Le management sur lequel le monde de l’entreprise pose ses bases et ses références, étend de plus en plus son empire [1] tentaculaire à tous les domaines de l’activité humaine : le social (les établissements et services sociaux et médico-sociaux – ESSMS – sont de plus en plus dirigés comme des entreprises), la santé (l’hôpital doit devenir rentable [2], avec à sa tête depuis une trentaine d’années des directeurs gestionnaires), la culture comme l’université tombent progressivement dans l’escarcelle de cette logique du coût et du calcul de la rentabilité… Cette fiction managériale est construite sur l’universalité du chiffre et du nombre, entée sur les sciences et la technique sûre d’elle-même malgré les souffrances au travail, les dépressions, le turn-over, les suicides, les stress et autres burn-out. Compte tenu de la gravité des troubles engendrés, une commission sénatoriale a été obligée de s'y pencher et de remettre en cause les exigences souvent cyniques des chefs eux-mêmes sous la pression des actionnaires. Ce nouveau paradigme absolu du management sans goût ni âme, de l’entreprise libérale établit le triomphe du marché sur le symbolique… Bon nombre de salariés, en l’absence totale de sens que représente leur travail, appellent au secours les anxiolytiques « existentiels » et les antidépresseurs « métaphysiques ».
La référence managériale et gestionnaire prend bien trop souvent des configurations brutales et cruelles avec le rapport de subordination étrécie et quasiment militaire (management autoritaire, par objectifs, par le stress, par la terreur) ou à l’inverse se manifeste dans des pratiques d’entreprise « libérée » (slow management, management bienveillant, humaniste). Or, le mana(d)gement, le mana(d)ger, terme hypostasié et déifié par l’anglo-américain, dont le monde contemporain se repaît, a aussi donné par son origine latine manu-agere, les termes de « ménager », de « ménage », c’est-à-dire de « faire avec ses mains ». Et Montaigne, dans ses Essais, a mis ce sens de « ménager » en exergue.
La leçon de Montaigne
En effet, Montaigne, après avoir parcouru l’Europe et avoir agi en politique comme maire de Bordeaux, se retire en sa bibliothèque sur ses terres pour être dès lors « un ménager ». Il devient administrateur d’un patrimoine auquel il veut donner toute sa dimension, toute sa signification et sa valeur. Répondant pour partie au vœu de son père, Pierre Eyquem, il se transforme en serviteur de sa terre, en ministre de son patrimoine. « Ministre » d’ailleurs s’origine du latin minus, « plus petit » et donne aussi le mot « métier ». « Avoir du métier », c’est être « serviteur » en faisant allégeance à la terre, à autrui et en y consacrant tous ses soins, c’est-à-dire en être « curieux » (cura : soin, mais aussi curiosité). Aussi dans la perspective de Montaigne, la terre n’est ni un bien marchand ni un produit qui circule de propriétaire en propriétaire au gré des intérêts financiers potentiels et immédiats. Loin d’une conception agonale du rapport à la terre, Montaigne préfère une alliance, et conçoit avec elle et donc avec la faune et la flore, mais aussi avec ses employés, un pacte de bénignité, de tendresse, de courtoisie et de bienveillance… qui le conduit à « ménager » et non à exploiter, soit à tirer plus que ce que la terre donne habituellement. Ménager : laisser aller les choses à l’amble de la nature par souci (cura encore) de faire le « bonheur » de la terre. Pierre Magnard [3], se référant à Jean Scott Érigène, parle d’un nécessaire « Sabbat de la terre ». On pourrait dire qu’elle a besoin de son « dimanche de repos » (la jachère par exemple), soit la « ménager » au sens de « l’économiser ». Le « ménager » se doit donc d’être guidé par une éthique de la complicité, par une convenance, une dilection envers elle. Une éthique soucieuse du sens de la terre.
La terre en héritage
Voilà bien la différence fondamentale entre « manager » et « ménager ». « Manager » signifiant exploiter, gérer, tirer profit, marchandiser, parfois faire rendre gorge, sans souci de la terre ou de la nature, ou encore de l’être humain. Au contraire, « ménager » consiste à rester fidèle à la terre, comme le dira le Zarathoustra de Nietzsche, et à l’humain. Comme nous l’enseigne Montaigne, être fidèle signifie tout d’abord accepter l’héritage et le patrimoine transmis. La modernité occidentale est née du divorce avec le monde ancien, supposé dépassé, fait de croyances obsolètes, de méthodes rétrogrades et de valeurs démodées. Son projet est de faire table rase du passé, d’abandonner tout lien de filiation et de transmission avec ce qui précède et de mettre en doute les méta-récits ou les grands récits qui nous fondent.
Le monde moderne fasciné par l’idéologie financière et gestionnaire refuse d’assumer l’héritage ; aussi le patrimoine humaniste est-il en déshérence. Certes, le paradigme gestionnaire porte avec lui des valeurs et peut, à certains égards, servir de modèle de gestion, mais encore faudrait-il y regarder de plus près. Car, si l’on en croit les nombreux exemples donnés dans la presse (mises à la retraite anticipée de certains grands chefs mauvais gestionnaires, laissant derrière eux de solides ardoises déficitaires mais protégés par des parachutes dorés), on peut considérer que l’entreprise porte avec elle des valeurs d’irresponsabilité, d’indifférence, de domination et d’exploitation à l’endroit des salariés (chômage, délocalisation…). L’entreprise s’inscrit dans une logique de bénéfices financiers, une pure logique économique. Et ce n’est pas, comme le dit Michel Chauvière [4], « le leurre néo-démocratique » de la participation, du partenariat, de la gouvernance qu’elle donne comme « l’os à ronger » qui changera le fond du problème… « Ménager » est donc avant tout se reconnaître comme un héritier.
L’inversion heideggérienne
Heidegger ouvre une autre voie en réfléchissant sur le passé et la tradition. Il écrit : « On continue toujours à croire que la tradition est passée et qu’elle n’est plus qu’un objet de la conscience historique. On continue toujours à croire qu’elle est ce que nous avons proprement derrière nous, quand elle vient au contraire au-devant de nous parce que nous sommes exposés à elle et qu’elle est notre destin [5] ». Ce texte est d’importance puisqu’il déplace complètement la perspective. Nous pouvons chercher la fondation dans le passé, derrière nous, et vouloir soit faire rupture avec elle ou avec lui, soit y retourner pour le répéter. Heidegger, au contraire, renverse la problématique : notre destin n’est pas une parole prononcée autrefois par les dieux qui nous pousserait en avant par les épaules. La tradition bien au contraire vient vers nous du fond de notre avenir. Heidegger nous met en garde contre la recherche d’un modèle parfait et immaculé de l’origine. Le principe, l’arkhé [6], désigne certes le point de départ, ce qui est premier, l’origine; mais aussi ce qui marche en tête, qui prend des initiatives, qui montre le chemin un peu comme le berger. Le principe [7], ce qui est premier, est paradoxalement en avant de nous, nous fait signe et nous appelle.
Heres, heredis en latin, désigne l’héritier. Or, tant que l’on est héritier, on n’est pas encore maître ni possesseur d’un bien, on en est privé. Imaginons alors un bien dont nous serions les héritiers mais dont il serait à jamais impossible d’être les possesseurs, dont nous ne pourrions jamais jouir pleinement et que nous devrions malgré tout transmettre aux générations suivantes… Ainsi, par exemple, pourrait-il en être des valeurs de dignité, de respect, d’autonomie…, valeurs jamais accomplies, toujours à reprendre, qui demeurent un horizon idéal. Car au champ social, notre héritage n’est pas encore achevé, les valeurs qui nous ont été transmises ont été seulement esquissées par ceux qui nous ont précédés. Quelque chose est en genèse qui se cherche dans la descendance et dont les héritiers ont charge de donner consistance à ce qui a été ébauché. Prendre en compte ou en charge l’héritage, peut-être est-ce le rôle de l’héritier. L’héritage serait alors beaucoup moins un legs qui nous honore ou qui nous enrichit, qu’un devoir d’accomplir tant de gestes esquissés, tant d’actions entreprises pour les prolonger à notre manière créative au-delà d’eux-mêmes vers ce qui leur donnerait de plus en plus, pleine et entière signification.
Le directeur, gardien de la maison
À l’interpellation provocante de l’industrie, au totalitarisme sournois de la technique et du marché, à l’empire et à l’emprise du despotisme « managérial », le directeur d'ESSMS, parce qu’il encadre des structures où habitent des êtres humains, pourrait bien se tourner vers le « ménager » car mesnager vient de manere : « demeurer », l’ancien français maisnie signifie la maison, la demeure, la famille. Le « métier » comme service du « ménager », ne sera plus alors fondé sur la seule gestion ou l’unique profit, mais d’abord sur la reconnaissance des droits fondamentaux des personnes, puis sur une éthique de la conservation, du maintien, et de la sauvegarde d’humanité. Le métier de directeur ne saurait donc être le lieu d’exercice du pouvoir ni des prérogatives personnelles pas plus que de la réalisation des intérêts propres. Il est avant tout celui du devoir et du métier. L’éthique directorial est donc essentiellement souci d’humanisme.
Le directeur entendra les cris de détresse, de souffrance et de vulnérabilité de ses personnels comme ceux des personnes accueillies. En s’y appuyant, il pourra se garder de la logique du roi Midas [8], ce personnage mythologique qui, à la suite d’un vœu, transforme tout ce qu’il touche en or : les objets mais aussi ses proches, sa nourriture et sa boisson. Il les métamorphose purement et simplement en marchandises jusqu’à ce que son univers devienne le règne « doré » et tout puissant de la mort et qu’il soit obligé de supplier les dieux d’annuler son vœu… Midas, père du libéralisme et de l’emprise de la gestion et de la finance, toute puissante pieuvre dévorante se faufilant partout sans rien respecter que son désir tentaculaire et destructeur. Alors, « ménager » demeure appel à la résistance, au souci d’autrui surtout au cœur des ESSMS pour que la promesse d’humanité puisse s’accomplir.
[1] Pierre Legendre, Dominium Mundi, L’empire du management, Mille et une nuits, 2007.
[2] On mesure d’ailleurs, en cette période de pandémie, les conséquences de cette idéologie et combien la carence de personnels est préjudiciable à la maîtrise de la santé publique.
[3] Pierre Magnard, Penser c’est rendre grâce, Le Centurion, 2020.
[4] Michel Chauvière, Continuités et discontinuités du « social » en acte : remarques historiques sur la qualité, in Éthique et mémoire, Les Éditions hospitalières, 2006.
[5] Heidegger, Was heisst denken ?, 1954, traduction française, PUF, Quadrige, 1999.
[6] arkhé : arkhein, en grec, donne « anarchie » ou « monarchie » et signifie bien sûr commander, diriger.
[7] Principe du latin princeps : primus (premier) et capio (je prends), ce qui prend la première place.
[8] Pierre Magnard, op. cit. p. 133.
Jean-Bernard Paturet
Carte d'identité
Nom. Jean-Bernard Paturet
Parcours. Formateur de travailleurs sociaux, responsable du certificat d'aptitude aux fonctions de directeur Cafdes. Professeur des universités.
Fonctions actuelles. Professeur émérite de philosophie-psychanalyse à l'université de Montpellier 3 Paul-Valéry
Dernière parution. Quelque chose en son fond résiste, Sète, Éditions Le Pli, mai 2021
Publié dans le magazine Direction[s] N° 202 - novembre 2021