Les médias évoquent la « grande démission », ce phénomène qui voit des salariés et managers de différents secteurs quitter leur emploi pour dénoncer les injustices du monde du travail, notamment l’épuisement, le travail en mode dégradé, la crise de confiance, les logiques comptables et économiques, la perte de sens, les dirigeants « absents », etc. Doit-on craindre une « grande démission » aussi chez les directeurs et cadres du secteur social et médico-social ? Sans faire de suppositions, un doute existe : lors du dernier Baromètre Direction[s] [1], 20 % des répondants affirmaient ne pas se projeter dans un poste d'encadrement dans les cinq prochaines années et 34 % réservaient leur réponse. Même s’il n’est pas unanime et s’il ne touche pas de la même façon les dirigeants selon leur niveau de responsabilité, le malaise managérial s’étend. Il peut se traduire en burn-out [2], cet état d’épuisement physique ou psychique lié à l’intensité de la situation au travail. Mais aussi en brown -out, ou « baisse de courant », une démotivation progressive liée à un sentiment d’inutilité, à l’impression de ne plus replacer ses activités dans un ensemble cohérent faisant sens, comme la perte de conscience de contribuer à un projet commun.
Une épidémie de perte de sens ?
Cette démotivation est une épidémie, une souffrance car la démission est d’abord intérieure. Si elle tue (peut-être) moins que le Covid, beaucoup de managers du secteur l’éprouvent. À force d’être submergés, ils se sentent inutiles, impuissants jusqu’à se laisser inféoder avec des injonctions : « On n’a pas le choix », « Il n’y a pas d’autre option. » Ils vivent cette inutilité, voire même l’absurdité de tâches administratives, de réunions, de reportings, et luttent pour motiver des collaborateurs également en retrait, désengagés, inquiets. Albert Camus écrivait dans le Mythe de Sisyphe : « Il n'est pas de punition plus terrible que le travail inutile et sans espoir. » Quand les « super-héros » et les « super-héroïnes » sont épuisés, ils expérimentent des choix difficiles, notamment quand leur métier est le fruit d’un long parcours exigeant et engageant.
Il n’y a pas de bon ou de mauvais choix. Certains opèrent une coupure radicale entre leur vie professionnelle et leurs aspirations sociales et solidaires. Ils quittent leur métier, parfois même le secteur, pour s’engager dans une reconversion qui coupe court à cette folie. D’autres renforcent la gestion normative pour tenter de répondre aux exigences hiérarchiques, de se conformer aux directives des tutelles. Les tâches de reporting nourrissent le système, pas la mission... D’autres encore sont dans l’hyper « dynamisation » des projets, encore des projets, toujours plus de projets), dans une forme de boulimie et de précipitation.
Des dégâts moraux et spirituels profonds
Quand les directeurs et cadres expriment l’impression amère d’être « responsables » et en même temps de ne rien pouvoir influencer, de juste subir, c’est bien la définition en partie d’un « bullshit job ». David Graeber, anthropologue et économiste, a écrit un article pour le magazine radical Strike ! intitulé Le phénomène des jobs à la con ou « bullshit jobs ». Son intuition était que certains emplois sont peut-être, de fait, inutiles et provoquent des « dégâts moraux et spirituels profonds ». Il distinguait les « bullshit jobs » en cinq catégories : les « faire-valoir » qui mettent en valeur leurs supérieurs hiérarchiques ou les partenaires ; les « sbires », recrutés car les concurrents emploient quelqu'un à ce poste ; les « rafistoleurs », qui résolvent des problèmes qui auraient pu être évités ; les « cocheurs de cases », qui prétendent traiter un problème que nul n’a l’intention de résoudre ; et les « petits chefs », surveillant des personnes travaillant déjà de façon autonome.
Nous vivons un moment de transformation. Doit-on chercher un coupable ? Doit-on trouver une victime ? L’idée est plutôt d’interroger : comment retrouver espoir dans ce chaos ambiant ? Et s’ils ne font plus le job, qui va le faire ? Si des reconversions choisies peuvent être de belles réussites, qu’en est-il des « reconversions-réactions » et du risque de fracture sociale en cas de non réussite ? Qui va diriger ces communautés de professionnels, engagés qui agissent au service du bien commun ? C’est de cet endroit que se place mon propos : partager une réflexion liée à ce qui pourrait être une tragédie humaine et exprimer une certaine vision du métier de responsable.
Ramener du sens et de l’autonomie
Comment garder le cap, recréer de l’enthousiasme, ouvrir de nouvelles possibilités ? L’urgence est triple : ramener du sens, des relations et de l’autonomie.
Revenir au sens, c’est d’abord se reconnecter à soi : ce qui fait d’abord sens pour soi, ce qui met en vibration. Prendre le temps de (ré)interroger la vocation du métier de manager : à quoi sert-il et pour quoi ? Et moi, à quel monde je veux contribuer, quel responsable je veux être ? C’est sortir de la confusion pour retrouver l’énergie et l’espoir. C’est aussi se (re)connecter aux membres de son équipe pour savoir ce qui les motive. Et c’est ensuite relier la quête de sens individuelle à la raison d’être de l’organisation employeur et de ses dirigeants, à la quête de sens collective.
Être responsable, c’est définir une intention claire. La verticalité est utile au sens et à la vision. Avant le « que fait-on ?» (actions), avant le « de quelle manière atteindre l’objectif ? » (processus), se pose la question du « pour quoi / pour aller où ? » (le sens). Le « vouloir » fait du responsable un porteur de sens : une volonté politique clairement exprimée est un levier de confiance. Cette vision incarnée par les dirigeants focalise les énergies et met les actions en cohérence. Sa déclinaison tout au long de la ligne managériale et auprès des équipes permet de donner de la cohérence aux actions. Cette trilogie sens-processus-contenu est essentielle dans les moments de transformation pour en donner une représentation claire. Sans compréhension et intégration de la nécessité de transformation et de son sens, il ne peut y avoir de mise en mouvement durable. Elle est comme une boussole pour faire vivre l’intelligence collective. Amener de la clarté sur les deux premiers niveaux, c’est créer les conditions pour que l’équipe s’engage. Si les tâches nourrissent la raison d’être, alors le verbe « manager » redéfinit bien un métier et un outil au service du bien commun.
Des relations plus nourrissantes
L’urgence est également relationnelle. Le métier de responsable est de créer les conditions pour que les relations individuelles et collectives soient plus vivantes et plus nourrissantes. Il s’agit de (re)mettre l’humain au cœur du système : avec la direction, l’équipe, les personnes accompagnées, leurs familles, les pouvoirs publics, les intervenants. Pour que les co-équipiers donnent le meilleur d’eux-mêmes, leurs besoins de se sentir reconnus, écoutés et entendus, doivent être nourris. La qualité des relations est essentielle : des relations sincères qui fonctionnent dans la clarté et la réciprocité. Une équipe saine parle des problèmes pour les résoudre, dialogue des conditions du travail, hors des situations d’accompagnement. Cette régulation est un besoin dans la vie d’une équipe et il est urgent de prendre ce temps : le travail de fond se réalise mieux quand les relations sont satisfaisantes, pas quand il y a des peurs et différentes formes de violences internes.
Du courage, encore du courage
Cette urgence relationnelle implique du courage managérial : celui de poser des limites, de nommer les problèmes, de créer du dialogue, d’intégrer le désaccord comme l’occasion d’une transformation, de partager ses doutes, pour décider ensemble. Et, quand il n’y a plus de réciprocité possible, il s’agit de poser des actes adéquats. Le sens et les relations sont au cœur des organisations. Être manager, c’est créer les conditions d’un travail épanouissant pour les équipes éducatives, soignantes, pédagogiques ou administratives. L’espoir, c’est la conviction que les liens sociaux offrent la perspective indispensable à une autre forme de croissance.
Le troisième niveau d’urgence est l’autonomie et la maîtrise. La crise peut rigidifier, renforcer les contrôles. Le paradoxe est d’accepter de faire (davantage) confiance à ce moment-là. Il ne s’agit pas de laisser-faire sans cadre, mais de faire autrement dans un processus plus coopératif. Favoriser l’autonomie et viser la maîtrise, c’est être juste dans ce qui satisfait et motive chaque personne. Le besoin d’autonomie nourrit le besoin de reconnaissance, la confiance est en jeu. Le fonctionnement plutôt centralisateur des organisations sociales et médico-sociales le favorise-t-il suffisamment ?
Davantage d’horizontalité
Un nouveau modèle pourrait être exploré, sortant de la centralisation verticale et descendante, en misant sur l’intelligence collective pour plus d’horizontalité : toute action serait décidée par les personnes compétentes les plus proches de celles directement concernées. Descendre la prise de décision au niveau du terrain et sortir de la « féodalité managériale », comme l’exprime David Graeber, celle dans laquelle les hiérarchies décident ce qui doit être fait sur le terrain. Quand les dirigeants décident pour les managers de proximité et qu’eux-mêmes décident pour les équipes, chacun peut se sentir dépossédé. Cette posture managériale est un nouveau cadre, prenant appui sur l’idée de tempérance : le responsable n’est plus celui qui apporte les solutions, qui doit tout savoir, tout résoudre. Il fait émerger des problématiques et sait se montrer réservé quant à ses idées, surtout s’il vient du terrain. Car le risque est qu’elles empêchent l’émergence de celles des co-équipiers.
Le métier de responsable, en s’attachant à ces trois niveaux d’urgence, est tout sauf un « bullshit job ». Clarifier le sens et les processus, développer les liens, oser faire confiance, c’est créer les conditions nécessaires aux transformations sociales. Nous avons tous besoin de croire que l’avenir sera meilleur : une prospérité durable est possible si nous réinventons les relations dans les groupes humains avec cette ambition.
[1] Lire Direction[s] n° 215, p. 24
[2] Lire Direction[s] n° 219, p. 4
Céline Bartette-Gaillot
Carte d'identité
Nom. Céline Bartette-Gaillot
Parcours. Responsable des ressources humaines, formatrice et consultante
en accompagnement des transitions professionnelles.
Fonction. Fondatrice du cabinet ad aliis, intervenante en régulation d’équipe, coach professionnelle et formatrice.
Aller plus loin
Albert Camus, Le Mythe de Sisyphe, 1942
David Graeber, Bullshit jobs, Éditions Les liens qui libèrent, 2018
François Baumann, Le brown-out : quand le travail n'a plus aucun sens, 2018
Vincent Lendhart, Les responsables porteurs de sens, 2002
R. M. Ryan et E. L. Deci, Self-determination theory. Basic psychological needs in motivation, development and wellness (2017)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 220 - juin 2023