Affirmer qu’il faut aujourd’hui « travailler » les valeurs du travail social, et oser pour cela le numérique, relève moins de la provocation que du souci de maintenir un niveau d’engagement élevé dans le travail social.
C’est un processus courant de considérer d’une part, que le travail social requiert de l’engagement et des valeurs et d’autre part, d’introduire de nouvelles pratiques ou méthodes, individuelles ou collectives, fondées sur un renouvellement des valeurs telles que la qualité, la performance, la bienveillance, la visibilité ou encore la participation des usagers… Mais que se passe-t-il sur le terrain si les valeurs ne sont pas travaillées en même temps que les changements de pratiques ? Celles-ci sont alors déconnectées des valeurs, elles deviennent des « techniques » dont le professionnel, comme le bénévole, perd le sens. Et l’engagement individuel ou collectif diminue. Or, perdre du sens c’est perdre de l’intelligence collective, de la réactivité et de l’adaptabilité face aux situations. Autrement dit, les valeurs peuvent être facteurs de stabilité (et de résistance au changement) ou d’agilité (et motrices du changement).
Une vérité, une organisation, un calcul
Il faut en venir ici à la définition du mot « valeurs ». Nous l'employons ici au pluriel parce que les valeurs font système. L’actuelle montée en puissance de cette notion est de fait emblématique du remplacement de l’antique idée de « vérité ». Les valeurs sont forcément plurielles, alors que la vérité était considérée comme une. Les valeurs signifient précisément une perception tout à la fois individuelle et collective, étant le résultat d’une organisation et d’un calcul.
Organisation, parce que nous recevons la culture extérieure (famille, société, pairs, formation…) de façon dynamique, en l’interprétant avec des modèles, que nous sommes nous-mêmes capables de produire.
Calcul, puisque ces modèles d’interprétation de la culture sont subordonnés aux finalités que l’individu se pose, et qui elles-mêmes se sont stabilisées afin de constituer son référentiel personnel.
Elles relèvent donc à la fois des préoccupations personnelles et de l’appartenance collective. Effectivement, comme l'explique le philosophe Louis Lavelle, « on ne saurait concevoir une valeur indépendamment d’un projet, ne serait-ce qu’implicite, de fédération des volontés » [1]. Les valeurs permettent de fédérer autour d’une finalité qui, d’individuelle, devient collective. Ainsi, en 2014, la CFDT affirmait dans sa contribution aux états généraux du travail social, qu’« il est impératif de reconstruire une base de valeurs pour le travail social et un ensemble de repères pour les travailleurs sociaux, de nature à améliorer de façon définitive l’efficacité du travail social et la qualité de la relation avec les usagers. »
Lever les obstacles et les contraintes intrinsèques
Construire des valeurs communes, c’est alors un défi ! Parce qu’il faut, d’une part, tirer parti de la richesse des relations interindividuelles qu’elles suscitent de prime abord, lorsqu’on cherche à les capter. Et cela revient aussi à explorer les multiples pratiques collectives possibles afin de pouvoir, en retour, les déployer individuellement. Mais il faut lever d’abord les obstacles les plus habituels à tout approfondissement : les valeurs c’est de la morale, qui enferme et contraint ! C’est des discours sans fin, un puits sans fond ! C’est de l’autoproclamation, de la « com' » ! Ce sont des promesses impossibles à traduire en actes ! C’est le « truc » des cadres ! Bref, travailler les valeurs serait compliqué, lent, voire stérile.
Mais réciproquement, ne pas les travailler est également source de démotivation. Force est de constater qu’entre les deux, il y a aujourd’hui une demande et un besoin pour s'y atteler… En lien, toutefois, avec les pratiques. Comme le dit le linguiste et lexicographe Alain Rey dans son Dictionnaire culturel, « toute valeur n’existe que dans et par la réalisation d’un acte. […] La valeur ne surplombe pas les actes, mais désigne plutôt le réseau concret selon lequel un engagement en engage un autre… » [2]
Un horizon et un projet communs
Mettre les valeurs au travail implique de reconnaître alors que celles-ci se nourrissent de relations sociales conscientisées et partagées. Cependant, il est indispensable de ne pas confondre les « fins bonnes », qui sont personnelles et renvoient à la morale, et les valeurs qui, si elles font certes l’interface entre les dimensions professionnelle et privée, assurent surtout la cohérence pragmatique entre les actions projetées et leurs effets attendus.
Travailler sur les valeurs, c’est finalement reconnaître ce qui vaut pour les autres, en aidant chacun à communiquer sur ses propres représentations. Ce qui a la vertu de prévenir certains malentendus collectifs récurrents, ou du moins d’atténuer leurs conséquences sur l’institution, et sur le fond, améliorer en continu l’accompagnement des usagers.
Enfin, puisqu’il n’y a pas de valeurs sans actes, la dernière difficulté consiste à interroger la cohérence entre les valeurs d’une part, les projets ou les pratiques d’autre part. La difficulté est que, dans de nombreuses institutions, les projets et pratiques sont divers et singulièrement perçus par les acteurs. Articuler – par la raison – chacun d’eux à des valeurs partagées supposerait d’assumer collectivement la responsabilité de chacun. Il ne suffit pas d’éviter de se replier sur soi-même, encore faut-il disposer d’un horizon et d’un projet communs.
Les avantages du processus sont à la mesure de ses difficultés puisque sa mise en œuvre concourt de facto à développer une vision commune de ce qu’on veut faire. En se projetant dans l’organisation à moyen voire à long terme, les acteurs peuvent consécutivement mieux réagir aux situations nouvelles du quotidien, parce qu’on collabore avec plus d’agilité quand on sait tous où on va !
Le numérique, catalyseur des échanges
Travailler les valeurs, cela signifie encore interroger, articuler, ouvrir, reconnaître, communiquer, distinguer, énoncer. Un processus d’autant plus complexe et difficile à déployer par les voies classiques (réunions, consultants) que l’organisation est large, dispersée, mise sous tension du court terme.
Oser le numérique intelligent peut être une réponse novatrice à cette difficulté. Il est certes fréquent de mettre en opposition le digital et l’humain car il est incontestable que le passage par les écrans tend à ternir la qualité des liens interpersonnels. Pourtant, le formalisme numérique est aussi capable de tirer parti de la richesse d’un réseau de relations pour faire émerger une intelligence collective, grâce à des données intelligentes.
Il règne aussi parfois l’illusion que formaliser ce qui se fait, c’est le rendre palpable et donc manipulable. N’est-ce pas au contraire en laissant s’installer des ambivalences autour de son savoir-faire que l’on se coupe de toute valorisation de l’humain ? Comme le soulignait Hegel, dans un contexte à peine différent, « dans la nuit toutes les vaches sont grises », et lorsqu’on ne distingue rien, on ne peut de fait rien prendre en considération avec justesse !
Une autre opposition auquel on se confronte concerne le conflit des convictions. On sait que celui-ci peut cacher des potentialités de remise en question de l’organisation et des liens interpersonnels sur lesquelles on peut s’appuyer. Mais il faut que ces convictions deviennent explicites, communicables et qu’elles puissent ouvrir sur des compromis pragmatiques en vue d’avancer de concert.
Face à ces problématiques, un réseau social d’entreprise [3] focalisé sur les valeurs contribue à mettre au travail les relations avec plus de distance. D’abord, en ce qu’il imposera une culture de l’écrit dans des institutions qui souffrent parfois de traditions orales inextinguibles. On entend par écrit aussi bien des commentaires que la possibilité d’exprimer des votes, ouverts ou non, et de les justifier. Le numérique est en cela un très bon catalyseur des échanges.
Vers un empowerment de l'humain
Ensuite, au-delà de l’effort de rationalisation des usages, la technique conduit à une plus grande subsidiarité, qu’il est souvent difficile d’appliquer dans les structures d’organisation complexe. Avec l’arrivée du Web intelligent, il sera effectivement possible de faire émerger les préoccupations de tous les acteurs – si elles sont formalisées ! – pour y répondre par établissements, par services, par strates. Et dans ces communautés, générer ainsi plus facilement une convergence sur les pratiques, et une coordination plus efficace.
Plus encore, avec la construction de graphes sociaux [4], il sera possible de former des équipes ayant la meilleure combinaison humaine, en faisant interagir des profils qui se complètent, au vu de tout ce que les acteurs disent être prêts à donner.
Pour conclure, le numérique offre la promesse d’un empowerment de l’humain qui sera de nouveau au cœur des rouages. Ce sont les valeurs qui ordonneront les chiffres aux réalités, lesquelles sont toujours humaines, jamais assez humaines.
[1] « Traité des valeurs », Louis Lavelle, PUF, 1955
[2] Cité par Thierry Wellhoff dans « Les valeurs », Eyrolles-Les Éditions d’organisation, 2010
[3] Un réseau social d’entreprise est un système de communication interne accessible aux salariés et éventuellement aux clients, partenaires, prestataires, etc. Il favorise les échanges entre les individus ou les groupes, permet la constitution de communautés d’intérêts, de pratiques par l’échange de documents et d’autres transferts d’informations.
[4] Un graphe social est une image des relations qui se situent entre les usagers d’un même réseau numérique.
Alexis Jacquemin et Francis Letellier
Carte d'identité
Nom. Alexis Jacquemin
Fonction. Philosophe et éducateur, cofondateur et directeur de la recherche de la plateforme collaborative Acrétion.
Nom. Francis Letellier
Fonction. Formateur et consultant auprès de la coopérative d'activités Coopetic ; a dirigé l’École pratique de travail social (EPSS) et l’institut régional du travail social (IRTS) Paris Ile-de-France.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 140 - mars 2016