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Revalorisations
Deux ans de colère

19/08/2022

« Ségur 1 », « Ségur 2 », « Laforcade 1 », « Laforcade 2 »… Malgré ces revalorisations salariales, le compte n’y est pas selon les employeurs du secteur. Entre personnels oubliés, délais d’entrée en vigueur et financements jugés incomplets, l’inquiétude grandit dans des structures toujours plus confrontées à des enjeux d’attractivité. Et désormais, à une inflation galopante.

« We can’t breathe [1] », lâche symboliquement au micro Sébastien Nana, directeur du centre médico-psycho-pédagogique (CMPP) de Romainville (Seine-Saint-Denis). Derrière lui, le 8 juillet à Paris, les représentants de 19 fédérations franciliennes du secteur brandissent une même pancarte, « Tous unis », pour une même revendication : le Ségur pour l’ensemble de leurs personnels. Devant le Conseil d’État, les messages d’alerte s’enchaînent, sous les applaudissements des dirigeants associatifs rassemblés pour la deuxième fois déjà cette année. Une première. « Le stade de la colère » a désormais laissé place à « l’incertitude sur la continuité du service ». « Notre secteur n’a jamais vécu de crise de cette profondeur-là, juge Thierry Mathieu, président de l’association Adapei de l’Orne. Certains établissements fonctionnent en mode dégradé depuis quelques mois, mais nous nous refusons à fermer. On prend des risques… » Comment on est-on arrivé là ?

« Pourquoi pas moi ? »

Retour en juillet 2020. En pleine crise sanitaire, les accords du Ségur de la santé donnent naissance à un complément de traitement indiciaire (CTI) de 183 euros net à destination de personnels « en première ligne » des établissements de santé et des Ehpad (voir l'infographie). « Si c’est aussi compliqué aujourd’hui, c’est que ces revalorisations ont été pensées sans considérer l’ensemble des personnels concourant aux soins et à l’accompagnement des plus fragiles, résume Marie-Sophie Desaulle, présidente de la fédération d’employeurs Fehap. Ce qui a amené tous les oubliés à s’interroger un à un : pourquoi pas moi ? » Et à en obtenir le bénéfice, non sans mobilisation, au gré de salves d’extension. « Ce processus par vagues, particulièrement déconcertant, a fini de fracturer la fonction publique hospitalière (FPH) où tout le monde n’est pas logé à la même enseigne », juge Jean-Pierre Stellittano, vice-président du groupement Gepso. Une « rupture d’égalité de traitement » qui a conduit la CFDT à déposer dès 2020 un recours devant le Conseil d’État. Et qui interpelle tout autant le privé non lucratif. « Il n’y a aucune vision systémique ! Nous travaillons en équipe : il n’est pas possible de laisser des personnels au bord du chemin », s’agace Alain Raoul, président de l’organisation patronale Nexem.

Au bord du chemin, on listait mi-juillet des surveillants de nuit et des maîtresses de maison de la fonction publique, la filière technique, administrative, logistique, les équipes de direction, mais aussi des personnels socio-judiciaires, ou encore ceux des services intégrés d’accueil et d’orientation (SIAO). « Un arbitrage paradoxal au regard de l’ambition du Service de la rue au logement dans des structures déjà en tension », pointe Nathalie Latour, directrice générale de la Fédération des acteurs de solidarité (FAS). Des « exclus » dont faisaient encore partie les salariés du réseau Intermed, spécialisé dans l’accès aux soins des publics vulnérables, « faute d’adhérer à une convention collective ». « Nos salaires sont désormais en dessous du marché et nous n’arrivons plus à embaucher. Nous avons aussi la pression des professionnels qui estiment que la direction ne fait pas son job ! », témoigne sa directrice générale Maud Aufauvre. Qui pronostique : «Devoir se battre autant pour être reconnus laissera des traces. »

Dans un secteur qui peine à recruter et à fidéliser, les traces du Ségur sont vite apparues. «  Nous étions arrivés à un état de tension assez fantastique, avec des arrêts à répétition dus au mécontentement  », illustre François Mengual, cadre socio-éducatif dans une maison d'accueil spécialisée (MAS) du Cher. Gérée par un centre hospitalier psychiatrique, la structure n’a bénéficié du Ségur 1 qu’un an après la première vague de revalorisation côté sanitaire. Quand celle des aides-soignantes dans le cadre du Ségur 2 a suscité des crispations auprès de professionnels comme les aides médico-psychologiques (AMP).

Au jeu de l’attente, certains ont dû se montrer plus zen encore. Entre le premier versement dans les Ehpad et la dernière traduction dans l’associatif pour les personnels socio-éducatifs, presque deux années se sont écoulées. « Pendant ce temps, aux directions d’expliquer que ce n’est pas encore pour tout le monde », déplore Laurence Garcon, secrétaire générale de l’association ASEI. Et l’équation relève du casse-tête pour les employeurs. Qui y a droit ? Dans quelle mesure ?… Avec autant de réponses qu’il y a de type de structures et de statut des personnels. Sans compter les zones d'ombre autour des faisant-fonction. « Des salariés perçoivent la totalité du Ségur 1, certains pas du tout et d’autres partiellement car ayant une portion de leur activité sur le champ médico-social, illustre Sophie Pellier, directrice d’un centre de réadaptation à Rennes. C’est inadmissible en tant qu’employeur de porter ces décisions, sans argument à faire valoir en face ! » Conséquence ? « Le dialogue social dans les structures s’est complétement détérioré », regrette Daniel Goldberg, président de l’union interfédérale Uriopss Île-de-France.

Des financements en ordre dispersé

D’autant que même lorsque les revalorisations sont accordées, les financements ne suivent pas toujours. « Sur le Ségur 1, là où nous avons le plus de recul, aucune de nos structures n’a eu l’intégralité des fonds, soit un surcoût a minima de 200 000 euros à l’échelle de l’association », observait fin juin Laurence Garcon. Dans le champ du grand âge, la fédération Fnaqpa a chiffré la perte à 50 000 euros en moyenne parmi ses adhérents. Comment l’expliquer ? Les établissements dénoncent notamment que l’incidence sur les allégements de charges « Fillon » ne soit pas comptabilisée. « Dans le sanitaire, la compensation s'appuyant sur les effectifs de 2020, toute création d’emploi et arrêt maladie n’est pas prise en compte, ajoute Sophie Pellier. Dans le handicap, l’enveloppe couvre 70 % de nos charges. Peu importe comment on tente de comprendre le calcul qui a été fait, on ne retombe jamais sur nos pieds. »

« Pour le Ségur 1, les financements ont été mis sur la table, assure Marc Bouquin, conseiller stratégique à la Fédération hospitalière de France (FHF). C’est la traduction par établissement qui pose souciNos inquiétudes portent davantage sur les revalorisations indiciaires (Ségur 2). Les financements seront-ils alloués équitablement ? Qui paie ? Si, in fine, cela pèse sur le tarif hébergement des Ehpad, cela pèsera sur les usagers. » Sur ce volet, « le secteur associatif a eu une enveloppe de 30 % inférieure à celle du public, surenchérit la présidente de la Fehap. C'est incompréhensible alors que les fonctions et missions sont les mêmes ! »

Des trous dans la raquette auxquels s'ajoute une incertitude sur l'engagement des départements après la Conférence des métiers. « Certains prennent des risques en allant plus loin que les textes par délibération, d'autres pas du tout et une dernière partie attend des retours du national avant de se lancer », résume Jeanne Cornaille, déléguée nationale du Gepso. Pas d’ambiguïté, assure Olivier Richefou, président (UDI) du conseil départemental de la Mayenne : « L’enjeu est dans la définition des cadres d’emplois concernés. Le sujet n’a pas été bien anticipé pour les agents des collectivités. Ce qui explique le décalage dans la mise en œuvre », explique-t-il. Pas d’inquiétude non plus du côté de la compensation par la Caisse nationale de solidarité pour l'autonomie (CNSA). Selon lui, « des acomptes sont bien versés. En revanche, un travail doit s'engager pour rendre plus lisibles les compensations. Aujourd’hui, on n’y comprend plus rien ! »

L’heure des choix

Sur le terrain, les employeurs ont en effet le sentiment que les tutelles sont « aussi perdues » qu’eux. Avec la multitude des financeurs, « c’est loin d’être simple », confirme Laure Depinarde, directrice de l’association Amadpa, qui intervient dans le grand âge en Essonne. Pour son service de soins à domicile, le coût des revalorisations atteint 10 000 euros par mois sur la partie soin, financée par l’agence régionale de santé (ARS), et 5 000 euros sur la partie « domicile », liée à l’avenant 43, donc relevant du département : « Nous sommes pris entre les règlementations relatives à nos obligations conventionnelles et des financements pas concomitants. Nous n’avons pas pu faire la rétroactivité prévue pour octobre 2021… On tire au maximum sur nos salariés et à un moment donné ils vont nous lâcher ! »

Pour les gestionnaires associatifs, c’est l’heure des choix. « Puiser dans leur trésorerie pour avancer les revalorisations, supprimer des postes pour les financer ou arrêter de les verser au risque de perdre leurs salariés… Une situation absurde pour une mesure en faveur de l’attractivité ! », tonne Clémence Lacour, chargée des relations institutionnelles à la Fnaqpa. Les décisions diffèrent selon la taille des structures. « C’est compliqué pour des organisations de petite taille, notamment dans la protection de l’enfance. Des adhérents envisagent des actions contentieuses », explique Alain Raoul.

En outre, la concurrence s’accentue sur les territoires. Les reins suffisamment solides, l’Adapei de l’Orne a décidé de financer sur ses fonds propres en juin les primes Ségur et Laforcade. Facture ? 650 000 euros pour quatre mois. « Nous ne sommes pas sur des petites sommes… D’ici septembre, nous espérons avoir reçu les fonds, expose Thierry Mathieu. D’autres sur le territoire se sont lancées plus tôt, mais ont dû arrêter faute de trésorerie. Sacrée situation où l’on s’inscrit dans une sorte de concurrence. C’est contreproductif ! »

Tension inflationniste

Dernière difficulté venue corser l’exercice ? L’inflation « qui conduira davantage de publics vers nos structures au moment où nos coûts de fonctionnement s’envolent », pointe Daniel Goldberg. En pleine négociation des budgets, les gestionnaires s’alarment des taux directeurs jugés trop bas pour 2023. « Je suis très inquiète pour la fin de l’exercice, dans un contexte d’explosion de nos charges », témoigne Laurence Garçon. « Où est-ce qu’on va bien pouvoir gratter pour tenir ? », surenchérit le vice-président du Gepso.

Le gouvernement a déjà égrainé de premières mesures, comme la hausse du point d’indice dans la fonction publique de 3,5 %, effective sur les feuilles de paie d’août. Qui doit être compensée par une enveloppe pour le non-lucratif, plaident les organisations patronales. « Il faut un geste sur les tarifs hébergement, insiste Marc Bouquin. Donner une garantie de ressources aux structures sur la fin d'année. » Surtout que les collectivités, elles aussi touchées par l’inflation, craignent « l’effet ciseau ». « Notre masse salariale va encore progresser avec ces revalorisations et nos marges de recettes sont limitées. Nous attendons de voir la loi de finances 2023, mais nous ne nous faisons pas d’illusions », prédit Olivier Richefou.

Dans ce contexte, la généralisation du Ségur est d'autant plus une nécessité, martèlent les syndicats. «  Avec l’inflation, les 183 euros supplémentaires ne sont même plus attractifs. On voit bien qu’à l’hôpital, le Ségur n’a pas suffi…  », constate amèrement Christophe Climaco, représentant de l’Ufas-CGT, qui fait de son accessibilité à tous un préalable à la négociation de la convention collective unique étendue (CCUE). «  C’est indispensable pour harmoniser vers le haut ! Sinon, l’enveloppe prévue sera tronquée dès le départ . » Car, c’est la perspective esquissée par le gouvernement : un rapprochement conventionnel dans la branche sanitaire et sociale «  dans un horizon temporel maîtrisé  ». Sur la table ? 500 millions d’euros sanctuarisés dont 380 millions à la charge de l’État et 120 millions pour les départements. Une perspective soutenue par la CFDT qui y voit «  plus d’équité et de reconnaissance », mais qui rencontre l’opposition nette de FO et des conditions sine qua non de la CGT. Outre l’extension du CTI, cette dernière souhaite que le critère classant du futur système de rémunération soit le diplôme et que seul le projet global de convention soit soumis à la signature. «  On ne saucissonne pas ! », prévient Christophe Climaco. Le chantier s’est ouvert en juin avec comme premier impératif d'agencer les thématiques de négociation. Sans surprise, les questions de classification et de rémunération constituent le premier morceau. «  On sait que les négociations ne sont pas simples. La question du CTI pour tous doit être traitée mais ne peut pas être un préalable. La CCUE permettra l’extension des mesures à ceux qui ne relèvent pas d’une convention  », argumente Marie-Sophie Desaulle. «  C’est un enjeu pour donner des perspectives de parcours aux salariés. Le chemin n’est pas facile mais je suis convaincu que nous y arriverons  », abonde Alain Raoul. Sans trop d'excès, plaide Olivier Richefou : «  Si tout est ajusté à la hausse, on ne tiendra pas. Il faut trouver le juste équilibre. La question de l’attractivité ne tient pas qu’à cette question, mais aussi à la valorisation des métiers du prendre soin . »

Côté terrain, la perspective est saluée, mais l’urgence est aussi ailleurs. « En attendant, on fait comment ? », questionne Sophie Pellier. En Île-de-France, l’Uriopss a lancé un appel à des assises régionales. Pour beaucoup d'autres, comme Maxime Zennou, directeur général du groupe SOS Jeunesse, l’impulsion doit être nationale. « Il faut une réflexion sur l’ensemble de l’économie du secteur, esquissait-il devant le conseil d’État mi-juillet. Et, s’il faut repasser par une formule comme celle des états généraux, allons-y ! »

« Le Ségur n’est pas une baguette magique »

Vincent Roques, directeur de cabinet de la FHF

« Pour savoir si le Ségur a fonctionné à l’hôpital, il faut se poser la bonne question : à quoi devait-il servir ? Il s’agissait d’un rattrapage salarial pour les professionnels. Depuis, le CTI est versé à la plupart d’entre eux, il y a eu un travail sur les grilles indiciaires et un chantier à mener sur l’engagement collectif. De là à considérer qu'il peut répondre à tous les besoins d’un coup de baguette magique… Ce n’est qu’une étape qui nécessite d’aller plus loin sur des sujets spécifiques comme le travail de nuit ou les astreintes. Selon notre enquête [1], le taux d’absentéisme reste en effet très élevé notamment dans les établissements et services médico-sociaux (11,8 %). Ce qui confirme la dégradation antérieure à la crise. En revanche, contrairement à l’image fréquente d’une fuite des soignants, les effectifs ont augmenté de 3 % dans ces structures avec des situations très contrastées en fonction des établissements et des territoires. Si le nombre de postes vacants d’aides-soignants a nettement baissé (7 % en 2022 contre 13 % en 2019), il reste deux fois plus élevé que dans les établissements de santé. Et celui des infirmiers diplômés d’État a été multiplié par deux. »

[1] Enquête sur la situation des ressources humaines au printemps 2022 dans les établissements de santé et et médico-sociaux, sur www.fhf.fr

[1] « Nous ne pouvons pas respirer », allusion au slogan du mouvement Black Lives matter aux États-Unis. 

Laura Taillandier

Publié dans le magazine Direction[s] N° 211 - septembre 2022






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