Hors champ, mais pas hors jeu. Avec l’ouverture du chantier de la réforme de la représentativité patronale, les employeurs de l’économie sociale et solidaire (ESS) savent qu’ils ont une carte à jouer. Et se prennent à convoiter, tout comme le secteur libéral et les exploitants agricoles, une place aux côtés des trois syndicats déjà présents au niveau national interprofessionnel (Medef, CGPME et UPA). Objectif ? Peser dans les négociations sociales (sur la formation, l’emploi, les retraites…) pour faire valoir leurs spécificités. La revendication n’est pas neuve, et la rhétorique bien connue : avec 2,36 millions de salariés [1], l’ESS représente, en 2012, un emploi privé sur huit et pèse entre 7 et 10 % du PIB. En son sein, les 20 000 structures de la branche associative sanitaire, sociale et médico-sociale (Bass) et leurs 700 000 professionnels ne sont pas en reste. « Au-delà de l’ESS, il est nécessaire de faire entendre la voix du [collège employeur de la branche] Unifed, sans quoi le secteur continuera à se voir imposer des décisions prises ailleurs, estime Yves-Jean Dupuis, directeur général de la fédération Fehap. La loi sur la sécurisation de l’emploi [2],issue de l’accord national interprofessionnel [ANI] du 11 janvier 2013, en est une bonne illustration. En limitant la durée minimale du temps de travail partiel à 24 heures par semaine, elle ne prend pas en compte les particularités de nos établissements. Si nous avions été présents à la table des négociations, nous aurions pu prévoir des ajustements en amont. »
Une feuille de route cet automne ?
Après les syndicats de salariés avec la loi de 2008 [3], la question de la représentativité se pose donc aux organisations patronales. Le Medef, la CGPME et l’Union professionnelle artisanale (UPA) ont d’ores et déjà soumis, seuls, une position commune au gouvernement sur les critères qui pourraient la fonder : indépendance, mesure de l’audience à partir des adhésions… Mais sans entrer dans le détail. Quel seuil d’audience ? Quelle articulation avec le « hors champ » ? Quelle application au niveau des branches ? Les questions en suspens restent nombreuses et sensibles. La Direction générale du travail (DGT) est chargée d’y réfléchir, en concertation avec les premiers concernés. Ses conclusions sont attendues en octobre. Au vu de ces enjeux, les patrons de l’ESS doivent se positionner. Pour l’heure, seule l’Union des employeurs de l’ESS (Udes) avance ses pions. Entérinant le rapprochement entre l’ex-Usgeres et le syndicat d’employeurs Syneas, elle se targue désormais de représenter environ un million de salariés. Elle a également profité de la conférence sociale pour l’emploi des 20 et 21 juillet derniers pour afficher ses dernières propositions (lire l'encadré)… et ses ambitions.
Un niveau multiprofessionnel
Des positions moins audacieuses qu'il y a quelques années. Notamment refroidie en 2010 par l’échec de l’extension au niveau interprofessionnel de l’accord du 22 septembre 2006 sur la formation professionnelle, signé côté employeurs par l’Usgeres, l’Unifed et le Groupement des entreprises mutuelles d'assurance (GEMA), l'Udes ne revendique plus aujourd'hui la même place que le Medef, la CGPME et l’UPA. « C’est une cause perdue, considère Sébastien Darrigrand, son délégué général. Certaines composantes de l’ESS dépendent d’accords signés par ces trois organisations : être reconnue au niveau interprofessionnel serait forcément source de contentieux avec elles. En outre, l’Union est présente de manière significative dans le seul secteur des services, pas dans ceux de l’industrie, du commerce et de la construction. Nous proposons donc plutôt de créer un niveau de représentation intermédiaire,"multiprofessionnel". » Concrètement, l’Udes entend participer aux délégations patronales en amont des négociations d’ANI – à la table desquelles elle souhaite siéger en tant qu’observateur – et à accéder à une vingtaine de grandes instances consultatives nationales. Des concessions déjà accordées en partie à d’autres organisations du « hors champ » (l’UNAPL et la FNSEA). De son côté, l’Udes a obtenu un siège au Conseil d’orientation pour l’emploi en avril. « C’est l’occasion d’évoquer des problématiques telles que les filières d’avenir ou encore les emplois non pourvus, qui touchent directement l’ESS, explique Hugues Vidor, vice-président de l’Udes [4)]. Pour nous, c’est un signal politique fort. Depuis l’année dernière, nous sommes aussi invités à certaines tables rondes de la conférence sociale. Il nous paraîtrait naturel d'être également associés aux travaux en amont et en aval. »
L’Unifed divisée
Pour asseoir sa légitimité, l’Udes a bien l’intention de s’agrandir. Elle lorgne du côté de la culture ou encore de l’habitat social, et rêve même d'intégrer une quatorzième branche dans son giron : la Bass. Un cinquième collège a donc été créé pour accueillir les organisations de l’Unifed. Un seul membre à la mi-août : le Syneas. « Deux options s’offraient à nous : soit nous continuions de chercher une unanimité de positionnement au sein de l'Unifed, soit nous choisissions de passer à l'action avec ceux qui voulaient travailler avec nous, justifie Stéphane Racz, son directeur général. Je crois fermement que la situation va évoluer. » Cela dépendra surtout de la posture des deux autres grandes fédérations de la branche : la Fegapei et la Fehap. Cette dernière, pour l’heure, semble loin de se réjouir à l’idée. « L’Udes veut jouer la complémentarité, tout en s’installant dans une position hégémonique, s’agace Yves-Jean Dupuis. En outre, au vu des statuts actuels, l’Unifed n’aurait qu’un cinquième des voix, alors qu’elle représente déjà à elle seule 700 000 salariés ». La Fehap préférerait le scénario du Conseil des entreprises, employeurs et groupements de l'économie sociale (Ceges) promu au rang de lieu unique de représentation de l’ESS. Tout en reconnaissant l’option peu réaliste : « Jusqu'ici, il ne s’est pas montré partant et le collège employeur peine à se réunir. » « C’est un schéma théorique séduisant, analyse aussi Emmanuel Verny, délégué général du Ceges. Nous avions déjà essayé d’engager une réflexion sur le sujet. Mais le Ceges n’est pas un lieu de négociation sociale, il n’en a pas les moyens. »
La Fegapei, quant à elle, prend acte. Appelée à remplacer la Fehap à la présidence tournante de l’Unifed en septembre, elle devrait alors dévoiler son jeu. Et faire bouger les lignes ? « Nous privilégions une démarche collective au sein de la branche, martèle, prudent, son directeur général Jean-Dominique Tortuyaux. Nous souhaitons toujours ouvrir des discussions avec l’Udes. » Début juillet, les deux unions devaient encore convenir d’une date de rencontre.
Et la branche ?
L’ensemble des organisations de l’Unifed se laisseront-elles convaincre ? Dans le cas contraire, le dialogue de branche, déjà grippé, y survivra-t-il ? « Il est maintenant nécessaire de faire vivre et articuler les deux niveaux, estime Stéphane Racz. D’un côté, faire valoir les particularités de la fonction employeur de l'ESS avec l’Udes. De l’autre, travailler à la singularité sectorielle via un projet politique au sein de l’Unifed : la construction d’une convention collective unique. » Vaste programme.
[1] Économie sociale : bilan de l’emploi en 2012, Recherches et solidarités, juin 2013
[2] Loi n° 2013-504 du 14 juin 2013
[3] Loi n° 2008-789 du 20 août 2008
[4] En attendant l'élection du bureau de l’Udes, prévue le 5 septembre.
Aurélia Descamps
Des critères de représentativité sur mesure
Qui dit création d’un niveau « multiprofessionnel », dit règles de représentativité ad hoc. Pour donner corps à cette proposition ouvertement intéressée, l’ex-syndicat des employeurs de l’ESS Usgeres, devenu Udes, a élaboré une série de critères, soumis au ministre du Travail. Parmi eux ? La transparence financière, le respect des valeurs républicaines, l’indépendance, l’ancienneté (cinq ou dix ans minimum)… Pour accéder à cette position, les candidats devraient également regrouper au moins dix organisations patronales, représenter dix branches professionnelles minimum et être implantés dans plusieurs régions. Côté audience, l’ex-Usgeres proposait de fixer le seuil à 50 000 structures adhérentes.
Repères
- Il n’existe pas de définition légale de la représentativité patronale et des critères qui la fonde.
- Les secteurs qui relèvent d’organisations non rattachées au Medef, à la CGPME ou à l’UPA sont dits « hors champ ». Parmi eux ? L'agriculture, l’ESS et les professions libérales.
- 65 000, c’est le nombre de structures dont l’Udes se réclame.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 111 - septembre 2013