Les sciences du travail et de gestion mettent en évidence le fait de faire rimer performance, santé et qualité de vie au travail dans une organisation va de pair, le plus souvent, avec la présence d’une riche sphère d’autonomie et de gratuité au travail. Cela est lié au fait qu’une grande partie du slack dont dispose une organisation (à savoir la réserve de ressources et, plus largement, d’énergie et d’intelligence humaines qui peuvent être mobilisées en cas de besoin) découle de la largeur et de la profondeur de cette sphère. La présence de celle-ci n’est jamais acquise. Les motivations extrinsèques peuvent en effet chasser les motivations intrinsèques. Des personnes qui travaillaient sans trop compter, qui donnaient, se mettent alors à travailler « à la montre ».
La coopération, un endettement relationnel
L’entretien et le développement de cette sphère présupposent notamment que le travail de management prenne soin de permettre aux travailleurs d’être reconnus et de se reconnaître dans et au travail. Or, cela semble être, justement, de moins en moins le cas dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS). Cela pose la question de savoir si les managers du champ apprécient et savent danser la « valse du don ». Cette expression reprise à Alain Caillé et Jean-Édouard Grésy [1] renvoie au travail qui doit être réalisé au quotidien pour entretenir et développer le cycle de l’adonnement au travail dans l’organisation. « Bien danser la valse du don » permet aux travailleurs de se sentir reconnus et de se reconnaître dans leur travail. Il en va de la qualité de l’économie des dons qui soutient la coopération dans les organisations. Comme Norbert Alter [2] le met en évidence dans le prolongement des travaux de Marcel Mauss, la coopération au travail repose en effet sur un mécanisme de don et contre-don : je te donne (un coup de main, j’accepte de passer du temps sur ton dossier, à t’apprendre telle fonctionnalité du nouveau progiciel…) et, en échange, tu me rendras quand j’aurai besoin. Autrement dit, quand on coopère, on s’endette relationnellement. Cela est valable entre deux personnes, mais aussi à l’échelle d’un groupe : on donne un coup de main à l’équipe en remplaçant au pied levé un(e) collègue malade, en étant convaincu que l’équipe nous le rendra le moment venu, ledit collègue ou un autre. Peu importe, ce sera l’équipe qui rendra.
L’économie des dons a également une dimension technique. Des personnes au travail peuvent donner pour un projet ou parce que c’est leur métier ou profession, et parce qu’elles sont convaincues que celui-ci ou celle-ci le leur rendra : il (elle) nous le rendra en termes de valeur subjective et/ou collective (don gratuit) et/ou objective (don/échange). Cela présuppose toutefois qu’elles puissent se reconnaître dans ledit projet ou métier. D’où l’importance du sentiment de réaliser un travail de qualité dans lequel lesdites personnes puissent continuer à se reconnaître et à l’assumer.
Donner la priorité à la production de liens
Or, force est de constater que le cycle du don et contre-don n’a pas la part belle dans la littérature et les formations destinées aux managers du champ, à commencer par les certificats de formation internes. Plus encore, ce qui est en jeu n’est pas nommé en ces termes. Pourtant, on connaît la force des mots. Pour avoir participé à de nombreuses formations, à chaque fois, j’étais le premier intervenant à souligner que le management était aussi une affaire de dons et contre-dons. Cela est dû en grande partie au fait que le travail d’encadrement et plus largement le management par l’information et le contrôle concentrent l’attention depuis quelques années. Priorité devrait être donnée à la production de biens et non pas à la production de liens. Bien entendu, cela contribue à une atrophie du système social et humain qu’est également une organisation. Cela n’est pas, non plus, sans incidence sur la performance dans la durée, les coûts cachés socioéconomiques augmentant.
Dans le même temps, de nombreux acteurs (dont des associations de directeurs) continuent d’affirmer que le travail social devrait demeurer une fonction de constructeur, de passeur, de bâtisseur de liens au sein de la société. Cela rejaillit d’ailleurs dans les formations des professionnels où la logique du don et contre-don continue à avoir, le plus souvent, toute sa place. Le hiatus est encore plus criant au regard de la montée de la revendication d’une appartenance à l’économie sociale et solidaire (ESS). La logique du don et contre-don est en effet sa matrice, le contrat étant celle de l’économie de marché et la redistribution, celle de l’économie publique. Bien entendu, il est difficile de promouvoir pleinement l’esprit de l’ESS si la logique du don et contre-don n’est pas soutenue en interne, notre vécu au travail influençant nos comportements hors du travail.
Cela étant, danser la valse du don ne va pas de soi. Certains managers préfèrent danser d’autres danses, plus formelles. La valse est une danse informelle qui consiste à « tourner en cercle ». Elle s’est d’ailleurs développée en opposition aux danses de cour dansées en Autriche ou dans les principautés allemandes, telles que le menuet, qui étaient très formelles sous l'influence de la cour française de Versailles. Comme l’a assez bien montré Philippe d’Iribarne [3], en France, les managers ont tendance à préférer les danses formelles qui perpétuent une « logique de rang », en droite ligne de la « société d’ordres » prérévolutionnaire où chacun vivait selon les droits et les devoirs de sa position. C’est la tendance qui domine dans le secteur social et médico-social où être manager devrait forcément aller de pair avec le fait d’être statutairement cadre. Et où, surtout, être cadre serait constitutif d’une distinction statutaire, pour ne pas dire de rang ou d’honneur.
Coordination n’est pas coopération
Pour ces managers, l’enjeu est de garder le contrôle sur l’organisation formelle. Ils sentent bien que reconnaître les dons, les contributions spontanées des membres de l’organisation, les mettraient « en dette » et les « attacheraient ». Il y a donc comme une sorte d’incompatibilité fondamentale, sur le plan relationnel s’entend, entre « rester le chef ou le cadre » et « reconnaître son collaborateur ». Cela explique pourquoi les managers qui valorisent le travail d’encadrement recherchent la « bonne ou juste distance » (plutôt que la « bonne ou juste proximité ») et sont économes en encouragements, félicitations, voire simples remerciements. Bien entendu, cela ne favorise pas l’entretien et le développement de la coopération au travail. Cela ne leur pose d’ailleurs pas forcément de problèmes, le propos étant pour eux de veiller à la bonne coordination de l’activité des uns et des autres, et, non pas de veiller à la présence d’une dynamique informelle de coopération (qui pourrait leur échapper en partie).
Évidemment, cela a des conséquences : les collaborateurs finissent par ne plus donner, ou seulement la part la plus commune d’eux-mêmes, la moins originale, la moins créative, soit le « minimum syndical » pour ne pas se mettre en porte-à-faux par rapport à leurs contrats de travail. On se met à compter, là où avant on donnait (sans compter). La sphère d’autonomie et de gratuité se rétrécit et, inversement, la sphère instrumentale et de calcul se développe. L’organisation est bien réglée, désaffectée, sous contrôle. Reste que le travail vivant s’y tarit au détriment de la performance et de la santé au travail. Si l’employeur en veut plus, il lui faut alors payer. Cela va de soi. Cela n’est pas sans poser des difficultés économiques, d’autant plus si ledit employeur est une structure non marchande.
Une danse à quatre temps
Savoir danser la valse du don implique également de respecter des temps. Ceux-ci sont au nombre de quatre. Donner à bon escient des signes de reconnaissance interpersonnelle est un de ces temps. Cela ne va pas de soi pour certains managers comme nous venons de souligner. Reste que l’on perd souvent de vue que ce temps doit être précédé et suivi d’autres temps. Les managers doivent également savoir « demander avec forme », « recevoir avec gratitude » et « rendre de bon cœur ». L’expérience conduit à pouvoir dire que le temps de la demande est plus problématique que celui du don de signes de reconnaissance. Or, être un bon valseur du don suppose de savoir demander pour être en mesure de recevoir. Cela suppose d’accepter d'être le débiteur de quelqu'un. Au-delà de ce qui transite entre nous (service, compliment, moment privilégié, petit cadeau, etc.), c'est essentiellement se lier à lui, s'engager à le lui rendre ultérieurement. À la différence de l'économie du contrat, l'économie du don recherche activement la dette sociale, car c'est précisément cette dette qui va générer le lien social, la cohésion et la coopération.
Savoir danser la valse du don implique également d’éviter certains « faux pas ». Du côté des managers, exiger plutôt que demander, ou, prôner le donnant-donnant car s’acquitter des dettes préserve la liberté. Du côté des professionnels, transformer aussi vite que possible ce qui est reçu en avantages acquis ou s’efforcer de tenir les objectifs fixés, rien de plus, rien de moins. Ces « faux pas » ne sont pas totalement liés au fait que les managers et les professionnels du champ seraient de perfectibles « valseurs ». Ils sont également dus au fait que certaines personnes, à commencer par les cadres, préfèrent danser une autre danse.
En tant que manager, il est bienvenu en conséquence de prendre conscience pleinement de la ou les danse(s) à laquelle on s’adonne au quotidien, de façon à mieux comprendre et maîtriser les effets de son travail. La mobilisation d’une grille d’autodiagnostic peut aider à rendre visible ce qui est devenu, souvent au fil du temps, invisible pour soi. Il convient également de préciser que les talents de valseur du don sont en partie les fruits de l’histoire de vie de la personne. Certains managers préfèrent rechercher la proximité, souffler le chaud, d’autres rechercher la distance, souffler le froid. Autant l’intégrer dans les processus de recrutement et la composition de l’équipe managériale de façon à viser un certain équilibre entre le travail d’encadrement et le travail d’adonnement.
[1] Caillé A. et J.-E. Grésy, La révolution du don. Le management repensé, Seuil, 2014.
[2] Alter N., Donner et prendre. La coopération en entreprise, La Découverte, 2009.
[3] Irirbarne P. (d’), La logique de l’honneur. Gestion des entreprises et traditions nationales, Seuil, 1989.
Jean-Claude Dupuis
Carte d’identité
Prénom Nom. Jean-Claude Dupuis
Fonctions actuelles.Docteur en sciences économiques, habilité à diriger des recherches (HDR) en sciences de gestion, professeur à l’Institut de gestion sociale, conseiller scientifique d’Arobase Formation.
Dernière publication. Le management du travail dans le secteur social et médico-social. Concilier performance, santé et qualité de vie au travail, ESF éditeur, à paraître en octobre 2018
Publié dans le magazine Direction[s] N° 167 - septembre 2018