« Chaque matin, c’est la même chose » ; « Nous sommes juste des robots occupés à laver des personnes »… Combien de fois les directeurs et cadres entendent-ils ces antiennes au quotidien ? Alors que nombre de sociologues et psychologues du travail se penchent sur les enjeux liés au travail, dans le secteur social et médico-social il est patent que les aspects les plus pesants de l’activité des personnels (d'entretien comme d’accompagnement ou de soin) émergent autour de la notion de routine. Jour après jour se dessine pour eux la perspective d’un travail répétitif, ingrat, à l’idéal parfois vain (la guérison ? la réparation ?…), dont la traduction la plus évidente sera l’augmentation des troubles musculo-squelettiques (TMS), le turn-over, les arrêts maladie, voire le burn-out.
Le corps, le geste et la parole
Traditionnellement, l’homme au travail s’examine selon trois objets : le corps, le geste technique et la parole engagée. C’est dans l’examen du corps et des habitudes, que nous retrouvons la production règlementaire face à l’engouement récent pour les TMS. Dans le geste technique, pointe la question de la routine au sens noble de la répétition d’un « savoir-faire acquis dans une activité prolongée ». C’est ici que siège la reconnaissance des qualités, des compétences, de la singularité du geste et de son excellence. Enfin, la parole engagée est encore un champ dans lequel s’opposent les idéologies. Là où certains voient la chance d’un « règne de la liberté » (Marx), d’autres ouvrent cette notion au « vivre ensemble », soit le ressort d’un humanisme doublement teinté de dignité du travailleur et de maturité sociale. C’est l’endroit où se jouerait la personnalisation de la routine, où elle acquiert du sens mais peut aussi engendrer, si elle n’est pas ou mal considérée, des lésions de l’estime de soi et même de l’estime sociale de soi.
En effet, depuis le fordisme et le taylorisme, nombre d’études pointent la routine comme asséchant la créativité. Le travail, segmenté et parcellisé, coupe l’exécutant de l’œuvre. Par le passé, l’ébéniste réalisait une commode. Pièce après pièce, planche après planche, le corps, le savoir-faire prenaient sens, s’incarnaient dans la réalisation. L’œuvre finie contenait la double récompense du gain et de la satisfaction, des « caresses positives ». L’artisan acquérait ainsi sa légitimité et sa place. Mais aujourd’hui, l’employé produit au mieux des poignées à la chaîne et trouve sa satisfaction dans des rapports d’efficacité et de comptage.
Autrefois, les professionnels du soin et de l’accompagnement ne se posaient pas réellement le problème de leur place, de leur légitimité et du sens. Dominé par l’empreinte du religieux, la participation aux soins de l’autre était au mieux l’accomplissement du devoir familial, au pire un moyen de gagner sa rédemption. Ce n’est qu’au XIXe siècle que de véritables interrogations morales et éthiques se font jour. Ainsi, le pasteur John Bost (1817-1881), bâtisseur de la fondation éponyme, à La Force (Dordogne), recueille-t-il les personnes handicapées « au nom de [son] Maître », mais les met au travail au nom de son éthique.
Une éthique de la ténacité
Si l’on définit, comme le faisait Jacques Ellul, la technique par « la recherche du moyen le plus efficace dans tous les domaines » [1], alors le XXe siècle aura vu le champ du soin et de la santé devenir technicien. La déperdition morale qui a accompagné le mouvement ne l’a pas non plus épargné. La routine, comme savoir-faire répété, est désormais le lot de beaucoup d’employés du secteur, au service de différentes « machines » de diagnostic ou de traitement, mais aussi dans l’émergence de procédures et de protocoles souvent issus de démarches qualité calquées sur les méthodes industrielles de première intention (c’est-à-dire avant le management par la qualité). Peu ou prou, la formalisation des activités a entraîné dans son sillage, aux côtés de l’émergence de nouvelles habitudes, une perte du sens lié au savoir-faire et, pire encore, une perte de la vision globale de l’œuvre.
La légitime recherche de l’efficacité, puis de l’efficience, s’est alors doublée de la routine comme « reproduction de techniques ». Malgré la considération des savoir-faire, cela conduit à la mise en place d’une éthique de la ténacité ! Là où, au contraire, Paul Ricœur appelait de ses vœux « l’imagination du social et du culturel » [2]. C’est dans cette vision trop didactique que se secrète l’effondrement de toute reconnaissance fondée sur le travail créatif. Hannah Arendt [3] y voyait des travailleurs « abandonnés aux processus dévorants de la vie [menant] une existence asservie par le travail et abaissée à l’état de tâche routinière ».
Les lésions de l’estime de soi
Or, être efficace et reconnu pour ses compétences n’est pas suffisant. Timidement, s’est imposée l’idée que le savoir-faire sans incarnation d’un « savoir-être » était claudicant. Un savoir-être ensemble, une réinterrogation de la liberté individuelle dans ce qu’Hannah Arendt appelle « l’agir ensemble », qui ne peut échapper à l’effort pour redonner du sens, à la réflexion morale voire éthique sur les projets. Car les travers de la désincarnation de l’œuvre par la routine sont légion ! Paradoxalement, c’est dans les domaines qui ont le plus tôt entrepris une révolution de culture managériale, comme l’industrie, ou ceux qui conservent un rapport étroit à l’œuvre, tels que le bâtiment, que sont enregistrés les taux d’absentéisme les moins élevés (respectivement 13,8 jours et 10,3 jours), alors qu'ils sont à la hausse dans les métiers de la santé (19,7 jours) [4]. Le turn-over, le stress au travail, la perte du plaisir à se rendre au travail, la baisse du sentiment de reconnaissance, voire l’augmentation du burn-out alimentent chaque congrès des médecins du travail.
Pire, s’installe chez beaucoup une « pauvreté de l’expérience » qui se traduit par une absence du désir et une incapacité à se projeter, à évoluer professionnellement : une faillite de l’accomplissement de soi. Englués dans la routine, les salariés soumis à cette éthique de la ténacité sont guettés par un véritable engourdissement moral.
Le risque, encore peu évalué, est que la personne accueillie devienne alors le seul objet de la justification du rôle que joue le salarié, et son enjeu. Je ne suis là que pour l’Autre. « Heureusement qu’il y a mes résidants ! »… Quel fardeau supplémentaire pour celui qui vit son grand âge et en mesure les handicaps s’il doit prendre sur lui de donner du sens au travail de l’autre ! Quel danger potentiel également ! Car comment se traduira la frustration si l’Autre renvoie de l’indifférence ou si sa dépendance est trop grande, son état cognitif trop dégradé, pour apporter une reconnaissance narcissique suffisante ?
La « substantifique moelle » retrouvée
C’est pourtant au sein des institutions qu’il faut chercher la créativité et le retour au sens. Si la lutte contre les TMS a été encouragée au niveau national, les risques psycho-sociaux eux sont encore les parents pauvres de l’accompagnement global des salariés. Comme si, le fait pour les organisations de réfléchir au sens du travail qu’elles engendrent, de la routine qu’elles mettent en place, était tabou ! Pourtant, il n’y a de sens, de service rendu, de réponse aux besoins et de légitimité que s’il y a vision. À croire parfois que le pessimisme général qui affecte les managers érode également la confiance qu’ils peuvent placer dans leurs équipes et dans leur intelligence. C’est au manager de casser le risque de « conduite somnambulique » associé à la routine, de restaurer « la dégradation de l’énergie et de la volonté », et de créer non pas un « savoir-être » mais un « plus-être ».
La mise en œuvre ou la réinterrogation du projet d’établissement et sa relecture à l’aune de la stratégie des dirigeants est un excellent moyen pour redynamiser l’interrogation morale ou éthique. C’est dans la déclinaison par la direction de cette vision dans la culture d’entreprise que pourra s’objectiver la nécessité du sens mais aussi s’envisager la place laissée à la routine, son possible enrichissement ! Avec des espaces de parole (groupes d’analyses de pratique…) et la collaboration des médecins du travail, en s’appuyant sur la formation, qu’elle soit au service des missions ou de l’accomplissement personnel… inventer, adapter, personnaliser devient possible ! Et retrouver dans l’histoire originelle de l’institution ce qui en fait sa « substantifique moelle ».
L’institution juste ?
Un corps respecté et soulagé par les aides techniques, un savoir-faire reconnu, du sens donné au travers d’une vision globale et aboutie… Autant d’atouts et de clés de succès pour des salariés sur la voie du plaisir au travail. Dans une organisation créative, la routine deviendra pragmatisme et mise en avant de la régularité plutôt que de la ténacité. Elle s’accordera avec la vision d’un acteur autonome, mobile, aux compétences souples. Un individu libre mais responsable, créatif dans les espaces de liberté qu’autorise la règle. Un salarié faisant vivre au travers d’une identification individualisée des valeurs communes et régulièrement interrogées.
L’institution juste promeut une éthique de la responsabilité et intègre le risque comme une valeur. Son cadre englobe deux dimensions fondamentales de son management : il est le « générateur de performance » et le « créateur de situation de sens », ce que Michel Fiol [5] appelle le « manager Janus ».
Au bout de la chaîne de ce que Paul Ricœur définit comme une institution juste [6], il y a certainement des notions de justice mais aussi de justesse. Au bout de la chaîne aussi, il y a les personnes accueillies. Au bout ? Mais pas seulement ! Chaque maillon n’a de sens que parce qu’il est imbriqué au suivant, salarié et résidant, résidant et salarié. Une institution bientraitante, intégrante, qui promet la justesse dans sa considération haute des salariés et parvient à leur faire justice. Une institution qui fait sienne la devise d'Adam Ferguson dans son Essai sur l’histoire de la société civile (1783), selon laquelle « en tout genre, il y a plus de mérite à inventer qu’à exécuter ».
[1] « Jacques Ellul ou l’impasse de la technique », article de Jean-Pierre Jézéquel, in Journal du Mauss, 6 décembre 2010
[2] « L’idéologie et l’utopie », Paul Ricœur, Le Seuil, 2005
[3] « La condition de l’homme moderne », Hannah Arendt, Calmann-Levy, 1961
[4] Baromètre de l'absentéisme 2013, réalisé par Alma Consulting Group, à consulter sur www.almacg.fr
[5] « Soi-même comme un autre », Paul Ricœur, Le Seuil, 1998
[6] « Soi-même comme un autre », Paul Ricœur, Le Seuil, 1998
Jean-Marc Blanc
Carte d'identité
Nom. Jean-Marc Blanc
Fonction. Directeur de l'Espace retraite Les Cinq sens, à Garons (Gard)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 122 - juillet 2014