Le paradigme de la performance commence à pénétrer le secteur social et médico-social. Les organisations, publiques et associatives, sont de plus en plus touchées par les mêmes logiques que l'entreprise et confrontées aux mutations du monde du travail. Par exemple, dans le secteur public, la loi organique du 1er août 2001 relative aux lois de finances, s'inspirant des principes de gestion de l'entreprise, a institué de nouvelles règles d'élaboration et d'exécution du budget de l'État. Il serait toutefois réducteur de penser la performance du monde de l'entreprise ou de l'administration publique, tout comme celle du tiers secteur, uniquement à l'aune de la rationalité financière. Si tel est le cas, les trois types d'organisation fonctionneraient sur les mêmes logiques, avec les mêmes managers et, peut-être, deviendraient-elles des bureaucraties de gérants, si on suit l'analyse du grand économiste Joseph Schumpeter.
Dans le secteur social et médico-social, l'action dirigeante est ainsi de plus en plus incitée à participer à une réorganisation efficiente, via un pilotage externe qui oblige les structures à la complémentarité et à la mutualisation, mais aussi à la redéfinition de leur gouvernance sur un territoire. Gouvernance et dirigeance sont donc amenées à travailler sur l'équilibre fragile de deux niveaux, pas toujours compatibles : le niveau interne (qui a besoin de stabilité, de sociabilité et d'une culture commune) et le niveau externe (qui demande plus de souplesse et de réactivité, en relation avec d'autres partenaires).
Mais, malgré les qualités que peuvent lui trouver certains politiques, administratifs et gestionnaires, la logique de performance reste pour les professionnels une affaire de technocrates, voire de bureaucrates. Alors que les dirigeants sont de plus en plus tirés vers des normes de gestion et des logiques de contrôle, les équipes, par une sorte de repli défensif, risquent de se fixer dans des représentations sacrées liées au monde des professions sociales, et dans le don et le contre-don avec les usagers. Ainsi, ce concept met les directeurs en position ambulatoire, l'encadrement intermédiaire en position tampon et les professionnels dans des situations paradoxales. C'est la raison pour laquelle, tout en créant les conditions d'une synergie de coopération dynamique, apprenante et stimulante pour tous, il est important que nous disposions d'une alternative stratégique pour les professionnels, les employeurs et le bien commun sociétal. Les enjeux sont de réussir à bâtir un plan d'action opérationnel, de fixer des objectifs clairs, de préserver le sens, de stimuler l'engagement. Et de garantir aux acteurs l'autonomie indispensable à leur exercice professionnel.
Les paradoxes
La performance trouve un consensus dans le monde de l'entreprise car elle est intrinsèquement liée à l'idée d'entreprendre. Il est communément admis qu'elle est appréciée par la sanction du marché. Or, souvent, l'application des techniques de gestion se résume à deux affirmations réductrices : il serait possible de produire autant et efficacement en réduisant les moyens ; il serait possible de produire plus et efficacement avec les mêmes moyens. D'aucuns réduiraient même la performance à deux critères : input et output. Pour ceux-ci, peu importe la méthode, les processus et les moyens, seul le but compte.
Mais aujourd'hui de nombreux spécialistes alertent sur ces paradoxes, et montrent comment dirigeants et professionnels peuvent être pris par un système qui les dépasse. Ce dernier, qui fait fi d'une analyse systémique préalable, exacerbe les dimensions paradoxales et les objectifs de travail contradictoires. Générateur de stress permanent, d'états dépressifs et de mécanismes de défense, il oblige parfois les acteurs à devenir des stratèges du… désengagement professionnel. Si l'on suit l'analyse du sociologue Alain Touraine (1), plus une organisation se préoccupe principalement des logiques gestionnaires, en négligeant les autres dimensions, plus elle enlève l'utopie aux organisations, et plus ces dernières cherchent à être créatrices d'utopie dans d'autres espaces. Si cette prédiction se réalise, nous avons de quoi nous inquiéter pour les nôtres !
Des critères démocratiques et environnementaux
Or, le monde associatif dispose d'un avantage indéniable. Il peut, dans une logique locale et nationale, revendiquer la dimension entrepreneuriale en intégrant à un fonctionnement souple et coopératif, des critères de performances sociale, citoyenne, démocratique et environnementale.
Par sociale, on entend la capacité qu'ont une organisation, ses dirigeants et ses professionnels à tisser ensemble une valeur ajoutée durable, une culture de coopération performante. Cette dynamique leur permet d'élaborer conjointement un protocole, avec des critères et des objectifs partagés. Ceci invite donc les gestionnaires à se doter d'un référentiel managérial et collaboratif propres aux organisations apprenantes. Les stratégies de l'évitement, associées à une gestion centralisée et standardisée des pratiques, deviennent anxiogènes. Ce que peut empêcher toute véritable organisation souple, organique et performante.
Quant au critère environnemental, il faut entendre une responsabilité politique au sens noble, car écologique, sociale, démocratique et économique. La performance du tiers secteur doit se mesurer par le niveau de participation des usagers et des citoyens au cœur du projet. Mais aussi par l'analyse du degré d'apprentissage organisationnel interne, ainsi que par la capacité de redéploiement des moyens humains sur un territoire.
Un autre enjeu stratégique consisterait à travailler sur une véritable gestion des âges et des compétences, grâce à une politique des ressources humaines et une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences créatives, volontaristes et socialement responsables.
Ainsi, la véritable performance se construit à des niveaux d'analyse heuristiques et multidimensionnels. Elle oblige à l'instauration d'une culture du résultat avec une dimension humaine et démocratique qui demeure au cœur des préoccupations des organisations citoyennes.
Des stratégies alternatives
Dans les organisations du secteur, il reste un enjeu fort : celui du sens. Car si auparavant celui-ci était donné de manière centralisée (textes, conventions, moyens renouvelables), sa recherche, dans une logique dite de néomanagement, devient principalement du sur-mesure. Dès lors, dans les mutations actuelles, la production locale et collective du sens est un des véritables enjeux de l'appropriation des logiques de performance par les gestionnaires, publics et associatifs.
Sur un autre plan, la performance cherche des résultats tangibles, elle est pragmatique, elle évalue en sanctionnant l'action des managers. Ce qui est en soit évident ! Comment contester une culture du résultat même dans le travail social ou dans le domaine de la santé ? Je propose que la performance renforce les fonctions directoriales (gestionnaires, directeurs et cadres intermédiaires) en les mettant en position d'animer et de diriger véritablement. Ainsi, elle les obligera à entreprendre en étant mobiles, à prendre des décisions, à sortir de la logique du toujours plus, à rendre compte de leur capacité. Et à faire passer les organisations d'un état de fonctionnement à un autre.
Il se trouve que, faute de sens et de pratiques partagées, les logiques de performance, appliquées sans réflexivité discursive et stratégique, peuvent se transformer en gestion du désordre, voire de désordre permanent, vidant les organisations de ce sens partagé. Quelle est donc la performance recherchée ? Efficience économique et du service rendu, ou efficience néotayloriste, voire bureaucratique et mécaniste ?
Comme toujours, surtout en phase de mutation, le vide d'analyse, d'animation et le manque de sens tirent les organisations qui les subissent vers le désordre. Dans une fonction managériale modernisée, les directeurs et cadres performants peuvent travailler la performance avec leurs équipes sur trois points : la rigueur dans le pilotage des projets, le sens partagé dans l'animation et le développement du projet, ainsi qu'une fine analyse dévoilée des motivations et des intérêts des acteurs dans la réussite ou la mise en échec des projets.
Nouvelle posture managériale
Les transformations auxquelles le secteur est confronté rendent donc incontournable une évolution de la posture dirigeante. Les managers deviennent non seulement des gestionnaires de l'existant, dans une position hiérarchique supérieure traditionnelle, mais aussi de véritables animateurs, conseillers et pédagogues, capables de construire des ponts et des liens horizontaux et latéraux entre des niveaux différents de l'organisation et auprès d'acteurs différents, en interne et en externe, privés et publics.
Notre positionnement et notre posture dirigeante pourraient s'inspirer de l'éclairage du sociologue Norbert Alter qui disait ceci (2) : « Cosmopolites, francs-tireurs, portiers, passeurs, marginaux sécants, traducteurs, innovateurs et pionniers. Tous ces termes montrent que les innovateurs parviennent à faire passer des nouveautés d'un monde à un autre et que, pour ce faire, ils mobilisent une expérience sociale particulière, celle d'habiter au moins deux univers ».
(1) Production de la société, Alain Touraine, éd. du Seuil, 1973
(2) L'innovation ordinaire, Norbert Alter, éd. Quadrige/Puf, 2010
Abderrazzak Izzar
Carte d'identité
Nom. Izzar
Prénom. Abderrazzak
Fonction actuelle. Directeur d'établissement de protection de l'enfance, foyer éducatif La Maisonnée, à Macon (Saône-et-Loire), association du Prado Bourgogne
Publié dans le magazine Direction[s] N° 92 - février 2012