« La terre entière se servait de la même langue et des mêmes mots. » Le mythe de Babel, au livre de la Genèse [1], raconte l’histoire d’un peuple sous la houlette d’un roi, parlant une langue unique, compréhensible par tous, utilisant les mêmes signifiants, partageant, pour prendre un anachronisme, la même « culture d’entreprise » et réunis autour d’un « projet commun » : construire une ville et bâtir une tour dont le sommet « pénètre » les cieux.
Le chef d’entreprise ou le chef de projet comme le communicant arrêteraient volontiers le récit à cet endroit du mythe tant ils sont convaincus de la nécessité de parler un langage commun pour pouvoir « entreprendre » un projet commun. L’on présuppose en effet que l’unité des membres d’un groupe se fonde sur la transparence du langage qui favoriserait ainsi l’appartenance collective et entraînerait, par voie de conséquence, l’ensemble des partenaires dans une même direction : voilà le rêve de toute idéologie de la communication !
Le « nous » face aux «je »
Or, « par bonheur » pour l’humanité et pour notre réflexion sur le paradigme entrepreneurial contemporain, le mythe biblique ne s’arrête pas là. Car, entre en scène Dieu lui-même. Soucieux de comprendre ce que les humains peuvent bien avoir « derrière la tête » en construisant leur ville et leur tour, il se rend sur place et saisit aussitôt la menace. Non pas, comme pourrait le laisser penser une interprétation hâtive, celle d’un Dieu pervers craignant d’être détrôné par une humanité conquérante. Bien au contraire, il voit distinctement la menace étouffante et malsaine du fantasme de toute-puissance qui pèse sur l’homme lui-même, minée de fanatisme et de paranoïa. Babel est, en effet, une réflexion sur un État totalitaire dirigé par un roi-tyran comme l’écrit Marie Balmary [2], où règnent la consonnance et l’harmonie collectives mais où, en ce projet de construction commune, chacun perd son nom propre et où chaque sujet est nié dans sa singularité. Car l’harmonie n’est ici qu’apparente : elle voile la différenciation, nie la diversité et refuse toute originalité à quiconque. Personne dans cet épisode biblique ne dit : « je », chacun se perd dans un « nous » impersonnel, indifférencié et collectif. Voilà l’horrible menace qui plane sur l’humanité telle une épée de Damoclès et que Dieu, dans sa philanthropie, veut empêcher.
Le langage prétendument commun et transparent produit de l’uniformisation, de la standardisation, de la normalisation, et surtout un « nous » faussement collectif, abominablement indécent et obscène d’où sont absents les « je » [3]. La falsification de la première personne du singulier permet d’éviter l’énorme dépense de force nécessaire à la fidélité à soi et à ses propres convictions. Le « nous » non formé de « je » distincts jugule toute forme de subjectivité. L’intervention divine a pour objet de faire éclater ce « nous » indifférencié, cette machine à broyer les « je » et ce fantasme d’une totalité où aucune altérité, aucune divergence, aucune nouveauté, aucune inventivité, aucun conflit, aucun risque ni aucune étrangeté ne sont possibles. Dieu « confond » les lèvres des hommes et brouille leur fausse unanimité par la confusion des langues. La « fusion » identitaire n’est plus possible et le rêve d’unité autour d’un projet commun chimérique vole en éclat. La différence entre les hommes peut à nouveau apparaître… et avec elle, la fin d’un illusoire langage commun et de ses d’oripeaux rhétoriques. Elle sonne le glas d’un projet commun totalitaire « d’entreprise » soumis dès lors aux conflits sournois des hiérarques et aux canailleries secrètes de tout un chacun. Elle déconstruit une trompeuse culture entrepreneuriale au comble de son impéritie…
La domination du monde de l'entreprise
Dans son livre Libres d’obéir [4], Johann Chapoutot démontre qu’une grande partie des théories du management contemporain s’appuie sur les approches développées après-guerre par des reconvertis du nazisme et que les termes de « performance, productivité, haute croissance, rentabilité, univers concurrentiel, la vie comme lieu de conflits », etc. « avaient été portés à leur point d’incandescence » par l’idéologie nazie. Les sous-hommes, Stücke, qu’ils exploitaient au travail, pourraient bien ressembler aux « ressources humaines, aux facteurs de production, aux moyens utilisables – MU –, etc. » désignant les travailleurs de nos entreprises contemporaines.
La foi aveugle dans le « management hypostasié » et dans la gestion déifiée [5] sur laquelle le monde de l’entreprise pose ses bases, étend son empire à tous les domaines de l’activité humaine : le social (les établissements et services sociaux sont dirigés comme des entreprises), la santé (l’hôpital doit devenir rentable et il est dirigé depuis une vingtaine d’années par des directeurs gestionnaires), la culture comme l’université tombent progressivement dans l’escarcelle de cette logique du coût et de la rentabilité. Cette fiction managériale et gestionnaire entée sur les sciences et la technique sûres d’elles-mêmes malgré les souffrances au travail, les dépressions, le turn-over, les suicides, les stress, et autres burn-out, malgré l’absence totale de sens d’un travail aliénant parce qu’elle ne demande ni vertu ni sacrifice, mais seulement « du bien faire » et « de l’agir conforme », devrait-il être le nouveau paradigme du secteur social et médico-social ? Alors qu’aujourd’hui, un pauvre petit virus vient mettre à mal le bel édifice et met les valeurs entrepreneuriales au pilori…
Le monde du handicap comme celui du soin se mobilisent trop peu du côté des savoirs narratifs, ce que Jean-François Lyotard qualifie de Grands Récits et oublient comme l’écrit Nancy Houston, que les humains appartiennent à « l’espèce fabulatrice » [6] et s’abandonnent sans réflexion aux savoirs non narratifs c’est-à-dire aux chiffres, aux informations, aux actes calibrés et mesurés, à l’évaluation, à ses grilles et au droit. Soit à un cadre de plus en plus normatif indicateur de la « méfiance » et de la volonté de contrôle des pouvoirs de direction.
Le directeur, garde-fou de l’humaine condition
La position subjective est écartée au profit d’une posture procédurale et fonctionnaliste. L’on se refuse à considérer l’impact spontané d’un sourire à un schizophrène ou celui de la pression d’une main sur l’avant-bras d’un handicapé. Plus terrible encore, l’humanisme numérique ou encore l’humanitude cherchent à calculer le moment supposé opportun pour parler à l’oreille d’un malade, lui serrer la main, lui sourire et rendre ainsi évaluables et donc mesurables absolument tous les gestes d’une action thérapeutique ou éducative.
Alors que, bien au contraire, il serait temps pour le secteur social et médico-social – l’économie sociale et solidaire – de se penser lui-même comme un paradigme alternatif du monde terrifiant de l’entreprise. Il serait temps que les directeurs généraux comme les chefs d’établissement et de service arrêtent de jouer au petit patron, de se prendre pour des entrepreneurs et se réinscrivent dans la pâte humaine faite de souffrances et de joie, de limites et de créativité, d’amour et de haine. Car le métier de directeur n’est pas foncièrement compétence et maîtrise [7], mais il est avant tout le porteur d’un Grand Récit. « Au commencement étaient les épices », raconte avec humour Stéphane Zweig [8]. La recherche des épices qui rapportaient à l’époque des fortunes entières, a été le motif de la conquête du monde, de l’élaboration de sa cartographie et de la démonstration de la rondeur de la Terre !
Le Grand Récit ou « Métarécit » vient provisoirement pallier le non-sens de la condition humaine individuelle et sociale, l’abîme sans fond du monde [9]. Tout récit témoigne de la capacité spécifique des humains d’inventer leur futur.
Le métier de directeur est aussi le garde-fou des valeurs de l’humaine condition : fragilité, curiosité (cura : le soin), vulnérabilité. C’est pourquoi il est nécessaire de sortir du tout-gestionnaire, du tout-évaluable et du tout-profit, de lâcher les principes deplus en plus inhumains des formations directoriales et de cadres et d’abandonner les fantasmes de maîtrise que les décideurs imposent pour demeurer, envers et contre tout, gardiens intraitables des valeurs humanistes qui ont toujours fondé la praxis du travail social.
[1] Genèse, Bible de Jérusalem, chapitre 11, versets 1 à 9, Desclée de Brouwer, Paris, Cerf, 1955.
[2] Le sacrifice interdit, Marie Balmary, Grasset, 1986.
[3] On oublie ainsi l’idée d’Héraclite selon laquelle la discorde produit la plus belle harmonie ! « Ce qui est taillé en sens contraire s’assemble, de ce qui diffère naît la plus belle harmonie, et c’est la discorde qui produit toutes choses » (Fragments 8 in Les penseurs grecs avant Socrate, Garnier Flammarion, 1964).
[4] Libres d’obéir, Johann Chapoutot, Gallimard, 2020, tout particulièrement l’épilogue… Le titre est déjà tout un programme.
[5] La société malade de la gestion : Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Vincent de Gaulejac, Points Seuil, 2009. L’auteur, sociologue clinicien, montre que la gestion est une véritable idéologie qui entraîne avec elle la guerre économique, l’obsession du rendement financier, le culte de la performance et de la compétition. Les conséquences en sont terribles : pression énorme, stress, suicides. La société est en même temps un marché illimité et lieu d’un champ infini qui gagnent irrémédiablement tous les secteurs de l’activité humaine et n’épargnent pas la politique. Voir également l’analyse critique de Judith Balas-Ezzemzami, Jean-Marc Combes, Chantal Lajou-Julien, Denis Miailhe, Le management dans le champ social et médicosocial. Repères pour penser le sens de son action, Seli Arslan, 2017.
[6] L’espèce fabulatrice, Nancy Houston, Actes Sud, 2016.
[7] Le métier de directeur. Techniques et fictions, Jean-Marie Miramon, Denis Couet, Jean-Bernard Paturet, 5e édition, Presses de l’EHESP, Rennes, 2012.
[8] Magellan, Stéphane Zweig, Le livre de poche, 2012.
[9] La 901e conclusion, Pierre Legendre, Fayard, 1998. Le Grand Récit sert de « butoir causal »,il fait écran entre le regard humain et l’abîme sans fond du monde : sans lui, l’homme prend le risque de retourner au « sans cause », au « chaos originaire », à « l’impensé » et à la violence archaïque des groupes.
Jean-Bernard Paturet
Carte d’identité
Nom. Jean-Bernard Paturet
Parcours. Formateur de travailleurs sociaux, responsable du certificat d'aptitude aux fonctions de directeur Cafdes. Professeur des universités.
Fonctions actuelles. Professeur émérite de philosophie-psychanalyse à l'université de Montpellier 3 Paul-Valéry
Dernières parutions. Le métier de directeur, techniques et fictions, avec Jean-Marie Miramon et Denis Couet, 6e édition, Presses de l'EHESP, 2017 ; Préface et postface du Management dans le champ social et médico-social. Repères pour penser le sens de son action, Judith Balas-Ezzemami, Jean-Marc Combes, Chantal Lajou-Julien, Denis Mialhle, Seli Arslan, 2017 ; « Du consentement : l’éthique des professionnels dans des institutions justes », Empan, n° 112, 2018 ; « Trop de droit tue-t-il le droit ? », in Droit et travail social : entre protection et contrainte, Empan, n° 115, 2019 ; « L’accompagnement en travail social : un chemin de co-errance », in Pratiques d’orientation clinique en travail social, sous la dir. de Sébastien Ponnou et Christophe Niewiadomski, L’Harmattan, 2020.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 189 - septembre 2020