C’est peu de dire que l’ensemble du champ social et médico-social a été et demeure un acteur majeur de la gestion de la crise liée au Covid-19, mobilisant de façon souvent exemplaire l’ensemble de ses composantes humaines et organisationnelles dans des conditions particulièrement complexes. En cela, les acteurs du champ ont « fait le job » : en appui sur leurs compétences, leur connaissance des personnes en situation de fragilité, leurs potentiels, leurs réseaux, leur héritage culturel, éthique et leur sens de l’intérêt général.
Cela fut rude, anxiogène, exigeant. Cela fut exaltant et solidaire.
Que restera-t-il de cette période inédite ? Qu’a-t-elle révélé, confirmé ? Quelque chose de fondateur s’y est-il joué ?
Le secteur a tenu bon
Très vite, il aura fallu s’adapter aux conséquences d’un confinement aussi inattendu qu’inexploré. À l’exception du secteur des personnes âgées, plus visible, c’est sans l’ombre d’une attention médiatique, à peine celle des autorités nationales, que dans le champ du handicap, de la protection de l’enfance ou de l’exclusion, de l’intervention à domicile…, les acteurs ont su s’organiser pour répondre aux consignes sanitaires, nombreuses, confuses parfois, se faisant un devoir de ne pas rompre les relations, veillant à protéger de l’épidémie les personnes et les professionnels, s’ingéniant à rompre l’isolement pour pallier les manques et mutualiser les moyens.
C’est un premier enseignement qu’il convient de ne pas négliger : tout au long de cette crise, le « vieux » champ social et médico-social « à la française », tant contesté, a tenu bon. Il a montré toute son utilité, témoignant de l’extrême importance de nombre de ses « murs » pour la protection de la santé des plus fragiles, de la réactivité de ses équipes professionnelles face à l’inattendu, de la solidité de ses expertises pour maintenir le lien, de la richesse de son implantation sociale locale. Restons lucides : tout cela s’est déroulé d’inégale manière sur les territoires et il y a sans nul doute eu, ici ou là, moins d’engagement, plus de difficultés à s’accommoder des circonstances. Mais nul doute que la crise et notamment le confinement ont apporté des réponses qui plaident en faveur de la construction d’une société plus inclusive et protectrice, ancrée sur l’expérience et les dispositifs existants, sur la capacité de beaucoup d’acteurs à innover.
Une indéniable capacité créatrice
Cette capacité créatrice se fondant sur les solidités du « monde d’avant », la plupart des acteurs ont su la convoquer, réinventant nombre de leurs pratiques. Dans le registre de l’accompagnement comme de l’organisation du travail, de la coopération territoriale et à bien des égards, du management. Cette indéniable capacité à produire d’autres façons d’être et de faire en a enthousiasmé plus d’un. Nombreux sont ceux qui en ont rapidement déduit que nous serions là devant « LE » fait majeur à retenir : la crise est une opportunité, un « accélérateur de la transformation de l’offre », l’inspiratrice inattendue de multiples bricolages vertueux dont il faut envisager la reproductibilité au service de la société inclusive du « monde d’après ». Et, alors même que la crise est encore là, il faut vite identifier, analyser, modéliser, déployer, se profilant déjà des injonctions à se saisir, sans même les avoir évaluées, de ces nouvelles pratiques. Certes, l’émergence de ces dernières, dont certaines « hors les murs », à distance ou à domicile, recourant ici ou là aux relations connectées, valorisant l’autonomie et la responsabilité des professionnels, (re)découvrant et (re)mobilisant les ressources des « usagers », ouvre de nouveaux horizons. Certes, il faut les regarder dans leur capacité à trouver place au service de l’inclusion. Mais s’il s’agit d’un enseignement de la crise, cela en constitue-t-il « LE » fait majeur ? Et si elle a permis, incontestablement, l’émergence de pratiques nouvelles, qu’est-ce qui a permis à tant d’acteurs de les produire ?
Penser et agir en acteurs autonomes
Dans cette situation exceptionnelle, où nombre des repères ont été bousculés, où la très prégnante régulation administrative des liens entre acteurs a vite montré ses limites, les gestionnaires, les directions et les professionnels ont le plus souvent dû se « débrouiller ». Puisant dans leurs ressources individuelles et collectives, dans le simple bon sens parfois, pour trouver des réponses permettant de concilier rigueur des mesures sanitaires et réalités humaines, vision globale centralisée et prise en compte des singularités territoriales. Ce faisant, ils ont « repris la main » sur leur destin, allant parfois jusqu’à s’affranchir, par choix ou nécessité, du poids des réglementations. Ainsi, devant des pouvoirs publics relativement déconcertés par l’immédiateté des difficultés, penser et agir en acteurs autonomes est devenu ou redevenu une priorité. Se libérer du trop-plein de conformité et de normes est apparu comme une nécessité. À nouveau, partager la responsabilité s’est érigé en évidence. Ici, c’est clairement la posture des acteurs et la nature de leurs relations qui ont été, parfois profondément, impactées par la crise.
Nombre de témoignages indiquent que la plupart des postures et relations établies ont été touchées : celles des autorités publiques avec les organisations gestionnaires, celles des cadres de direction avec les équipes professionnelles, celles des intervenants avec les personnes accompagnées et leurs aidants… Le phénomène n’a rien d’exceptionnel : face à la dimension parfois tragique de son destin, l’humain ne manque jamais de renouer avec ce que sont les fondements de sa capacité à vivre en société. Devant la fragilisation, voire l’inefficacité des « liens institutionnels conformes », la confiance, l’empathie, l’aptitude au doute, la prise de risques partagée, le courage politique, les solidarités de territoire sont revenus en force pour apaiser les peurs, alimenter la pensée, orienter les décisions, mais aussi infléchir ou réinventer les pratiques. Alors même que le « système » se trouvait fortement mis à l’épreuve, de nombreux acteurs de terrain se sont vite ressaisis de l’essentiel : resituer, restaurer et resserrer les liens.
Renouer avec la confiance en l’autre
Nul doute qu’un des enjeux majeurs aura alors été la capacité des équipes de direction à incarner le retour en force de ces valeurs essentielles : la confiance en l’autre, la valorisation de l’action solidaire, l’ancrage du destin collectif dans l’autonomie des personnes… Nul doute aussi que pour beaucoup de professionnels sont revenues au premier plan de leur motivation des notions comme l’engagement ou la vocation, reléguant parfois les préoccupations plus corporatives ou de confort au second rang. Certes, là aussi, pas d’angélisme : tout n’aura pas « coulé de source » et le propos n’est pas de dire que tout le champ serait exempt de critiques. Mais au bout du compte, c’est là que s’est joué, dans la crise, « LE » fait majeur, un mouvement potentiellement (re)fondateur : le retour à un positionnement où la « prise en soin » l’emporte sur l’efficience, où la réflexion partagée prévaut sur l’injonction, où l’initiative et la prise de risque reprennent leur juste place, resoudant les acteurs autour d’un objectif commun, la protection des personnes les plus vulnérables, avec un consensus fort sur la nécessité de tout mobiliser dans ce but, quitte à ignorer la plupart des vents contraires habituels. Il aura fallu pour cela que tous soient de nouveau convaincus d’être dans un « même bateau » prenant l’eau de toutes parts : autorités de contrôle, gestionnaires, cadres, professionnels, personnes accompagnées, aidants, partenaires de droit commun, toutes et tous devant faire face aux mêmes urgences, aux mêmes inattendus et pour ce faire, renouant avec la confiance en l’autre, avec les bienfaits de l’intelligence collective, de la créativité, des chemins de traverse et autres dérogations à « l’habitude ».
Une réelle écoute
Dans ce registre, outre tout ce qui s’est joué dans le cadre des relations employeurs/salariés, accompagnateurs/accompagnés, où en particulier le recours à la pleine autonomie des individus a souvent repris une place précieuse d’enseignements, les relations entre gestionnaires et autorités méritent toute notre attention. Dans une grande proportion des situations locales, les premiers ont été étroitement associés aux cellules de crise instituées par les seconds et plus souvent « qu’à l’ordinaire », entendus dans leurs demandes ou propositions, et sollicités dans la construction des réponses. Au niveau national, des organisations représentatives de certains champs (handicap, protection de l’enfance notamment) ont été conviées par les secrétaires d’État à des réunions où l’écoute a été le plus souvent réelle, suivie d’effets sur des points importants. Le secteur social et médico-social a ainsi paru « reprendre sa place » auprès d’autorités qui y ont contribué : soit qu’elles étaient déjà en appui sur ce type de proximité, soit qu’elles en ont mesuré à nouveau l’importance, soit que les faits l’ont imposé. Nous avons vu ainsi, pendant la crise, se dessiner un double mouvement : celui d’un recul du pilotage injonctif, technocratique voire défiant, qui depuis longtemps imprègne trop souvent la relation entre pouvoirs publics et acteurs nationaux et de territoire ; celui d’un recul, chez les acteurs de terrain, de l’hésitation à affirmer leur « regard critique », de la propension à trop céder au diktat de l’urgence. Un double mouvement qui interroge la pertinence des statuts réducteurs de « décideurs » et « d’opérateurs » et fait retrouver le chemin d’un lien partenarial entre des acteurs également concernés, impliqués et responsables.
Retrouver le pouvoir de dire et de faire
Saurons-nous tirer durablement profit de cela ?
Il faudra pour y parvenir, que les acteurs des organisations du champ renouent pleinement avec leur « pouvoir de dire et de faire », celui-là même que revendiquent aujourd’hui, à juste titre, de nombreuses personnes que nous accompagnons. Il faudra aussi que les autorités de contrôle et de financement, partout où cela est nécessaire, renouent pleinement avec un pilotage moins directif, gagnant en souplesse et en nuances. La crise a confirmé que toute politique publique, si elle n’est réellement coconstruite et cogérée, se heurte vite aux limites du réel. Sur les territoires, y compris au sein même de nos organisations, elle a montré que si l’écoute et la confiance président aux décisions, les choses vont mieux. Elle a fait réapparaître que faire valoir ses enjeux spécifiques est essentiel, que disposer d’un positionnement politique singulier et le faire valoir peut servir l’intérêt général. Au niveau national, elle a ouvert de nouveaux espaces de concertation, de construction commune, moins encombrés des effets délétères résultant de ces groupes de travail ou autres missions dont les contenus sont prédéfinis, intellectuellement enfermés dans des « lettres de mission » issues d’une seule part. Elle a aussi favorisé, à tous les niveaux, une accélération du rapprochement entre acteurs sociaux et de droit commun. Elle a clairement mis l’accent sur la nécessité, au sein de nos organisations, de favoriser l’émergence de professionnels pleinement autonomes et responsables, mieux reconnus.
La crise, avant d’être un « accélérateur de la transformation de l’offre », a montré que cette dernière doit absolument prendre source dans la pleine reconnaissance du capital d’expertise, de créativité et de coopérations dont les acteurs de terrain sont porteurs. Elle a confirmé que là où les autorités sont plus proches de ces derniers, à leur écoute, en capacité de moduler les rigueurs administratives, le pilotage gagne en ajustement aux réalités et en efficience. La crise ouvre ainsi la voie à ce que pourrait être un réel copilotage de la transformation de l’offre : il ne doit pas appartenir aux seuls pouvoirs publics, pas davantage aux seuls acteurs de terrain, d’en dire le contenu et d’en déterminer les contours. À l’aune de cette expérience, il nous faut poser, ensemble, le principe d’un retour à des relations équilibrées entre pouvoirs publics et acteurs nationaux et locaux pour la conduite et la construction de la transformation de l’offre et pour la mise en mouvement d’une société plus inclusive.
Il reste tant à faire
Rien ici, cependant, ne sera simple. Le rétablissement de telles relations ne se jouera pas que sur les territoires. Or, la crise a aussi clairement montré que pour nos gouvernants nationaux, culturellement, le champ social et médico-social n’est pas un acteur de santé. Le « Ségur » en a été une inquiétante démonstration. À l’heure où se dessinent des orientations qui visent à repenser dans sa globalité le système de santé, il ne sera pas aisé de faire valoir que la place du social et du médico-social doit être reconsidérée au point d'en instituer les acteurs pleinement coconstructeurs de cet horizon et des évolutions dont la crise a confirmé toute l’urgence. Attractivité des métiers, revalorisation des carrières, renforcement de l’autonomie et de la responsabilité des acteurs, affirmation de la nécessité de prendre appui sur la solidarité nationale pour veiller au maintien de l’autonomie de chacun, universalité des droits, respect du pouvoir de dire et de faire, équité de traitement, ajustement de la gouvernance aux besoins de cohérence et de coopération territoriale… Il reste tant à faire !
Quel enseignement majeur tirer de la crise ? Pour nous, membres du comité éditorial de Direction[s], c’est qu’il est indispensable qu’en toutes circonstances, en tous lieux, au sein de toute instance, l’écoute, la confiance en l’autre et la coconstruction président aux échanges, fondent les décisions et les orientations, structurent l’approche collective jusque dans sa contractualisation. Il n’y aura en effet de « monde d’après » à la hauteur des enjeux que si celui-ci est bâti sur ce qui, depuis la nuit des temps, a fondé les relations entre les humains : leur capacité à unir leurs liens pour faire société.
Le comité éditorial de Direction[s]
Le comité éditorial de Direction[s]
Jean-Michel Abry, directeur général des établissements, Association Valentin Haüy - Jean-Claude Bernadat, directeur d’établissement médico-social honoraire, consultant, formateur et évaluateur externe - Christian Berthuy, directeur général de la Fondation OVE, de l’association Amicial, et président du directoire d’Anphi-Vivre FM et d’OVE Caraïbes - Elsa Boubert, responsable de la filière D3S à l’EHESP et coordinatrice du réseau Cafdes - Cécile Chollet, directrice générale Solidarité du conseil départemental de Loire-Atlantique - Dominique Decolin, directeur du pôle éducatif de l’association Prado Bourgogne - Patrick Enot, formateur et administrateur de Nexem - Armelle de Guibert, directrice générale adjointe de l’association Aurore - Michel Laforcade, ex-directeur général de l’ARS Nouvelle Aquitaine - Philippe Lemaire, consultant et formateur - Albane Trihan, responsable du département Parcours, soins non programmés et lien ville-hôpital, à la direction de la Stratégie et de la Transformation de l’AP-HP - Dominique Villa, directeur général de l’association Aid’Aisne.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 192 - janvier 2021