« Tu es la nouvelle agente de service hospitalier ? » Voilà ce que s’est vu demander Jacqueline Gomes Barradas lors de sa prise de poste en tant que directrice adjointe à l’établissement public départemental Blanche de Fontarce, à Châteauroux (Indre), en 2012. « Le premier regard de l’équipe a été assez éprouvant, se souvient la jeune femme. Il faut dire que je cumulais les particularités : jeune (24 ans), femme, noire, issue de la banlieue, et toute petite (1,40 m) pour couronner le tout ! » Mêmes débuts un peu aigres pour Mathieu Henry. Catapulté au même âge et au même poste au sein d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) dans l’Aisne, le jeune homme s’est heurté à la condescendance d’une aide-soignante qui lui a asséné : « Vous avez l’âge de mon fils. » Tandis qu’en réunion, sa responsable écorchait systématiquement son nom en « Monsieur Petit ».
User de stratégies
Jacqueline Gomes Barradas et Mathieu Henry ont en commun de présenter un profil déstabilisant à première vue pour leur entourage. « Ce que ces personnes affrontent avant tout, ce sont des représentations collectives plus ou moins inconscientes de ce à quoi "devrait" ressembler un directeur, commente Bruno Lefebvre, psychologue clinicien, fondateur du cabinet de conseil en management AlterAlliance, à Paris, et auteur [1]. Mais la vraie réalité de ce handicap est dans son propre esprit : de fait, plus on se considère soi-même comme illégitime à son poste et plus cela expose au risque que les autres nous cataloguent ainsi. Et inversement ! »
Pour compenser ce décalage, nos deux témoins ont rivalisé de stratégies. D’abord, en cultivant scrupuleusement un look aussi institutionnel que possible : tailleur et talons hauts pour Jacqueline Gomes Barradas, costume-cravate pour Mathieu Henry. Ensuite et surtout, en misant sur la démonstration de leur motivation, de leur soif d’apprendre et de leurs compétences. « J’ai mené à bien un lourd plan de retour à l’équilibre, assorti de la mise en place d’un dialogue social, ce qui a contribué à asseoir ma légitimité, témoigne Mathieu Henry. Par ailleurs, je suis allé très fréquemment sur le terrain, ce qui a renforcé mon lien avec les équipes. » Puis il reprend la direction déléguée d’un autre Ehpad du département, flanqué d’un important projet de reconstruction. « Avant de partir en réunion de chantier, je me repassais en boucle les aléas de ma semaine, histoire de faire monter l’énervement, se souvient-il. Objectif : mieux être en mesure de m’imposer, face à une dizaine de chefs de chantier qui avaient le double de mon âge ! »
Force de caractère et endurance
Une attitude approuvée par Bruno Lefebvre. « Pour faire correspondre son image à son rôle, il faut, d’un côté, assumer tout ce que l’on ne peut pas changer (le sexe, la couleur de peau ou la taille) et de l’autre, apprendre tout ce qu’on peut apprendre. La vraie légitimation va donc venir de la démonstration de ses compétences », assure-t-il. Cet ancrage par les résultats demande du temps et exige force de caractère et endurance. « Cette période où il faut "faire ses preuves" est d’autant plus éprouvante qu’à la pression que l’on s’inflige pour être irréprochable peut s’ajouter un sentiment d’injustice : "pourquoi dois-je en faire deux fois plus que d’autres ?" », ajoute le psychologue. Son conseil : « Pour tenir le coup, il est nécessaire d’avoir quelque chose (famille, lieu, activité…) auquel se raccrocher, dans lequel se ressourcer et alimenter son estime de soi. »
Une fois cette période de probation passée, on peut s’autoriser à « lâcher du lest » : vêtements plus détendus, rapport au travail plus distancé… « À mesure que je gagnais en confiance en moi, je me suis autorisée des chaussures plates », évoque Jacqueline Gomes Barradas. Ces faiblesses potentielles peuvent même devenir de véritables forces. « J’ai su que j’avais eu raison lorsqu’une agente m’a dit : "Le fait que vous assumiez votre image inspire l’idée qu’il n’y a pas de fatalité, que tout le monde peut réussir" », note la jeune femme.
De paria à porte-parole
Depuis cinq ans à la tête de trois services pour personnes âgées et de sept Ehpad à Compiègne et à Noyon (Oise), la fierté de Jacqueline Gomes Barradas est d’avoir été appelée cette année pour recruter des étudiants en parcours « Deuxième chance » – celui-là même qu’elle avait suivi – à l’École des hautes études en santé publique (EHESP). « Je suis passée de l’autre côté, la boucle est bouclée ! », sourit-elle. Quant à Mathieu Henry, il est aujourd’hui, à 33 ans, directeur du centre intercommunal d’action sociale des Terres de Chalosse, comprenant deux Ehpad, ainsi que différents services, sur 34 communes. « Mon âge n’est plus un souci, mais plutôt un atout, estime-t-il. Cela montre une image dynamique et brise plus facilement la glace avec les partenaires et les équipes. » Preuve insigne de cette confiance : depuis janvier 2019, il est le président de la Fédération des directeurs d’Ehpad du département. Toujours le plus jeune à ce jour, évidemment.
[1] « Être authentique au travail. Comment concilier efficacité et santé », Dunod, 2019.
Catherine Piraud-Rouet
Publié dans le magazine Direction[s] N° 191 - novembre 2020