Le champ du travail social et médico-social est depuis plusieurs années secoué par des transformations touchant tant l’organisation des politiques sociales, les principes de l’intervention sociale, les modes de gestion et de structuration des établissements et services que les pratiques professionnelles. Le chantier de réflexion et le calendrier pour la transformation du système de santé lancé par le gouvernement en avril 2018 confirment la stratégie de l'axer sur la notion de parcours, le financement de la prévention et la coordination des acteurs du secteur médical et du secteur médico-social.
Une coopération indispensable…
Les transformations s’accélèrent aussi avec la généralisation des modalités organisationnelles en plateformes d e services et en dispositifs intégrés, à l'image des dispositifs intégrés d’instituts thérapeutiques, éducatives et pédagogiques (Ditep) et d’instituts médico-éducatifs (Dime). Ceux-ci se veulent porteurs d'une approche fluide et décloisonnée de l'accompagnement, d'une offre de services et de compétences diversifiée, modulable et évolutive, et d'une réponse territoriale plus qualitative. Il s'agit de travailler à répondre aux besoins des enfants, adolescents et jeunes adultes en dépassant les « logique établissement » et « logique service » afin de favoriser la continuité dans les parcours de santé et de scolarisation.
Ces changements impactent les structures et les professionnels qui doivent revoir leurs modes de fonctionnement, ainsi que les personnes accompagnées et leur entourage, désormais mis en position de choisir entre des réponses variées.
Chaque professionnel doit maintenant identifier, développer et articuler sa compétence avec les nouveaux outils que constituent ces dispositifs, soit au sein des réseaux déjà organisés et des partenaires, soit dans d'autres réseaux, à construire. Leur travail s'en trouve profondément modifié, dans ses usages et son contenu.
Les démarches « projet » prennent appui sur l'adaptabilité et la souplesse de tous les acteurs de l'accompagnement. Cet objectif de fluidité des parcours, qui doit tendre à les rendre plus adaptés aux besoins des personnes, nécessite de favoriser des projets collaboratifs, la mutualisation et les interactions entre professionnels, personnes accompagnées, familles, partenaires et prestataires.
… mais empêchée
Le cœur de la création de valeur ? Générer cette coopération. Or, sur le terrain, les constats sont parfois éloignés de cet « idéal coopératif » : difficultés des professionnels à travailler en réseau, absence de culture commune, manque d'articulation entre les acteurs et les dispositifs, méconnaissance des champs d'intervention respectifs, objectifs parfois contraires… Le fonctionnement des établissements est touché par des non-dits, des rumeurs, des inquiétudes qui s'installent, des tensions qui montent et qui s'expriment même parfois dans des grèves. Les professionnels ont le sentiment d'être pris dans une procédure imposée, que leur travail n'est pas reconnu et qu'il manque une étape d'élaboration collective préalable avec leurs managers, leurs collègues, les partenaires.
Dans les établissements et services, la gestion des plannings est compliquée par des taux d'absentéisme et des rotations de personnels anormalement élevés. Différents intervenants dans le cadre d’un même accompagnement vont jusqu'à s'éviter et dénier la nécessité professionnelle de se parler et de travailler ensemble. La coopération est empêchée. À la crise du sens s'ajoute la crise du lien.
Une violence inacceptable
Le défi majeur, pour rendre possible la transition vers les nouveaux modes de fonctionnement innovants et préservant une prise en charge de qualité, réside principalement dans la capacité des dirigeants à donner une réalité à l'enjeu des relations humaines au sein des équipes de travail. Il est utopique d'imaginer une équipe qui avance toujours dans l'harmonie et la coopération. Tout groupe humain se constitue avec une diversité de personnes, d’opinions et de compétences. Tout groupe humain a une vie émotionnelle composée à la fois des émotions de chaque membre et de celles du collectif.
La conflictualité est « naturelle », voire souhaitable puisque les différences existent. Le conflit est sain et même nécessaire, voire moteur de progrès.
En revanche, la violence n'est pas acceptable. Nier la conflictualité, c'est risquer la violence. La peur du conflit, renforcée par la norme sociale de courtoisie, de consensus, de « bienveillance » à tout prix, fait obstacle de fait à la construction d'une équipe. Plus il y a de peurs dans un groupe humain, plus il y a de violences. Et plus le conflit est refoulé, plus les démarches vont rencontrer des résistances. Les rapports humains, hiérarchiques ou non, peuvent engendrer toutes formes de violences qui entravent la coopération : violence tournée contre les autres (maltraitance physique, non-écoute, dévalorisation, culpabilisation, jugement, insinuation…) ou contre soi-même (désengagement, non-dit, soumission, autodépréciation…). La violence peut être imperceptible, invisible, circulaire, quand chacun fait violence à l’autre. Ce sentiment, vécu au sein d'une équipe, interfère parfois même jusque dans le travail avec d'autres équipes ou partenaires. La mise en place de plateformes et dispositifs s'en trouve empêchée.
La réappropriation des responsabilités
Pour répondre à l'enjeu de la coopération et sortir des violences, la thérapie sociale constitue un processus d'intervention novateur. Conçue par Charles Rojzman, pour qui « la fraternité inclut le conflit », cette approche transdisciplinaire s'appuie notamment sur la psychosociologie et la psychopathologie. Sa singularité est de faire émerger le conflit sans violence, grâce justement à la transformation de la violence par ce biais. Pour atteindre cet objectif, la thérapie sociale propose de « faire conflit » dans un processus progressif et un cadre sécurisant qui permet aux participants de créer de la confiance entre eux, de confronter leurs points de vue et ressentis, afin de mieux se comprendre et identifier ce qui empêche leur coopération. Une réappropriation des responsabilités s’opère pas à pas, jusqu’à l’élaboration par le groupe de solutions pour (re)commencer à s’entendre et à (re) travailler ensemble.
La thérapie sociale est utile à un vivre ensemble fait de coopérations et elle ouvre les perspectives d’une nouvelle vision du management vectrice de liens et porteuse de la transformation des relations au travail. En permettant au conflit d’exister, le manager dispose d’un levier essentiel pour réussir la transition vers les nouveaux dispositifs organisationnels. Il offre un espace d'expression à la multiplicité des points de vue, favorise la confiance partagée, relève le défi de la sincérité dans les relations au travail et assure le déploiement des énergies et compétences grâce à la richesse de chaque individualité. Il créé les conditions d’un mieux vivre ensemble malgré le conflit et avec le conflit.
C’est l’idée de prendre soin de ceux qui prennent soin. L'agence régionale de santé (ARS) Auvergne-Rhône-Alpes intègre notamment cette idée dans son projet régional de santé (PRS), feuille de route pour les dix ans à venir dans une logique de parcours de santé cohérent avec la Stratégie nationale de santé : « Il sera nécessaire d’inscrire dans les contrats pluriannuels d'objectifs et de moyens (CPOM), des actions pour l’amélioration des pratiques de gestion des ressources humaines (GRH), de qualité de vie au travail (QVT), en priorité dans le secteur médico-social ». Il s'agit ainsi de faire conflit pour améliorer la santé et la QVT et favoriser la réussite individuelle et collective.
Céline Bartette-Gaillot
Carte d'identité
Nom. Céline Bartette-Gaillot
Fonction. Fondatrice et intervenante au sein du cabinet ad aliis depuis 2011.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 172 - février 2019