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Tribune d'Abderrazzak Izzar (Prado Bourgogne)
« La prospective est à la portée de tous »

31/12/2014

Qu’ils soient acteurs du secteur privé ou public, dirigeants, pouvoirs publics ou équipes de terrain, tous les professionnels doivent participer à une nouvelle conception de la dynamique du changement qui s’opère aujourd’hui dans l’action sociale et médico-sociale. Tel est le constat du directeur d’association Abderrazzak Izzar, qui propose de mettre en œuvre une réflexion collective.

Abderrazzak Izzar, directeur général de l'Association du Prado de Bourgogne

Les prospectivistes ont comme spécialité et compétence l’art de l’anticipation et l’étude des avenirs possibles qui s’offrent à une société ou à une organisation. Ils ont un rapport avec leur domaine de recherche semblable à celui des médecins, puisqu’ils estiment que dans cette science il y a quatre erreurs possibles : celle de diagnostic de la maladie, de prévision de son évolution, de prescription et enfin de posologie. La première étant considérée comme la plus grave. Pourtant, selon l'économiste français Michel Godet, théoricien de la prospective, elle doit devenir un art à la portée de tous et non une affaire d’élite, ce qui est malheureusement encore le cas en France.

Dans le secteur social et médico-social, tout un chacun peut spéculer sur la valeur de son investissement auprès d’une population fragilisée, autrement dit la valeur d'usage, mais seul le domaine public accorde une valeur d’échange aux productions des professionnels. Il nous faut reconnaître que comme le déclarait la philosophe allemande Hannah Arendt, personne ne produit de valeur dans la solitude. Celle-ci est dynamique et contingente, de plus en plus exposée à l’appréciation, à l’évaluation et au jugement de l’espace social.

Un mouvement inexorable

Dans le champ de l’action sociale et médico-sociale, cette valeur d’échange, devenue chère à la collectivité, est aujourd’hui questionnée dans ses modalités historiques. Alors que se posent des problèmes de dissymétrie de transfert de charges et de moyens, elle incite les salariés à de nouveaux réflexes professionnels et même personnels. L’encadrement, quant à lui, va user de solutions davantage rationnelles que véritablement créatives. Ce dans un environnement où la culture professionnelle et l’activité sont jusque là stables, peu enclins à l'innovation et aux mouvements, dans des organisations de travail définies par les stratèges en management de bureaucratie professionnelle.

D’après le sociologue canadien Henry Mintzberg, la bureaucratie professionnelle est un type d’organisation (publique, territoriale ou privée) qui se caractérise par un fonctionnement immuable et routinier avec une tendance à la centralisation des supérieurs et une résistance de la technostructure, ce grâce à une autonomie locale développée via l’art du savoir et de l’expertise acquise dans des formations spécialisées et des activités professionnelles qui ne peuvent être complètement prescrites. Aussi, pour l’école de la contingence (dont Henry Mintzberg est l'un des fondateurs), cette organisation s'appuie sur des logiques propres, répondant à des règles impersonnelles, qui seraient difficiles à changer. Le sociologue français Michel Crozier a d'ailleurs parfaitement démontré comment les dysfonctions de la bureaucratie professionnelle peuvent facilement se transformer en règles de fonctionnement, en normes voire dogmes.

Or, il se trouve que nous entrons dans une phase de changement, qui peut être violente pour les acteurs des organisations d’action sociale.

Quel changement de paradigme ?

Georges Bataille, théoricien du don, a analysé la fonction symbolique de ce qu’il appelle les dépenses non productives pour toute société et tout collectif humain. Les activités du secteur social et médico-social relèvent pour beaucoup de ce registre. Le temps consacré à l’engagement associatif de nos administrateurs n’est-il pas considéré par les spécialistes comme justement une des formes des dépenses non productives permettant l’implication, l’action, le partage et la sociabilité ? En effet, ce temps et cet engagement donnés, partagés, sacrifiés (ou « brûlés » pour reprendre l'expression de Georges Bataille) ne serait-ils pas générateurs de liens sociaux forts en signification pour toute société démocratique ? L'essayiste remarquait encore : « Malheur à qui jusqu’au bout voudrait ordonner le mouvement qui l’excède avec l’esprit borné du mécanicien qui change une roue. »

Cette phase de mutation va donc inciter les acteurs à changer de paradigmes historiques, culturels et pratiques, avec de nouvelles règles du jeu, par rapport à celles sur lesquelles l’action sociale s’est construite avec ses normes, habitus et même ses mythes fondateurs. D’aucuns dirait qu’une sorte de rupture épistémologique s’impose dorénavant, et de plus en plus, aux professionnels.

Si l’on en croit l’anthropologue Georges Balandier, mais aussi d’autres spécialistes du monde du travail, le secteur est construit sur une culture de métiers fonctionnant sur l’ancienneté et sur des privilèges corporatistes, alors que l’avenir est à la capacité de réactivité et d’adaptation individuelle et collective qui vont davantage déterminer la performance. Toujours selon georges Bataille, le véritable changement, en règle générale, ne vient que de ceux qui n’ont rien à perdre du système. Aurions-nous les uns et les autres, administrations et organisation privées, une tendance naturelle au conservatisme ?

Hanna Arendt déclarait : « La capacité de s’étonner, voilà ce qui sépare le petit nombre de la multitude » [1]. Aussi, dans ce contexte de changement voulu ou conjoncturellement subi, notre ambition pour les acteurs du secteur nous amène à espérer que la multitude s’étonne en se posant la question suivante : Comment allons-nous accompagner le changement ? Autrement dit avec quelle forme de dirigeance et de gouvernance ?

Vers une nouvelle distribution des cartes

L’organisation est ainsi interpellée dans sa dynamique interne, dans la nature des interactions de ses acteurs, dans ses paramètres de conception et de fonctionnement endogènes et exogènes. Aussi, en interne, la place des professionnels dans l’organigramme et dans le sociogramme peut être disséquée, la mission peut être décortiquée, appréciée,  évaluée, ses fondements passés, présents et futurs étudiés, son efficience et ses écarts analysés… Le tout sur les deux registres, le prescrit et le non prescrit. L’organisation formelle et la non formelle.

Dans ces temps de mutation, les enjeux sont tels pour les acteurs (responsables, cadres, managers et professionnels de terrain) qu’il est naturel que ce changement se caractérise par une dynamique de mouvement possible, réelle ou à venir. Soit une période de tension déstabilisante pour certains, attendues par d’autres, à légitimité limitée ou non reconnue par ceux qui préfèrent mettre en avant les valeurs anciennes ou encore incitant certains à des investissements de surface.

Il s’agit là d’une phase où l’ensemble risque de devenir mobile. Les questions implicites se transforment en « Que vais-je gagner ? » et « Que pourrais-je perdre ? ». Nous sommes là au cœur d’enjeux d’échanges et de pouvoir avec une nouvelle distribution de cartes possibles entre usagers, professionnels, cadres intermédiaires, dirigeants, employeurs et pouvoirs publics. L’avenir des organisations se joue à ces différents niveaux. Une phase de changement où il nous faudra choisir entre quatre modèles, avec leurs spécificités et conséquences : le modèle politique de négociation, le gestionnaire, le technocratique, et celui de la conquête.

Selon l'économiste allemand Max Weber, le changement se doit d’être graduel et rationnel. Il doit prendre en compte le passé comme l’avenir et s’inscrire dans un processus, car s’il est brusque, il s’apparentera à une révolution.

Le monde du travail est également un monde de passion, de sacré et de profane car comme le remarque le sociologue Norbert Alter [2], nous travaillons toujours pour un tiers. Et dans le secteur, celui-ci n’est pas forcément l’employeur. Selon moi, il y a aujourd'hui quatre types de sens à l’engagement professionnel : sens pour soi, pour les autres, vers les autres et sens dans une époque.

Dans ce registre, pour une meilleure compréhension et analyse, il est intéressant de faire appel au concept de dissonance cognitive du psychosociologue américain Léon Festinger, qui met en relief la tension qui peut exister à un moment donné du processus du changement entre valeurs originelles personnelles et directives liées à des stratégies de changement. Ce qui me permet d’avancer que nous entrons dans un contexte qui va obliger les professionnels à entreprendre un travail important de réflexivité discursive et d’adaptation nouvelle pour dépasser leur cadre de référence initial.

Accompagner le changement, c’est donc reconnaître l’action en terme de forces : force liée à la  raison, force liée aux émotions et à l’affect, force liée à la nature de l’engagement et force liée à la tradition. Iil n’y a pas d’auto-engendrement, analysait le sociologue allemand Elias qui incitait les acteurs à s’intéresser à l’épaisseur historique, aux processus et aux interdépendances.

À l’instar du concept de système d’action historique du sociologue Alain Touraine, dans le conflit, la maîtrise des orientations culturelles, ici en l’occurrence celles du travail, devient l’enjeu premier du rapport de force entre la base des professionnels, les priorités d’orientation en matière de politiques sociales qui seront propulsées et traduites en actions par l'équipe dirigeante. Ce d’autant plus si leur application est technocratique.

Réfléchir à l’avenir de l’action sociale en terme de système concret d’action, c’est donc accepter l’idée de la confrontation de légitimités différentes qui se juxtaposent : entre des logiques d'analyse et d'intervention (qu'elles soient politiques, nationales et territoriales), des logiques relatives aux besoins des usagers, de direction et de gestion, de traduction des orientations des politiques, et même des logiques professionnelles.

Enfin, au milieu de cette complexité, il nous revient en tant que protagonistes de repérer les effets pervers de composition et de dissociation, car ils sont souvent à l’origine de dysfonctions empêchant l’avènement de véritables innovations dans les organisations. Comme l’ont développé le sociologue Raymond Boudon puis l'historien et politologue Pierre Rosanvallon [3], il faut définir ces effets pervers comme les conséquences d’une approche très étroite d’un problème « concept de rationalité limitée » selon la thèse d'Herbert Simon, quand ils sont selon Pierre Rosanvallon inhérents à une gestion caractérisée par une grande séparation des mondes d’élaboration des projets et des espaces de décision.

Nous entrons donc dans une phase où le dirigeant doit devenir cosmopolite au sens du sociologue allemand Georg Simmel, c'est-à-dire jamais complètement dedans et jamais complètement dehors, soit un traducteur de sens, facilitateur de l’apprentissage organisationnel, incitant ses collaborateurs à devenir eux-mêmes prospectivistes.

[1] La crise de la culture, éd. Gallimard, 1989

[2] Donner et prendre, la coopération en entreprise, La Découverte, 2010

[3] La nouvelle question sociale, repenser l’État-providence, Points Essais, 1998

Carte d'identité 

Nom. Izzar

Prénom. Abderrazzak

Fonction. Directeur général de l’Association du Prado Bourgogne

Publié dans le magazine Direction[s] N° 127 - janvier 2015






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