Bonne ou mauvaise idée, la semaine de travail de quatre jours ? S'il est difficile de passer à côté de ce mode d'organisation en vogue depuis la crise, il est aussi difficile d’avoir une réponse unanime. Elle serait fortement plébiscitée par les cadres (près de 90 % se déclaraient séduits, selon une étude du cabinet de recrutement Robert Walters, notamment les jeunes et les femmes), moins par les dirigeants. Et dans le secteur social et médico-social, touché de plein fouet par le défaut d’attractivité ?
La plupart des fédérations bottent en touche : la question n’a pas encore été étudiée et, sous tension, les structures ont d’autres priorités. « Dans notre secteur, ça pourrait aider à la qualité de vie au travail et à l'attractivité, mais il faudrait des postes en plus et cela dépend d'éléments externes aux établissements (un financement supérieur pour embaucher et donner un environnement de travail de qualité mais également qu'il y ait plus de professionnels qualifiés pour postuler) », juge l’union nationale Uniopss.
« Arrêtons de faire de notre secteur un monde à part. Si une organisation existe ailleurs, pourquoi n’aurait-elle pas vocation à se faire chez nous, questionne Sophie Ferreira, directrice générale du réseau Aide à domicile en milieu rural (ADMR) de l’Essonne. Nous devons prendre ce tournant sinon nous irons droit dans le mur. Osons des fonctionnements différents ! » D'autant que notre sondage express mené sur LinkedIn montre que 80 % des directeurs et cadres répondants y voient une bonne idée. Pas de validation scientifique, mais la confirmation que cette porte mérite d’être entrouverte, comme le proposaient les garants des Assises du travail en avril, au vu des expérimentations qui éclosent tous azimuts. États-Unis, Irlande, Australie, Nouvelle-Zélande, Belgique, Royaume-Uni, Islande, Espagne et bientôt le Portugal... « Il s’agit d'une tendance de fond qui concerne de nombreux pays. C’est presque la première fois qu’une question de temps de travail n’est pas portée par une idéologie politique mais par des convictions managériales », relève Sophie Prunier-Poulmaire, maître de conférences (MCF) en psychologie du travail et ergonomie.
« Le sens de l’histoire »
Un essor dû à la conjonction de plusieurs phénomènes. « Le sujet est revenu sur le devant de la scène avec la pandémie qui a réinterrogé le rapport au travail», souligne Thérèse Rebière, MCF au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam). Cette question fait aussi écho à la baisse du chômage et aux problématiques d’attractivité. « Nicolas Schmit, le commissaire européen à l'Emploi, en fait un argument pour recruter et fidéliser dans les secteurs où il existe une pénurie de main-d’œuvre comme la restauration ou la métallurgie. Celui du care ne fait pas exception avec ses faibles salaires et sa charge de travail », note la spécialiste. S'y ajoutent une préoccupation écologique, avec la volonté de réduire les transports domicile-travail, et des enjeux d’égalité entre les hommes et les femmes, plus souvent à temps partiel.
Autant d'arguments qui font de la semaine de quatre jours la seule alternative adaptée à l'économie du XXIe siècle, selon Pedro Gomes, professeur à l’université de Birkbeck (Londres), invité à s'exprimer sur le sujet fin mai au Cnam : « “Impraticable dans tous les secteurs”, “on va baisser les salaires”, “tout le monde va devenir fainéant”... Les critiques aujourd'hui sont les mêmes qu'en 1930 sur la semaine de cinq jours. Des craintes disparues aussitôt la mise en œuvre. »
Le risque en vaut-il la chandelle ?
À condition de trouver l'organisation adéquate. « On voit de tout. Un passage aux 32 heures avec maintien du salaire, nécessitant de solides négociations salariales derrière. Mais aussi des compressions de la semaine sur quatre jours, constate Sophie Prunier-Poulmaire. Qui prévient : Faire la même chose en moins de temps peut être facteur de pénibilité et amplifier les risques psychosociaux. Et tous les métiers ne s’y prêtent pas. » À chacun donc de trouver sa formule. « Il faut du sur-mesure. Cela exige d’être pensé service par service pour ne pas pénaliser les usagers, de réfléchir à la coordination pour le suivi des dossiers et la gestion des urgences », poursuit-elle. Thérèse Rebière appuie : « Il y a un coût : celui de réinterroger son organisation et le sens du travail mais quand cela fonctionne, les effets sont clairement bénéfiques. »
Turn-over réduit de 150 %, absentéisme en baisse de 70 %, nombre de candidatures reçues multiplié par deux... Pour la société lyonnaise Elmy, spécialisée dans les énergies vertes, c'est un pari gagnant. « Chaque équipe a défini son cadre et a été formée à la gestion du temps. Les cadres sont passés à 35 heures et les employés à 32 heures, avec le choix du jour "off" et tirage au sort en cas de désaccord », illustrait sa directrice des ressources humaines devant l'auditoire du Cnam. À l'Urssaf Picardie, où la réduction du temps de travail n'était pas une option, le bilan est moins positif. Seules trois salariées ont tenté l'aventure. « Pourquoi ce flop ? Nous étions convaincus que les salariés à temps partiel feraient ce choix mais les journées de neuf heures par jour les empêchent de gérer les enfants », soulignait Anne-Sophie Rousseau, sa directrice adjointe.
« Une illumination »
Dans le secteur, seuls quelques pionniers s'engagent. « En 2021, nous réfléchissions à quelque chose de plus attractif. La semaine de quatre jours a été une illumination », raconte Sophie Ferreira. Un protocole de mars 2023 à mars 2024 a été validé par le comité social et économique. Le principe ? Un fonctionnement par binôme « pour la continuité du service », a été établi sur la base du volontariat avec la possibilité d’arrêter du jour au lendemain. « Il nous a fallu deux mois pour équilibrer. Au début, la fatigue s'est fait ressentir. Les retours sont désormais très positifs, notamment sur l'équilibre avec la vie personnelle, malgré un point d'attention sur les temps de vie informels d'équipe », relate la directrice générale.
À Bordeaux, l’institut Bergonié, centre de traitement du cancer, s’apprête à démarrer l’expérimentation à la rentrée. « Nous avons encore en tête le passage précipité aux 35 heures. Nous voulons agir plutôt que subir », explique Nicolas Portolan, son directeur général. Objectif aussi : attirer de jeunes recrues « qui ont en tête l’image d’un secteur mal organisé tenant peu compte de l’équilibre entre vies personnelle et professionnelle » : « Nous avons négocié un avenant à notre convention en local avec les partenaires sociaux et installé un comité de pilotage conjoint pour challenger les propositions des services. » Première cible : ceux soumis à forte concurrence comme la recherche ou la restauration, sur la base du volontariat, et par unité de travail. « Nous ne pouvons pas lancer tous les cadres d’un coup d’un seul. Si cela génère une présence médicale plus longue, nous les intégrerons dans l’expérimentation », souligne Nicolas Portolan.
Et il faudra voir les résultats à l'usage. « Nous ne disposons que de baromètres menés auprès des salariés, pointe Sophie Prunier-Poulmaire. Certains reviennent sur leur engouement de départ sur le télétravail. Il faut donc creuser et analyser les données sur les organisations du travail atypiques. » Une étude que les garants des Assises espèrent voir confier rapidement au Conseil économique social et environnemental. Sophie Ferreira, elle, a déjà rendu son verdict : « Maintenant, je vois mon fils ! »
Laura Taillandier
« Il faut ouvrir le débat ! »
Marie Lecuyer, directrice des résidences Mareva (Vannes)
« C’est comme si nous avions un monde du travail à deux vitesses : celui des bureaux d’un côté, où il y a de plus en plus de flexibilité, et le nôtre où rien ne bouge ! Je comprends la frustration qui monte chez les salariés. Pour eux aussi, le rapport au travail a changé et ils se disent pourquoi pas nous ? Ça m’interpelle en tant que directrice : pourquoi ne pas l’expérimenter ? Cela pourrait permettre d’attirer des candidats plus facilement et de diminuer l’absentéisme… Beaucoup de réponses à notre crise d’attractivité se jouent dans l’équilibre entre vies professionnelle et personnelle. Ce qui coince, c’est que l’on ne peut pas raccourcir la charge de travail. Dans l’absolu, on sait créer des roulements sur une semaine de quatre jours, mais il n’y a pas de mystère : il faudra recruter alors qu'on manque de moyens financiers. Il faudrait donc que les autorités nous accompagnent. En tout cas, il faut ouvrir le débat pour que les choses avancent ! »
Repères
- 10 000 En France, c'est le nombre de salariés à la semaine de quatre jours, selon le Gouvernement.
-80 % C'est le taux de répondants à notre sondage express qui estiment que la semaine de quatre jours est une bonne idée dans le secteur.
-2/3 des Français souhaiteraient une plus grande flexibilité dans l’organisation de leurs horaires, avec la possibilité de les concentrer sur une semaine de quatre jours (People at work 2022 : l’étude Workflow View, ADP, mai 2022).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 222 - septembre 2023