« Jusqu’en 2013, nous avons réussi cahin-caha à trouver des solutions. Mais depuis la loi relative aux stages de juillet 2014 [1], on voit mal comment s'en sortir… », soupire Chantal Cornier. La directrice générale de l’Institut de formation des travailleurs sociaux (IFTS) d’Échirolles (Isère) a fait ses comptes : fin décembre, 21 des 27 étudiants inscrits en formation d’éducateurs de jeunes enfants (EJE) étaient encore en quête d’un terrain de stage. Une situation rencontrée partout en France par des bataillons de futurs travailleurs sociaux, en colère. En cause ? Le manque de moyens débloqués pour la mise en œuvre des nouvelles obligations patronales vis-à-vis des étudiants, contraignant de nombreux établissements sociaux et médico-sociaux (ESMS) à leur fermer leurs portes. Devant l’urgence, les acteurs se mobilisent. Alors que se profile déjà une réarchitecture des diplômes et de leurs modalités d’alternance intégrative.
Des victimes collatérales
Depuis 2008, la volonté du législateur de sortir les jeunes de la précarité ne s’est pas démentie : instauration dans le secteur privé d’une gratification pour tout stage de plus de trois, puis de deux mois [2], extension à toute la fonction publique [3]… Des nouvelles obligations financières qui font très vite souffler un vent de panique, alors que les stages constituent près de la moitié du cursus des futurs travailleurs sociaux. « À l’époque, se souvient Chantal Cornier, les représentants des organismes de formation Aforts et GNI s'étaient mobilisés avec le soutien des fédérations d’employeurs. Cela avait notamment permis le redéploiement de crédits entre 2008 et 2010, non sans difficultés dans les territoires. » Insuffisant, pointaient dès 2010 ces têtes de réseaux déplorant la diminution de l’offre globale de stages.
Un lourd effort financier
En 2014, la tension – déjà palpable – est encore montée d’un cran : la revalorisation du montant des gratifications a définitivement embolisé le système. « Les exigences vis-à-vis des employeurs ont été renforcées, avance Diane Bossière, directrice générale du réseau des établissements de formation Unaforis. Ils craignent que l’accueil soit plus exigeant en termes de coût et de charges administratives. » « Notre responsabilité est de faire des choix, martèle Daniel Carasco, directeur de la maison d’enfants à caractère social (Mecs) La Providence (Gard). Or, le coût d’un stagiaire représente 6 000 euros annuels, soit la moitié d’un équivalent temps plein (ETP) de moniteur éducateur ! »
La goutte d’eau pour des gestionnaires déjà rendus frileux par la vague réformatrice des formations lancée en 2004. « Dès lors, elles ont toutes été complètement restructurées, témoigne Jean-Marie Vauchez, président de l’Organisation nationale des éducateurs spécialisés (Ones). Cette évolution conduit à un fossé croissant entre les référentiels et la réalité du terrain, ce qui déstabilise les équipes pour qui l’accueil d’un stagiaire constitue un véritable effort. » « En outre, la reconnaissance de la compétence des sites qualifiants [3] et du rôle des référents a requis un grand investissement, témoigne à son tour Rachel Chamla, déléguée départementale des Bouches-du-Rhône de l’Association nationale des assistants de service social (Anas). Ce, sans aucun moyen supplémentaire, alors qu’avec la crise les travailleurs sociaux de première ligne sont débordés. »
Professions en péril ?
Pourtant, début 2014 le gouvernement semblait avoir reçu le message. 5,3 millions d’euros ont été mis sur la table pour pallier les difficultés. Des crédits obtenus par redéploiement, précise l’Unaforis, qui attend des réponses : quel en a été le taux de consommation ? Quid de sa pérennisation ? Silence des ministères des Affaires sociales et de l’Enseignement supérieur fin décembre.
Pour les formateurs et les étudiants, acculés, l’heure est à la débrouille. « Certains centres contactent les employeurs pour proposer des stages de moins de deux mois, donc non gratifiables, rapporte Jean-Marie Briatte, président du Groupe national des ESMS publics (Gepso). Ce qui pose question sur la qualité de la formation, au moment où nous avons plus que jamais besoin de personnels qualifiés. » Devant l’urgence, une instruction visant à permettre à ceux n’ayant pu accomplir leur période de stage obligatoire de se présenter à l’examen final serait en préparation à la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), relaie l’Unaforis. L’idée, transitoire, a le mérite de faire l’unanimité… contre elle. « Ce serait abdiquer devant les difficultés, bondit Jean-Marie Vauchez. Mettre le doigt dans cet engrenage validerait l’idée qu’un professionnel qui n’a pas fini sa formation peut exercer : c’est tout un métier qui risque d’y passer. » Hors sujet, balaie aussi Daniel Carasco, également vice-président de l’association de directeurs ADC qui milite pour la création, par décret, d’une ligne budgétaire réservée. « Au-delà d’un certain nombre de salariés, toutes les structures, quelle que soit leur autorité de contrôle, doivent pouvoir financer l’accueil d’au moins un étudiant. À moins d’envisager une dérogation pour les stages de moins de six mois du secteur, c’est la seule solution. »
Alternance plurielle
Une issue de nature à satisfaire l’Assemblée des départements de France (ADF) ? « Cela doit devenir une mission d’intérêt général des associations, avance Jean-Pierre Hardy, directeur délégué aux solidarités et au développement social. Nous proposons de flécher, via un compte d’emploi spécifique pour neutraliser les ressauts tarifaires, les sommes débloquées à cet effet par les conseils généraux (20 millions d’euros annuels), l’assurance maladie (20 millions d’euros) et l’État (10 millions d’euros), non plus vers les établissements mais vers les sièges sociaux. Les contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens (CPOM) permettront de définir leurs engagements en termes d’accompagnement des étudiants. » Une proposition, avancée dès 2010, que les départements comptent bien porter à nouveau dans le cadre des états généraux du travail social, annoncés pour la mi-2015. La diversification des modalités d’alternance intégrative, intégrée dans le scénario de réarchitecture des diplômes validé en décembre dernier par la commission professionnelle consultative (CPC) du travail social, devrait y être évoquée. « L’immersion ne doit pas être réduite aux seuls stages, défend Diane Bossière. Il faut parvenir à avancer avec les employeurs sur des objectifs qui nécessiterait un travail de terrain avec les étudiants, sur la base par exemple de projets collectifs. » « Ce n’est pas en instaurant des "exposés théoriques disciplinaires" que nous obtiendrons les connaissances acquises jusque là ! », s’agace Elena Sauterey, éducatrice spécialisée en formation, à Montrouge (Hauts-de-Seine). Où, comme partout en Ile-de-France, la mobilisation étudiante devait se poursuivre le 22 janvier. « Il faut arrêter de bricoler, résume Chantal Cornier. Quels travailleurs sociaux veut-on demain, et pour faire quoi ? C’est toute la professionnalisation qui doit être repensée. »
[1] Loi n° 2014-788 du 10 juillet 2014
[2] Décret n° 2008-96 du 31 janvier 2008
[3] Loi n° 2013-660 du 22 juillet 2013
[4] Lire Direction[s] n° 123, p. 41
Gladys Lepasteur
Point de vue
Gabrielle Garrigue, Collectif Avenir éducs
« La loi ne doit pas être un simple effet d’annonce. Selon les étudiants, seuls 90 millions d’euros par an seraient nécessaires pour financer les gratifications, dont la rémunération doit être déléguée à un organisme tiers, comme l’Agence de services et de paiement. Lors de notre rencontre le 12 décembre, le ministère des Affaires sociales a botté en touche, en nous renvoyant notamment vers les collectivités territoriales... Nous leur avons également réaffirmé notre opposition au projet de refonte des diplômes, à toute diminution de la durée des stages ou de nouvelles modalités d’alternance intégrative. Ce serait un manque de considération pour les professionnels, les formateurs, les étudiants et les personnes accompagnées ! Un observatoire de l’état des métiers du social, incluant ces dernières, doit être instauré sous la houlette du CNRS pour mener les travaux préalables à toute réforme. »
Repères
- 5,3 millions d’euros mobilisés dans un fonds de transition en 2014.
- 13,5 % du plafond de la Sécurité sociale, c'est le montant minimal de la gratification pour les conventions conclues entre le 1er décembre 2014 et le 31 août 2015. 15 % pour les suivantes.
- Rachel Chamla (Anas) : « Ce projet de refonte amènerait à spécialiser les travailleurs sociaux, au détriment de l'approche globale nécessaire à la prise en charge des situations complexes. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 128 - février 2015