« Franchement, monter une réserve ne s’improvise pas, c’est un vrai métier ! Plutôt que de s’y risquer, mieux vaudrait renforcer la réserve sanitaire existante, en lui adjoignant si besoin de nouvelles compétences », prévient Catherine Lemorton, responsable du dispositif à Santé publique France. Pourtant, l’idée de doter le champ social et médico-social de son propre vivier de professionnels réservistes, mobilisables rapidement par l’État pour voler au secours d’un territoire ou d’un établissement en cas d’urgence, fait son chemin. Surtout après plus d’un an et demi de pandémie, assorti de son lot de restrictions et de contraintes pour des personnels souvent épuisés. Défendu auprès du ministère par certaines organisations à l’occasion du projet de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) pour 2021, le dossier pourrait-il être à nouveau à l’ordre du jour du prochain budget ?
Multiplication des alertes
Depuis le printemps 2020, les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) n’en finissent plus d’accuser le coup. Les derniers mois n’ont pas, cette année encore, apaisé les tensions sur les ressources humaines (RH). « Les difficultés se sont encore aggravées, les signalements des services aux agences régionales de santé (ARS) se multiplient, témoigne la présidente de l’Union nationale de l'aide, des soins et des services aux domiciles (UNA), Marie-Reine Tillon. Et l’été a été catastrophique : c’est même la première fois que des patients de services de soins infirmiers à domicile (Ssiad) ont dû être hospitalisés, faute d’aides-soignants en nombre suffisant ! » Pas beaucoup mieux du côté des Ehpad. « C’est toujours aussi tendu, confirme Séverine Laboue, directrice du Groupement hospitalier de Loos Haubourdin (Nord). Si pour le moment nous parvenons à maîtriser la situation sur l’Ehpad, tout cela ne tient qu’à un fil, il nous faut multiplier les points réguliers pour trouver des possibilités de mutualisation en interne. » Résultat ? Dans certains territoires, la tension est telle que la gestion de tout nouvel épisode sanitaire, ou pire, de nouvelle vague, pourrait relever de la quadrature du cercle. « Masques, gel, créneaux de vaccination, dispositif de garde d’enfants… Depuis le début de la crise, les professionnels du secteur social, Accueil, hébergement, insertion (AHI) notamment, n’ont jamais été jugés prioritaires d’emblée, rappelle Tiffany Thirolle, déléguée régionale de la Fédération des acteurs de la solidarité (FAS) des Hauts-de-France. Même si localement les services de l’État ont soutenu nos demandes, le sentiment de ras-le-bol et le manque de reconnaissance sont tels que qui peut savoir comment les équipes se mobiliseront ou pourront le faire, demain s’il le fallait ? » « La crise a été un catalyseur des difficultés que, jusque-là, le secteur parvenait à gérer tant bien que mal, analyse Marie Aboussa, directrice du pôle Offre sociale et médico-sociale de l’organisation employeur Nexem. Depuis, on a compris que ça ne suffisait plus. »
Le scénario sanitaire
Doter le champ d’un bataillon d’aides-soignantes, d’infirmiers, d’aides médico-psychologiques (AMP) et autres éducateurs bien identifiés, prêts à se « projeter » rapidement serait-il la solution ? « Une telle réserve pourrait être mobilisée en cas de catastrophe sanitaire ou de circonstances exceptionnelles », suggère Marie Aboussa. « Mais d’où viendraient ces professionnels ? interroge à son tour Marie-Reine Tillon, dubitative. Des services ? des établissements ? de l’hôpital ? La situation est tendue partout. Qui aura la capacité de voler au secours des autres ? En tout cas, je n’imagine pas une seule structure en mesure de se passer d’un aide-soignant, même le temps d’une mission courte… » Difficile d’envisager de déshabiller Pierre donc.
Évidemment, l’exemple de la réserve sanitaire, créée en 2007 en pleine épidémie de chikungunya, inspire. Retraités, agents publics, salariés, mais aussi libéraux… Plus de 5 900 réservistes issus du système de santé, signataires d’un contrat d’engagement, peuvent répondre, pour des missions courtes donnant lieu à une indemnisation, aux alertes relayées par Santé publique France et venues des établissements. Y compris médico-sociaux... « Dans ce secteur, il y a un savoir-faire et un savoir-être différents du sanitaire, objecte Séverine Laboue. On n’accompagne pas une personne âgée en Ehpad comme on le ferait pour quelqu’un d'autre dans un service hospitalier général. Constituer un vivier spécifique aurait le mérite de faciliter la recherche d’une telle expertise. »
Autre option possible ? S’inspirer d’un modèle « mixte », comme celui de la réserve de la gendarmerie, qui combine un niveau dit opérationnel avec des volontaires expérimentés, et un autre composé de citoyens bénévoles. « Quel que soit le scénario choisi, l’objectif est de structurer la démarche et d'ouvrir le débat », avance Marie Aboussa.
Le temps de la formation
Dès le début de la crise, certains territoires ont anticipé et cherché à structurer des circuits de renforts. Comme dans les Hauts-de-France, où l’union régionale interfédérale Uriopss et la FAS ont constitué, dès le mois de mars, dans l’urgence, une réserve sociale et médico-sociale locale. Un outil « maison » permettant aux structures de la région de renseigner leurs besoins et aux professionnels disponibles de se manifester. Ce vivier a ensuite été complété par des étudiants en travail social, dont l’intégration a pu être source de casse-tête. « C’était presque perturbant pour certaines organisations qui, bien que contentes de ces renforts, manquaient de ressources pour les accueillir et les former. Or, à ce moment-là, elles avaient surtout besoin de personnes qualifiées et immédiatement opérationnelles », raconte Claire Adam, responsable du pôle Autonomie à l’Uriopss. « Passer du temps à former et à intégrer une nouvelle recrue est plus chronophage que de continuer à fonctionner en mode dégradé », résume Tiffany Thirolle.
Autre condition indispensable, à défaut d’être suffisante : la mise en place d’un dispositif robuste, en mesure d’assurer un vrai suivi des effectifs. « Pour que ce soit qualitatif, tout un travail en amont est nécessaire, à l’image de celui effectué pour le service civique qui, outre la sélection des candidats, intègre aussi des temps d’accompagnement des volontaires, de formation, d’analyse des pratiques… », suggère encore Claire Adam. Autant de précieux enseignements pour la suite.
Enjeu de reconnaissance
Un tel dispositif apporterait aussi d’autres avantages aux managers. « Cela pourrait aussi être un bon moyen de mieux respecter les choix de volontaires plus à l’aise ou avec plus d’expérience dans le médico-social, veut croire Séverine Laboue. Or, quand on respecte l’envie des candidats, c’est toujours gagnant en termes de RH. »
Au-delà, beaucoup voient dans cette option de quoi pousser encore à la valorisation du secteur. « L’an dernier, on a vu combien le métier du cure était bien structuré, contrairement à celui du care qui souffre encore d’une manque de reconnaissance à la fois de sa complexité et de la technicité de ses professionnels, rappelle Marie Aboussa. Une réserve serait aussi une façon d’y remédier. » Et peut-être susciter des vocations ? « Si séduisante qu’elle paraisse, cette solution ne servira à rien, si on ne travaille pas sur la pénurie endémique que connaissent les ESSMS, balaie Claire Adam. Certes, pour tout le monde, l’urgence est sanitaire depuis 18 mois, mais pour certaines structures, elle est en réalité permanente. »
Gladys Lepasteur
Repères
- Militaire, civile de la police, citoyenne, sanitaire… Plusieurs dispositifs de réserve permettent aux volontaires de s’investir au service de l’intérêt général.
- 24 mars 2020 : l’ancienne secrétaire d’État Christelle Dubos annonce la constitution d’une réserve sociale, mobilisant des étudiants volontaires pour prêter main forte aux ESSMS.
- 103 Ehpad, répartis dans six régions, ont bénéficié du déploiement de 108 réservistes sanitaires depuis janvier 2021.
« Un avantage pour les structures »
Catherine Lemorton, responsable de la réserve sanitaire à Santé publique France
« Après accord de l’ARS, les établissements médico-sociaux peuvent aussi bénéficier de l’envoi de nos 5 909 réservistes. En 2020, 609 d’entre eux ont ainsi été déployés au bénéfice de 119 Ehpad répartis dans six régions. L’avantage pour eux ? Ils peuvent positionner le réserviste sur le poste dès son arrivée car nous les déchargeons en amont de toute gestion logistique (hébergement, location de voiture…) et de toute la partie RH (signature du contrat d’engagement, vérification du diplôme et des compétences, de leur aptitude médicale, indemnités…). En cas de problème avec un réserviste, un autre peut même être rapidement dépêché, évitant ainsi à la structure de s’inquiéter d’une rupture de CDD ou d’un quelconque préavis. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 201 - octobre 2021