Toute organisation doit s'adapter à son environnement. Face à cela, certains professionnels se définissent comme les gardiens du temple et interrogent la pertinence de ce changement. Comment alors éviter cet affrontement ? Celui-ci peut-il devenir une dimension puissante sur laquelle développer de la pensée et de la coopération ? Entendre les voix dissidentes ne remet pas forcément en cause le projet ; ce peut être un temps de réflexion, un espace de régulation où il est possible d'évoquer les désaccords, ce qui nous tient « à cœur » pour trouver des pratiques possibles et une évolution acceptée.
Mais qui sont les gardiens du temple ? Des personnes qui défendent un système envers et contre tous, prêtes parfois à défendre quelque chose même lorsque tout semble les discréditer. Cette expression remonte au monde antique [1] : prêtres et prêtresses du temple d'une divinité juraient de l'entretenir et le défendre. Même en cas d'invasion ennemie. Lorsque tout était perdu, il était de leur devoir de le défendre jusqu'à la mort, la fuite étant une trahison passible de la peine de mort. Comment donc travailler sur sa propre transformation ? Le débat, le conflit, qui parfois animent les équipes seraient-ils l'expression d'un éventuel pouvoir de négociation ? Le conflit peut-il être aussi compris comme la capacité de remettre en cause le pouvoir et ainsi s'opposer à tout changement ?
La question de la loyauté surgit également. On est loyal à un système auquel on a adhéré à une époque, pour des valeurs affirmées par la structure, on est entré dans l’institution pour cela et pas pour ce qu’elle est devenue ou pour ce qu'elle pourrait devenir si l'on n'était pas vigilant. Une question fondamentale est de garder une identité tout en évoluant, « ne pas perdre l’ADN ». Aussi, la dimension émotionnelle est présente, et l'évacuer provoquerait un conflit de pouvoir qui ne serait pas propice à l'aboutissement d'un projet. L'expression des sentiments, même passionnels, ne peut être réfutée sous prétexte du contexte professionnel. Dans cette optique, il est inévitable de travailler toutes les émotions, même les peurs, de partager ce qui nous lie, renouer avec ce qui nous définit, pour instaurer un espace collectif de régulation.
Accepter le changement, c’est accepter de « gagner » plus que ce que l’on perd
Un mythe est une histoire qui raconte un passé, tout en le justifiant, fournissant une logique permettant d’éclairer le présent. Un mythe n’est donc pas la réalité, il est une sorte d’analyse historique. Les gardiens du temple, se référant au mythe, pourraient s’en servir comme alibi. Ce dernier étant, avec l’œuvre du temps, réinventé sans même s’en rendre compte de manière avantageuse pour s’opposer à la nouveauté. Le changement provoque toujours de la crainte. Si nous nous accrochons à un mythe, même réinventé, c'est qu’une partie du groupe serait en proie à de la peur. Ce mythe rassure et protège, participe à une sensation d’homéostasie.
Ces gardiens peuvent être ceux qui « défendent » la règle ancestrale, qui restent fidèles aux règles du temple tout comme les prêtres et prêtresses. Puisqu'il s'agit d'une divinité, la modification des règles est impossible. Dans le cadre d'une institution, ces personnes maintiennent les règles d'organisation du passé, résistent au changement et se montrent intransigeantes. Comment les rassurer ? Accepter le changement, c'est accepter de « gagner » plus que ce que l'on perd : pas forcément en quantité, mais ce peut être plus de confort en termes organisationnels, de gain de temps sur certaines tâches administratives... Il est donc stratégique d'anticiper les gains possibles pour les salariés lors de la présentation d'un projet. Ils peuvent être un gage de réassurance.
Comment alors modifier les règles tout en maintenant pour ces « gardiens » l'idée qu'ils en sont sinon les garants, en tout cas ceux qui ont le rôle de les défendre ? Peut-être pourraient-ils accepter le changement, mais ne désirent-ils pas en être les responsables, leur permettant ensuite de pouvoir critiquer, voire ne pas observer. Il est possible que certains résistent parce qu’ils veulent simplement formuler un « non », résister pour résister. Ce qui est un rôle et qu'il est peut-être utile de définir, de repérer et de déconstruire. En effet, il est intéressant de travailler sur la question du rôle, et non sur la définition des règles. Pourrait-on leur permettre d'avoir un autre rôle tout aussi essentiel mais qui génère un changement des règles ? Tenir son rôle dans une structure est fondamental, pour autant, il peut être modifié sans que cela remette en cause leur spécificité.
Cependant il est utile de ne pas dénigrer le passé, car il est ce que les individus ont construit ensemble. Le passé (et plus précisément la représentation que l’on s’en fait) est perpétuellement remanié. Il a une fonction parfois très, voire trop, importante dans une institution et cela n’est pas pour rien… L'oubli de l'histoire amène parfois à faire toujours la même chose et à ne pas analyser ce qui fonctionne et ce qui doit être modifié en profondeur. Ces gardiens peuvent aussi être le rappel d'une histoire bafouée, ou d'expériences déjà menées, dénaturées par une politique managériale violente qui fausse le travail et provoque de l'inconfort. Certains gardiens du temple expliquent que tout a déjà été tenté, alors que font-ils encore là, puisque rien n’est possible, car rien ne l’a été ? Ce paradoxe interpelle. Comprendre leurs places et leur fonctionnement est essentiel pour un cadre.
La crainte de ne pas être compétent
On peut y lire le maintien d'un cadre contraint, replié sur lui-même, avec la non-prise en compte du changement de contexte (contraintes budgétaires, nouvelles technologies...). L'analyse exprimée par ces personnes évoque parfois la crainte de ne pas être compétent. Peut-on définir ces craintes ? Comment accompagner la montée en compétences face aux changements ? Si l'organisation veut poursuivre son évolution, maintenir sa cohérence, il est prudent de connaître les compétences et les rôles des membres qui la composent. Le rôle des gardiens du temple peut être un levier d'accès au changement si ce rôle est reconnu et apprécié et qu'il est défini par ses aspects positifs. On peut également se poser la question si ceux-ci ne sont pas les « défenseurs » de compétences subjectives (telles que la solidarité d'équipe, le dévouement, la créativité, la responsabilité...), notions difficiles à valoriser, à faire reconnaître, face à un management soucieux de répondre à des critères mesurables et de se centrer sur la conformité ? Face à un comportement déresponsabilisant, c'est-à-dire vérifier si les procédures sont correctement appliquées, ceux-ci ne demandent-ils pas au contraire de travailler sur les effets et impacts des pratiques professionnelles ? Cela implique un processus de confrontation entre deux modes d'évaluation du service rendu à l'usager.
Si les gardiens défendent des qualités subjectives, ils ne peuvent accepter la conformité qui, aujourd'hui, met en concurrence les structures les unes vis-à-vis des autres et sème la discorde (comme les questions de prix de journée au regard de la qualité de service rendu ; la question du taux d'encadrement, ou du nombre de mesures par travailleurs sociaux). Défendre sa singularité ce n'est pas s'exclure des autres, c'est montrer une solidarité commune avec les autres, différents mais complémentaires, et qui œuvrent dans le même champ. C'est engager la réflexion sur les processus à l’œuvre dans l'acte éducatif et non sur des modalités, des critères de conformité ou des statistiques.
Si l'on parle de leur utilité, on peut partir de l'idée qu'ils défendent les qualités subjectives du travail mené. On peut également évoquer la question des valeurs intrinsèques de la structure, auxquelles ils sont attachés. Si le changement doit s'exercer, ils sont possiblement les mieux placés pour définir les valeurs à maintenir et mettre en exergue.
Réfractaires ou régulateurs ?
À propos des règles ou conformité, il est peut-être intéressant de voir en quoi celles-ci peuvent être organisées sans mettre en danger les fondements de la structure et comment elles viennent soutenir les valeurs. Comment les contraintes liées au changement ne mettent pas en péril ce à quoi ils croient mais au contraire soutiennent le projet qu'ils défendent. Ce qu'ils ont à gagner. Il nous semble nécessaire pour les cadres et dirigeants de travailler sur le rôle de ces gardiens et de comprendre ce qu'ils défendent ou ce qu'ils maintiennent. Il nous semble également qu'il faut travailler à ce qu'ils définissent les valeurs auxquelles ils sont attachés. En quoi le changement annoncé ou imaginé « saborde-t-il » les qualités qu'ils défendent ? Comment « la nouveauté » peut-elle s'inscrire tout en préservant ce qui fait la quintessence du travail effectué ou de la structure. Les gardiens ont probablement un rôle de régulateurs et empêchent la confusion. S’appuyer sur leurs analyses, et leur particularité, c'est préserver les qualités subjectives et maintenir une spécificité.
Cependant que fait-on avec ceux qui sont « réfractaires » et qui résistent pour résister ? Il s'agira probablement de déconstruire leurs peurs et de travailler sur l'histoire en prenant en compte leurs actions. De quelle manière ont-ils été « exclus » ? Reprendre l'histoire, ce qui a fonctionné ou pas, ce qui a été tenté. Leurs paroles a-t-elle été prise en compte ? Qu'est-ce qui, à leur avis, a évolué depuis ? Comment peuvent-ils qualifier cette évolution ? Ont-ils le sentiment d'avoir perdu le sens de leur implication ? Il paraît utile de reprendre ce pour quoi ils ont adhéré à ce système et en quoi maintenant ils ont le sentiment que cela ne correspond plus à leur adhésion. Comment pensent-ils que leur loyauté a été bafouée ? Qu'est-ce qui est acceptable et ne l'est pas ?
Enfin, lorsqu'un cadre souhaite ou doit provoquer un changement dans l'organisation, il est utile qu’il apporte une attention forte à ceux qui expriment de la résistance ou du mécontentement. Les avis divergents expriment « des angles morts » de l'organisation. Ils peuvent permettre de traiter des points essentiels et souvent négligés dans le processus du changement.
[1] à lire sur www.linternaute.fr/expression/langue-francaise/14284/gardien-du-temple/
Maximilien Bachelart et Bérengère Tailleux
Carte d’identité
Nom. Maximilien Bachelart
Fonction. Docteur en psychologie, psychologue, superviseur et dirigeant de l’Institut du comment.
Nom. Bérengère Tailleux
Fonction. Directrice retraitée d'un service exerçant des mesures d'aide à la gestion du budget familial.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 223 - octobre 2023