Philippe Poirier, consultant et responsable de formation à l'EFPP
Les cadres de direction ont pour mission d’organiser l’établissement ou le service dont ils ont la responsabilité et d’impulser des relations de travail qui répondent au mieux aux besoins des personnes accueillies. Mais force est de constater qu’ils se réfèrent trop souvent à des principes qui ne répondent pas à ces objectifs. Par exemple, le seul statut ne suffit pas à imposer des règles, puis à imaginer que cela suffira pour qu’elles s’appliquent. Les travaux du sociologue Michel Crozier en particulier, ont montré le décalage entre l’organisation réelle et celle pensée par le management. Ce décalage est parfois apparenté à des « résistances au changement » qui consistent de la part des professionnels, à faire croire qu’ils répondent à la commande en ne changeant rien, ou si peu, à leurs pratiques. Plutôt que d'étudier de nouvelles modalités de collaboration, le management a cherché à contourner ces difficultés pour obtenir du salarié qu’il applique ce qui lui était demandé (1). Mais aujourd’hui, il s’avère nécessaire de renouveler le management.
Susciter l’adhésion et l’envie de partager
Pour cela, il faut revenir à des principes opérationnels répondant à des options volontaristes dans le choix des dispositifs organisationnels et des styles de management qui les accompagnent. Il faut en effet un certain courage pour prendre le contre-pied du modèle de management gestionnaire dominant.
Ainsi, les cadres de direction doivent susciter l’adhésion des équipes, les intéresser, les mobiliser, susciter l’envie de partager les points de vue autour de la mission qui les réunit. Ils doivent ainsi instituer comme norme, afin de les rendre « naturels et liants », les principes de contribution et de relance constructive. Ce que nous pourrions traduire par : « Comment puis-je être ressource pour le collègue et comment le collègue peut être ressource pour moi, afin que nous répondions au mieux à notre mission commune ? » Les discours sur le management se retrouveront aisément dans ce propos. Mais jusque là ceux-ci ne dépassent pas le stade de l’incantation, le souhait de faciliter des échanges constructifs se heurtant à une conception des rapports de travail inconciliable avec leur réelle mise en œuvre.
La réalisation des tâches et des missions sont soumises à des contraintes importantes, ne serait-ce que parce que nous dépendons régulièrement des collègues pour les réaliser. Il est généralement admis que cela fragilise celui qui dépend des autres, dans la mesure où il sera considéré comme fautif s’il n’obtient pas la collaboration de ses collègues. Cette analyse marquée par une lecture individualiste des relations de travail ne tient pas, dès lors que le management adopte le modèle qu’avec d’autres (2) nous proposons.
Bien sûr, certains y verront les conditions nécessaires à la cohésion de toute équipe de travail et ils pourront, à raison, estimer que cela n’apporte pas de réponses à la cohérence tout aussi nécessaire, les deux conditionnant ce qu’il est convenu d’appeler la « bonne gouvernance ».
Régulation, créativité, réactivité
Les cadres de direction créeront donc les conditions du dialogue par la mise en place d’un dispositif adapté, en favorisant les échanges entre collègues et en permettant à chacun de défendre la légitimité de ses arguments. Ce qui suppose en retour, grâce au principe de réciprocité, d’entendre les arguments de ses collègues. La confrontation des points de vue, délimitée par le cadre, en référence à la mission et à l’objet de l’échange, caractérisera le processus délibératif. Ce dernier favorise la régulation, la créativité, la réactivité. « Une telle approche fera exploser l’autorité du cadre », entendons-nous souvent. C’est donner peu de crédit à la fonction de régulation du manager, qui garantit que les échanges, les arguments avancés se situent à l’intérieur d’un dispositif, d’une mission, de règles et de normes de fonctionnement qui délimitent l’espace de travail et conditionnent la qualité du dialogue au sein de l’institution.
Ajoutons également que dans ce rôle, le cadre devra être particulièrement attentif aux faits d’injustice, en ne les laissant pas se transformer en un sentiment diffus, qui cristallise les représentations et qui produit des effets tels que « l’exploitation victimaire ». Dans ce contexte, le processus de décision doit être clairement posé. Par exemple, certaines réunions nourriront le débat, tandis que d’autres serviront à s’accorder de telle sorte que les décisions prises ne soient pas incompatibles avec les positions de chacun. Il arrive aussi que des réunions permettent d'entendre les différents points de vue avant de prendre une décision. Évitons la confusion qui conduit à penser que favoriser le dialogue consiste à aboutir à un consensus.
S’appuyer sur le dialogue suppose d’accepter la controverse, d’une part, et l’avancée chemin faisant, d’autre part. Cela signifie notamment que les raisonnements linéaires tels que la définition des objectifs, la mise en place de moyens suivis de l’attente de résultats prédéterminés, ou encore ce que j’appelle le « management virtuel » qui consiste à concevoir seul ou en équipe de direction, à informer les salariés des décisions prises, puis à imposer leur exécution, ne tiennent plus. Ce qui déroute nombre de cadres qui n’ont reçu que ce type de formation.
Une ouverture à la relationnalité
Ces modalités d’organisation des relations de travail ne supportent pas une organisation taylorienne (3) qui se traduit en particulier par une division verticale du travail reposant sur une séparation de la conception par l’encadrement et de sa mise en œuvre par le personnel. Malheureusement, elle est très présente dans les établissements et services sous prétexte de rationalisation des pratiques et des coûts. Le dispositif efficient ne se construit pas à partir du seul calcul de ratios, de l'élaboration d’indicateurs quantitatifs déconnectés de la réalité de travail. Trop nombreuses sont les équipes dirigeantes de plus en plus déconnectées de l’objet de travail et qui s’étonnent de voir les souffrances au travail et autres risques psychosociaux gangréner le secteur social et médico-social.
Celui-ci doit sortir de cette logique passéiste et faire évoluer ses modèles de management devenus inadaptés. Déjà de nombreuses petites et moyennes entreprises se sont engagées dans cette voie. Il serait regrettable que le secteur soit à la traîne, alors qu’il possède, plus que tout autre, les ressources pour être précurseur. Ces moyens, il pourra les trouver en s’intéressant à la relationnalité en tant que pédagogie des relations de travail, en prenant appui sur les composantes du don appliquées à ces relations. Une pédagogie soutenue par la clinique et dont le dialogue constitue l’expression concrète.
(1) Lire Direction(s) n° 5, p. 46 et n° 55, p. 48
(2)Donner et prendre : la coopération en entreprise, Norbert Alter, La Découverte, 2009 ; Travail et dons, sous la dir. de Lionel Jacquot, Presses universitairesde Nancy, 2012
(3) À cela s'ajoute l’individualisation des relations de travail qui renforce le contrôle des salariés et favorise leur mise en concurrence.
Philippe Poirier
Carte d'identité
Nom. Poirier
Prénom. Philippe
Fonction. Consultant en organisation et responsable des formations initiales à l’École de formation psychopédagogique (EFPP), à Paris
Ouvrages. « Don et management : de la libre obligation de dialoguer », Paris, L’Harmattan, 2008 ; « Don et bientraitance : mobiliser les ressources fragiles », Chronique sociale, 2012
Site Internet. www.donpoirier.fr
Publié dans le magazine Direction[s] N° 100 - novembre 2012