Ces dernières années, de nombreuses évolutions sociétales ont contribué fortement à réinterroger le monde du travail et des parcours professionnels. Remise en cause des formes d’autorité et de la valeur du travail, apogée de l’individualisme consumériste, de l’hédonisme et d’une quête de bien-être personnel, politique publique assistancielle unique au sein des pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques… Sans compter la crise liée au Covid qui a amplifié le télétravail et entraîné une réflexion existentielle. Le phénomène de « grande démission » a généré une vague de reconversions sans précédent et poussé nombre de professionnels vers un exercice indépendant et la création d’entreprises personnelles. L’action sociale et médico-sociale n’échappe pas au phénomène : des éducateurs, des conseillers en économie sociale familiale, des psychologues et d’autres professionnels du monde sanitaire et social cherchent de nouveaux cadres de travail au travers de toutes les formes de coaching, conseil, accompagnement ou médiation.
Une liberté d’entreprendre
Parmi eux : l’exercice libéral qui suppose, comme sa genèse historique et son étymologie l’indiquent, une liberté d’entreprendre. Il s’appuie chez l’individu sur une motivation forte et une prise de risque calculée. Généralement, le professionnel indépendant cherche à s’extraire du cadre trop institutionnel, trop contraignant, trop normé et pas assez créatif d’une organisation jugée trop pyramidale. Mais aussi à retrouver un sens et une reconnaissance à son exercice professionnel. Il peut donc fuir des risques de burn-out, de bore-out ou encorede brown-out [1]. Tel est le cas actuellement d’un grand nombre de personnels soignants ou d’enseignants en reconversion auprès de France Travail [2].
L’exercice libéral est devenu plus particulièrement attractif car nombre d’institutions ont vu leur utilité sociale remise en cause. Elles ont perdu leur aspect protecteur et gratifiant pour devenir surtout répulsives : rémunération en berne, climat social tendu, excès de tâches administratives au détriment d’actes productifs, absence de perspectives et d’évolution personnelles, conditions de travail et relations avec les publics plus difficiles…
Nombre de praticiens cherchent à se réaliser, à pouvoir s’auto-organiser et à être davantage acteurs de leurs parcours professionnels. Ce mouvement s’inscrit dans le phénomène sociétal plus large de « désinstitutionnalisation », c’est-à-dire de défiance accrue vis-à-vis d’un certain nombre d’institutions déclinantes. Il relève également d’un mouvement culturel post-industriel plus nomade et plus existentiel, où l’activité professionnelle n’est plus aussi prépondérante et doit davantage rimer avec projet de vie et développement personnel.
Mais si travailler en libéral ouvre d’indiscutables perspectives, cela suppose aussi de posséder certaines qualités et compétences spécifiques : savoir s’organiser et gérer des ressources, communiquer et valoriser ses services ou ses produits, se créer un réseau de clientèle et être à son service, se montrer dynamique et convaincant, ne pas trop calculer ses heures, mais aussi compter beaucoup sur soi-même et pouvoir travailler seul… Bref, il s’agit d’être passionné par ce que l’on fait et détester subir. Il ne s’agit en rien d’une solution de confort ! C’est d’ailleurs ainsi en ayant compris cela qu’un certain nombre de postulants à la création d’entreprise reviennent au salariat…
Si l’on ne dépend plus d’une autorité hiérarchique, on se doit, en revanche, à ses seuls clients qui assurent son chiffre d’affaires. Le professionnel libéral finance sa couverture sociale, sa retraite, n’a pas droit au chômage, peut éventuellement voir ses biens propres saisis en cas de dettes professionnelles s’il n’a pas pris la précaution de les rendre insaisissables devant un notaire (procédure qui a un coût non négligeable) et l’Urssaf est bien connue pour ne pas faire de cadeaux…
Un statut à choisir
L’exercice libéral peut prendre plusieurs formes statutaires. Certaines professions dites libérales (médecins, notaires, avocats, experts-comptables, etc.) sont les héritages historiques de corporations notables, devenues des « ordres » auxquels on prête serment. Réglementés, ces ordres patriciens qui possèdent leur devise, leur plaque, voire leur uniforme, présentent des contraintes. Très importants, les prélèvements correspondent à ceux appliqués à des professions qui facturent des honoraires élevés. S’inscrire en libéral suppose de connaître toutes ces contraintes.
Nombre d’indépendants choisissent d’autres statuts. Notamment celui de micro ou autoentrepreneur qui possède, certes, un plafond de chiffre d’affaires limité dans le domaine des services, mais aussi un seuil de prélèvement forfaitaire bien moindre [3] impliquant une gestion des plus simplifiées (un prélèvement unique géré par l’Urssaf et pas de bilan comptable), plus adaptée à des professions moins rémunératrices. D’autres encore optent pour le statut, moins connu, de salarié porté via une société de portage rémunérée. Ce système hybride leur assure les droits courants des salariés (couverture sociale et assurance chômage), tout en conservant une activité économique indépendante au sein d’une plateforme de services, d’une coopérative, d’une société civile de moyens ou d’autres formes d’entreprises. Pour les soutenir, il existe encore des formes de parrainage qui assurent une fonction d’aide et de conseil à des créateurs d’entreprise personnelle sur une durée limitée.
Une posture existentielle
Ne l’oublions pas : le libéralisme, enfant des Lumières, est né précisément de la défiance vis-à-vis des corporations installées et des monopoles institués [4] pour promouvoir l’affirmation de droits individuels (révolutionnaires au plan civilisationnel), considérés aujourd’hui comme fondamentaux dans une démocratie (même si certains ont été particulièrement mis à mal durant la période Covid) : liberté de circuler, de s’établir, de travailler, d’entreprendre, de commercer, d’acquérir propriété (y compris intellectuelle), de se marier civilement, de s’associer et de manifester, de se faire soigner, de pratique religieuse et d’opinion...
Aussi, l’exercice libéral ne peut se borner à un simple statut juridique. Il se situe dans une dialectique faite d’oscillations permanentes entre impulsion libertaire et réalisme économique, entre création et réglementation. Il est indissociable de la notion d’entreprise personnelleet du désir de produire, de professer ou de rendre service. Bref, d’être actif selon sa propre dynamique. On peut dire qu’il correspond à une posture, une conception de ce qui fait société, voire – n’ayons pas peur des mots – à une philosophie de l’existence et à un projet de vie. Il tente donc des professionnels volontaires en quête de sens. Adeptes du risque zéro et du principe de précaution s’abstenir.
[1] Bore-out : victime d’un profond ennui, brown-out : victime de perte de sens dans l’accomplissement de ses tâches
[2] France Travail propose un accompagnement-conseil au projet professionnel pour les personnes démissionnaires qui veulent se reconvertir, largement délégué à des organismes privés possédant des conseillers en évolution professionnelle
[3] Ce taux vient d’ailleurs d’augmenter en 2024, passant de 21,1 % du chiffre d’affaires à 26,1 % étalé sur trois ans
[4] La Révolution française mit fin aux corporations après une tentative avortée de Louis XVI
Jean-René Loubat
Carte d’identité
Nom. Jean-René Loubat
Formation. Psychosociologue, docteur en sciences humaines
Fonctions. Consultant, auteur, président d’honneur du think tank Parcours et Innovations.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 235 - novembre 2024