant-crise. Et s’estime heureux car, début mai, aucun cas de Covid-19 n’était déclaré dans les trois structures qu’il dirige. Il en va différemment dans un Ehpad où il a assuré un remplacement de quelques semaines, dans lequel des résidents ont été infectés par le virus : « Les dépenses de personnel ont affiché une hausse de l’ordre de 50 %, avec prise en charge des frais de déplacement et de logement de professionnels recrutés dans toute la France. »
Des estimations chiffrées difficiles
Dans les Ehpad comme les autres établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS), la crise sanitaire a engendré des surcoûts massifs. « Si les estimations chiffrées sont difficiles à ce stade, les dépenses directes sont liées aux équipements de protection individuels (EPI), à la gestion particulière des déchets nécessitée par la crise, au lavage des locaux et, pour les acteurs de l’accueil, hébergement, insertion (AHI), aux frais engagés pour l’aide alimentaire en raison de la suspension de distributions habituelles », énumère Aurélie Valleix, conseillère technique Gestion, tarification, régulation à l’Union nationale interfédérale des œuvres et organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux (Uniopss). Qui pointe des surcoûts indirects parfois difficilement objectivables, « à l’image du matériel numérique pour assurer la continuité de l’accompagnement ou des frais de sécurité et gardiennage pour les structures temporairement fermées ».
Si bien que la fédération d’employeurs Nexem a encouragé ses adhérents à créer une ligne comptable pour tracer les dépenses liées au Covid-19, signale Marie Aboussa, directrice du pôle Gestion des organisations : « Si la crise a des impacts financiers immédiats, il ne faut pas oublier ceux liés au déconfinement, tels les coûts de prestataires assurant de nouveaux protocoles de bionettoyage, notamment pour des établissements sociaux qui n’avaient pas l’habitude de ces procédures face au risque infectieux. »
En parallèle, moins de recettes pour certaines structures accusant des difficultés croissantes de trésorerie. « En Ehpad, 60 % du chiffre d’affaires repose sur le paiement des tarifs hébergement et du ticket modérateur de l’aide personnalisée à l’autonomie (APA), réglé par les personnes et leurs familles, soulève Antoine Perrin, directeur général de la Fédération des établissements hospitaliers et d’aide à la personne, privés non lucratifs (Fehap). Malheureusement, en raison des décès liés au Covid-19, les Ehpad enregistrent une baisse importante de leur taux d’occupation. En simulant un scénario pessimiste d’arrêt des admissions sur deux mois conjugué à un taux de décès de 20 % et un retour à pleine capacité sur huit mois, ce sont 170 millions d’euros qui seraient perdus sur les 97 000 places de notre réseau. »
2020, année blanche ?
Les pouvoirs publics ont certes pris des mesures de maintien de financement en cas de sous-activité ou de fermeture temporaire liée à l’épidémie et de report des délais relatifs aux procédures administratives, budgétaires et comptables [1]. « Mais des incertitudes planent encore sur la sécurisation de certains ESSMS, dont ceux relevant de plusieurs financeurs ou des conseils départementaux », relève Aurélie Valleix.
Par ailleurs, l’accès aux dispositifs d’aide étatique a été contrarié pour les associations gestionnaires. « Outre l’explosion des demandes auprès des directions régionales des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte), certaines ont estimé qu’il ne pouvait y avoir de chômage partiel dès lors qu’une part de l’activité se poursuivait dans la structure, illustre Hugues Vidor, président de l’Union des employeurs de l’économie sociale et solidaire (Udes). Hormis de longs délais pour l’accès aux prêts garantis par l’État, des banques considèrent que l’emprunt ne peut s’effectuer qu’à hauteur des fonds propres. Or, ceux-ci ont parfois drastiquement diminué. Et il faut pouvoir établir un plan de trésorerie, ce qui est extrêmement complexe au vu de l’absence de visibilité liée à la crise. » Difficultés relayées par le Mouvement associatif qui, début mai, s’inquiétait du manque de consignes claires de l’exécutif sur le maintien des subventions aux associations, question réglée depuis par une circulaire de Matignon [2].
Les acteurs du secteur plaident ainsi pour une « année blanche », assortie de la suspension des tarifs plafonds en 2020 et 2021 pour les centres d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) et les établissements et services d’aide par le travail (Esat) en tête – par ailleurs dans l’expectative quant à la prise en charge du volet commercial de leur activité. Demande à laquelle semble déjà parer l’administration qui, tout en identifiant les postes de dépenses liées à la crise avec les représentants du secteur, fait savoir que « les éventuelles règles de convergence tarifaire sont indépendantes de la neutralisation de la modulation des financements » en 2020 [3].
Une prime à géométrie variable
Les circulaires budgétaires Personnes âgées/handicapées et AHI, promises à partir de juin, répondront-elles aux espérances des acteurs ? « Nous ne sommes pas à l’abri d’interprétations rigoristes du cadre général qu’est l’instruction budgétaire, laissées à discrétion des autorités de tarification, avertit Marie Aboussa. Le mot d’ordre est la vigilance pour 2020, mais elle devra se poursuivre sur la campagne 2021. » Quant aux risques de contentieux tarifaires, « il dépendra de la façon dont les surcoûts auront ou non été pris en compte par les autorités publiques, note Antoine Perrin. En tout cas, il est possible en inter-fédérations d’envisager et de valider un principe de class-action si nous constatons, collectivement, que le compte n’y est pas. »
Dans l’attente, une rallonge de 475 millions d’euros est prévue pour les Ehpad. Dont les personnels se voient attribuer une prime de 1 500 euros dans les 33 départements les plus touchés par l’épidémie (1 000 euros ailleurs). Même chose pour les professionnels des structures du handicap financées en tout ou partie par l’assurance maladie. Pour le secteur AHI, une somme de 1 000 euros est validée, se félicitent les associations. Qui appellent à ne pas oublier les dispositifs spécifiques comme les lits halte soins santé (LHSS) et d’accueil médicalisés (LAM).
Quid de la protection de l’enfance ou de l’aide à domicile ? Mi-mai, les « échanges » se poursuivaient entre l’État et les départements sur les modalités de financement… Des services d’aide à domicile déjà « acteurs de deuxième choix dans la première ligne », pointe Hugues Vidor, également directeur général de la fédération Adedom, rappelant leurs difficultés d’accès aux EPI. Au-delà de la prime, dont les représentants du secteur exigent qu’elle soit financée par l’État au nom de la solidarité nationale, ceux-ci en appellent à une revalorisation des métiers. Le 18 mai, l’ADF a promis d’« engager une discussion avec les fédérations pour la mise en œuvre d’un plan concerté » en lien avec la CNSA. Message entendu ?
[1] Ordonnances n° 2020-313 et n° 2020-318 du 25 mars 2020
[2] Circulaire du Premier ministre n° SG-6166 du 6 mai 2020
[3] Instruction n° DGCS/5C/2020/54 du 27 mars 2020
Justine Canonne
Publié dans le magazine Direction[s] N° 187 - juin 2020