L’évolution récente du « verdict des urnes » dans notre Ve République n’est pas sans poser quelques problèmes. L’explosion des logiques partisanes associée à l’effacement des clivages idéologiques traditionnels et à une inquiétante « fatigue démocratique » recompose le paysage politicien. La logique installée depuis 1958 fondée sur la dominance d’une tendance sur fond d’alternances semble avoir vécu. Aujourd’hui, il n’y a plus d’hégémonie d’un parti ou d’une coalition sur les autres qui constituent l’opposition. Serions-nous à l’aube d’une nouvelle ère politique contraignant nos élus à rechercher de nouvelles alliances, supposant des accords politiques de compromis selon les modèles de nombreux États européens (Allemagne, Pays d’Europe du Nord, Belgique…) ?
Ces questions peuvent sembler éloignées des préoccupations quotidiennes des cadres de direction du secteur social et médico-social. Pourtant, elles ont à voir avec la manière de gouverner une organisation, qu’il s’agisse d’une organisation de travail – en l’occurrence du travail social – ou d’un État.
En effet, notre culture jacobine a enraciné profondément dans nos schémas intellectuels l’idée que gouverner repose nécessairement sur un pouvoir central fort, ce serait même une condition essentielle de la vie démocratique. Cette conception centralisée du pouvoir se situe aux antipodes d’une culture du compromis. L’État aurait besoin d’un pouvoir sans trop de partage confié au président de la République soutenu au Parlement par sa propre majorité. Comme sous la monarchie, la centralisation du pouvoir personnalise la fonction là où les projets devraient créer des alliances. Une structure sociale ou médico-sociale aurait besoin d’une autorité forte, incarnée par son directeur dont tout l’art sera d’éradiquer les opposants au projet ou de vaincre les résistances au changement. Pas de place pour un quelconque compromis, le consensus doit dominer.
Le consensus, une valeur faible du management
Manager par le consensus est une rhétorique omniprésente dans les discours directoriaux. Cette notion floue repose sur l’idée que pour avancer ensemble, il vaut mieux être tous d’accord, non seulement sur l’objectif mais également sur les moyens. En outre, elle entretient le mythe qu’une communauté pourrait parvenir à un accord complet de tous ses membres, que finalement, « il suffirait de se mettre d’accord ».
J’aime à citer cette expression de Saül Karsz selon lequel « le consensus est un malentendu partagé ! » En effet, postuler a priori que tout le monde est en phase suppose d’ignorer les désaccords qui traversent inévitablement tout collectif, et particulièrement les espaces de travail. D’autant plus que le travail social, confrontant chacun à des enjeux essentiels de la vie personnelle et sociale, des valeurs et représentations, des références et idéologies, est sujet à de nombreuses controverses axiologiques. La survalorisation du consensus entretient le mythe qu’il n’y a pas trente-six solutions, qu’une seule voie est possible pour avancer…
Le consensus consacre la parole des dominants – ou, pour euphémiser, des majoritaires – qui estompe celle des autres. Ces derniers tombent finalement d’accord avec la majorité soit par lassitude à revendiquer, soit par usure de tenir une position divergente, soit par abandon de la dispute (au sens scientifique de controverse), soit par sentiment d’avoir perdu la bataille. Le consensus revient à récupérer les faibles dans la pensée dominante du groupe, de gré ou de force, ou pire, « à l’insu de leur plein gré ».
Fonder le management sur la construction de consensus apparaît à terme comme une double impasse. Impasse stratégique car cela amoindrit les positions minoritaires qui ne trouvent plus à s’exprimer sous couvert du consensus censé préserver l’unité du groupe. Mais chacun sait que le retour du refoulé est toujours redoutable et se révèle plus menaçant encore pour la cohérence groupale. Impasse tactique également car l’impensé des divergences qui constituent l’équipe professionnelle est facteur de frustrations. Lesquelles reposent sur ce sentiment de ne pas avoir été écouté, de ne pas se sentir respecté ou reconnu dans ses positions, même et surtout si elles ne sont pas en phase avec les autres. Ces frustrations sont facteurs de freins, d’obstacles, d’incompréhensions et de blocages qui sont autant de facteurs énergivores des dynamiques collectives. Combien de fois les directions sont occupées à faire face aux oppositions et aux contestations de leurs décisions alors qu’elles pourraient utiliser ce temps à associer tout le monde aux projets ?
Le compromis, un socle fort pour une gouvernance démocratique
A contrario, le compromis est une « action qui implique des concessions réciproques » (Larousse). C’est un processus de délibération qui se coconstruit sur la volonté d’associer toutes les parties prenantes. Il ne cherche pas à effacer les distinctions et les contradictions contenues dans le groupe. Il met en lumière les désaccords. Ce préalable repose sur la conviction que la richesse de tout collectif, c’est sa diversité : diversité des genres, des personnalités, des positions, des idées… La cohérence ne repose pas sur leur abrasement, mais sur la capacité du collectif à les intégrer et à les assumer. Cela peut sembler paradoxal d’affirmer que la cohésion d’un groupe repose sur la valorisation des désaccords entre ses membres. Convenons que cette option est à contre-courant des représentations communément admises.
Cependant, il vaut de s’y attarder un peu. Dévoiler les désaccords qui, indubitablement, traversent et structurent le collectif revient à reconnaître les minorités, les positions dissipatives, les contestations internes. Cette reconnaissance n’est pas le renoncement à dégager une position majoritaire mais son enrichissement. En effet, l’opposition est la condition substantielle de la démocratie. Elle y joue le rôle d’aiguillon obligeant sans cesse à clarifier les positions. Sans avis minoritaires, la pensée dominante risque de devenir totalisante et peut finir par se croire la seule vérité possible. La reconnaissance des désaccords apparaît ainsi comme la condition de la relativité de toute option, comme l’exigence d’une explicitation toujours plus fine des choix opérés.
Mais la construction d’un compromis demande de grandes précautions méthodologiques. Si le consensus est une solution évidente et efficace pour avancer, le compromis mobilise les registres de la complexité. À la différence du consensus qui partage le groupe entre gagnants et perdants, le compromis impose la négociation. Il s’agit de négocier ce que l’on accepte d’abandonner, de part et d’autre, pour trouver un accord. Il n’est plus question ici de savoir qui a raison ou tort mais d’identifier les positions de chacun et d’envisager à quelles conditions, voire à quels renoncements, une position commune peut émerger. Les minoritaires ne sont plus des perdants car leurs options sont reconnues, identifiées, répertoriées dans le processus décisionnel. Certes, elles ne sont pas retenues, totalement ou partiellement, mais elles sont affichées dans le répertoire des options possibles.
Les minoritaires sont reconnus par leur consentement à laisser de côté leur désaccord pour permettre la construction d’un commun.
Le commun, une résultante de la culture du compromis
Car c’est bien la construction d’un « en commun » qui est le point d’horizon des pratiques de direction. Mais là encore, il convient de se mettre d’accord sur le sens de ce terme. Si dans la logique du consensus le commun est un ensemble de valeurs transcendantes, c’est-à-dire extérieures au groupe car guidées par une hétéronomie, dans la dynamique du compromis, le commun est une co-construction immanente aux participants.
Il est illusoire de penser que ce qui fait commun dans un groupe est un ensemble cohérent d’éléments qui s’ajustent à la manière d’un puzzle. Cela ne peut être uniforme parce que le groupe résulte de l’hybridation de la diversité de ses membres. La richesse du commun, c’est sa biodiversité.
Il est tout autant illusoire de croire que ce processus est stable et pérenne. C’est en fait une réalité mouvante et fluide qui ne cesse d’évoluer et de se transformer sous l’effet de la permanente composition/décomposition/recomposition du collectif.
Finalement, la culture du compromis, au service de la définition d’un commun en perpétuelle mutation, c’est une négociation permanente.
Les métiers de direction consistent avant toute chose à animer la construction de compromis toujours provisoires, circonstanciels et nécessairement fragiles.
Perspectives pour la fonction de direction
Les incidences de la voie ouverte par une culture du compromis quant à la manière de diriger une équipe sont considérables. Elles invitent à opérer un « pas de côté » assez radical et, somme toute, relativement libérateur.
Le directeur et l’équipe de direction ne sont plus obligés de tenir la posture d’infaillibilité à laquelle les convoquent souvent les équipes. La fonction de direction n’apparaît plus comme détentrice de « la » vérité, portant la certitude du « bon » cap à tenir et garante de la « seule » bonne voie pour y parvenir.
La fonction dirigeante se révèle plutôt dans sa capacité à cultiver des compromis fructueux au sein d’un collectif de travail inévitablement pluriel, utilisant cette pluralité pour enrichir un débat permanent qu’elle a pour rôle d’animer. C’est ce visage d’une direction animatrice – qui donne de l’âme – qui est placé au premier plan de sa mission.
D’aucuns objecteront que le fonctionnement d’un établissement ou d’un service ne peut se résumer à d’incessantes palabres et que diriger, c’est décider et parfois trancher dans le vif, quitte à générer des insatisfactions. Certes, mais cela ne produit pas du tout les mêmes effets quand la décision s’appuie sur une délibération respectueuse des avis de tous, sur la reconnaissance des désaccords et sur la clarification des positions qui permettent à chacun de consentir à remettre en cause ses opinions personnelles au bénéfice d’un projet collectif partagé, bref, quand le compromis intelligent remplace les consensus ambigus.
Roland Janvier
Carte d'identité
Nom. Roland Janvier
Fonctions actuelles. Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur en sciences sociales. www.rolandjanvier.org
Publié dans le magazine Direction[s] N° 213 - novembre 2022