Il y a toujours du contrôle dans la vie des organisations. Cette idée pourrait en dérouter plus d’un ! Il en va ainsi de la compréhension de la notion de contrôle organisationnel qu’il convient donc de clarifier. Quelque chose a été perdu, en effet, dans la traduction du concept anglosaxon de Controlling qui n’est pas le Checking ni encore le Monitoring.
Une telle clarification n’est pas anodine au moment même où les pouvoirs publics appellent de leurs vœux au développement du « pouvoir d’agir » des professionnels en miroir de celui des personnes qu’ils accompagnent [1], et où certains acteurs mettent en exergue une possible « libération » des organisations sociales et médico-sociales. Nous pensons notamment, mais pas seulement, aux thuriféraires de l’entreprise libérée qui trouvent de plus en plus d’échos dans le secteur. Plus largement, il en va d’un décryptage raisonné de la dynamique organisationnelle à l’œuvre depuis un quart de siècle et des possibles évolutions du contrôle organisationnel impulsées et souhaitées par la politique de transformation de l’offre.
« Lost in Translation » [2]
Le contrôle organisationnel renvoie à la notion d’influence. Il s’agit d’influencer ou, plus précisément, d’orienter les comportements dans le sens de l’accomplissement des buts de l’organisation. Il englobe ainsi l’ensemble des mécanismes et processus par lesquels les managers influencent d’autres membres de l’organisation pour mettre en œuvre ses stratégies. Comment distinguer les différents types de contrôle ? Par leurs moyens (le respect de standards et procédures, la mesure des performances, l’adhésion aux valeurs, etc.) ? Par ce sur quoi s’exerce le contrôle (les actions, les résultats, les caractéristiques et qualifications du personnel, la culture et les normes, etc.) ?
Classiquement, on distingue trois grands types de modes de contrôle organisationnel, à savoir : le contrôle par les résultats, le contrôle par les règles formelles et le contrôle social et informel. Le premier renvoie dans le fonctionnement interne des organisations aux méthodes et outils du contrôle de gestion : plans d’action, budgets, indicateurs, reportings, analyse des écarts, etc. Il peut également prendre la forme, avec des parties prenantes externes, d’un contrôle individuel par des processus quasi marchands ou marchands ou d’un contrôle par des processus non marchands dans le cas de la production de biens collectifs (évaluation de l’utilité sociale ou de l’impact social). Le contrôle par les règles et les procédures renvoie, lui, à tous les dispositifs formels mis en place par l'organisation pour détecter et corriger les comportements non conformes. Le contrôle social est plus informel : c’est celui exercé par le pouvoir d’une personne, par la pression du groupe ou, encore, exercé par soi-même (auto-contrôle) via, par exemple, une introjection de normes.
De contrôle en contrôle
Il est relativement aisé d’établir une correspondance entre les modes de contrôle et les genres d’organisation, à commencer par ceux distingués par Henry Mintzberg [3] (voir figure 1). Sur cette base, on peut situer l’évolution historique des modes de contrôle dans le champ de l’action sociale et médico-sociale. Il s’agit, bien entendu, d’une présentation stylisée à grands traits.
L’évolution des organisations va de pair avec une recombinaison de modes de contrôle organisationnel (Control mix). Cela a peu de sens de parler dans l’absolu d’une montée du contrôle ou à l’inverse d’une perte d’autonomie sans préciser la ou les parties prenantes impactées. Il y a en effet toujours (du) contrôle.
Fondamentalement, cela engage l’attribution-répartition de l’autorité sur l’activité, autrement dit, l’attribution-répartition du pouvoir de définir ce qu’est un « travail de qualité » au sens d’Yves Clot [4] et d’avoir droit de cité, en conséquence, au moment de l’évaluation de ladite activité. Cette autorité sur l’activité ne doit pas être confondue avec l’autorité sur les personnes. La première renvoie à l’autorité fonctionnelle, alors que la seconde correspond à l’autorité hiérarchique.
Les recombinaisons des modes de contrôle dans le champ vont de pair avec une reconfiguration des modalités d’évaluation de la qualité, lesquelles viennent reconnaître l’autorité fonctionnelle de telle ou telle partie prenante et, en lien, un type de savoir plutôt qu’un autre. Il va, bien entendu, de l’inséparabilité du savoir et du pouvoir [5]. Le premier temps a été marqué par une perte d’influence du contrôle professionnel. Cela est allé de pair et s’est traduit par une nouvelle conception de l’évaluation de la qualité, passant d’une conception pragmatiste à une conception à tonalité technocratique et rationaliste ; autrement dit, par un Control mix où le contrôle par les règles formelles et les savoirs technocratiques ont pris le pas sur le contrôle et les savoirs professionnels.
Le deuxième temps s’est traduit, lui, par une montée du contrôle par les résultats dans le Control mix dont un développement du contrôle de gestion. En termes de structures organisationnelles, cela s’est concrétisé par la diffusion d’organisations matricielles lesquelles ont connu un notable développement dans le champ depuis le milieu des années 2010. Ce processus découle et participe d’une intentionnalité visant à fabriquer des organisations donnant plus d’autorité sur l’activité aux personnes accompagnées et à leurs porte-paroles. Sans surprise et en cohérence, ces mêmes publics voient leurs savoirs d’usage de mieux en mieux reconnus, légitimant une autorité fonctionnelle accrue. Le nouveau référentiel d’évaluation de la qualité dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux publié en mars 2022 par la Haute Autorité de santé vient appuyer et asseoir cette évolution. La personne accompagnée y trouve droit de cité directement via la méthode dite de l’« accompagné traceur ».
Vers des organisations matricielles : oui mais lesquelles ?
Le virage inclusif et la politique de transformation de l’offre suscitent un renouvellement des organisations sociales et médico-sociales pour aller vers des organisations plus matricielles. Reste qu’il existe plusieurs possibles ou, plus précisément, une multitude de formes intermédiaires entre deux grandes variantes comme le donne à voir la figure 2. Et, dans chacun des cas, il en va d’un choix d’un certain Control mix non sans biais potentiels.
À un extrême (sud-ouest), il y a l’organisation matricielle classique dans lequel le management prend les atours d’un management par les procédures (qualité) et par la performance. Ce modèle inspire grandement celui des « plateformes de services ». Le risque est celui d’une hypertrophie de la sphère de contrôle formel, ce qu’illustrent bien les travaux de François Dupuy [6].
À l’autre extrémité, il y a le modèle de l’organisation matricielle et subsidiaire, une forme d’organisation cellulaire. C’est ce modèle qui est à la base de l’entreprise néerlandaise Buurtzorg qui inspire certains acteurs sociaux et médico-sociaux en France, à commencer par des Saad et des Ssiad. Son Control mix se caractérise par la présence d’un fort contrôle social. Le fonctionnement de ces entités fait le pari et prend appui sur un contrôle par le groupe restreint (équipe autonome), soit une forme de contrôle social et informel [7].
Il n’y a donc pas de panacée. Il y a toujours du contrôle et c’est mieux de l’assumer. On comprend alors d’autant mieux les appels aux « tous experts », aux « tous professionnels » ou encore aux « Tous dépendants », l’enjeu étant comme le formule si bien Yves Clot [8] d’assumer le prix à payer pour un travail bien fait, à savoir une coopération conflictuelle.
[1] Voir notamment le rapport de Denis Piveteau publié le 15 février 2022.
[2] En écho au film réalisé par Sofia Coppola et intitulé au Québec : Traduction infidèle.
[3] H. Mintzberg, Le management, voyage au centre des organisations, Paris, Les éditions d’organisations, 1989.
[4] Voir, par ex., Y. Clot, J.-Y. Bonnefond, A. Bonnemain et M. Zittoun, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, Paris, éd. La Découverte, 2021.
[5] M. Foucault, Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, éd. Gallimard, 1975.
[6] F. Dupuy, Lost in management. La vie quotidienne des entreprises au XXIe siècle, Paris, Seuil, 2011.
[7] Pour une analyse fine, voir par ex., P. Gilbert, N. Raulet-Croset et A.-C. Telborg, « Quelles formes de contrôle dans l’entreprise libérée ? Deux études de cas », RIMHE, 2022, n° 40, pp. 3-23.
[8] Y. Clot, J.-Y. Bonnefond, A. Bonnemain et M. Zittoun, ibid.
Jean-Claude Dupuis
Carte d'identité
Nom. Jean-Claude Dupuis
Formation. Docteur en sciences économiques, HDR en sciences de gestion
Fonctions. Professeur à l’Institut de gestion sociale, chercheur associé au Centre de recherche en Droit et en Management des services de santé
Publié dans le magazine Direction[s] N° 218 - avril 2023