Le thème de la transformation soulève de nombreuses appréhensions dans de très nombreuses organisations sociales et médico-sociales. Depuis plusieurs années, nous assistons à un empilement de projets désassortis, lesquels nourrissent l’ancrage d’un état de réforme permanente. L’épuisement qui peut en découler trouve sa source dans les injonctions, plus ou moins impératives, aux « transformations ». Le malaise, social, managérial et institutionnel, est saillant. A contrario, les vade-mecum du manager idéal florissent. Bienveillance, transparence, communication et check-lists des « do & do not » envahissent nos espaces sociaux et mentaux. Nous proposons l’hypothèse que les pratiques managériales usuelles alimentent la fabrication des maux dont on se plaint à juste titre. En effet, une double méprise préside à ce fourvoiement : la confusion entre transformation et changement, ainsi que l’ignorance de la distinction entre habiletés du transformateur et celles du manager.
Une proximité préjudiciable
Examinons quelques facteurs qui génèrent cette confusion préjudiciable des logiques de transformation. Transformation de l’offre, réorganisation, rapprochement… Bien des substantifs viennent donner l’illusion que nommer une chose suffit pour posséder à son sujet un savoir et un savoir-faire. Rien n’est plus faux, rien n’est plus dangereux. Il s’ensuit que la proximité sémantique de nombreux termes nous incite à confondre changement et transformation.
Une transformation est considérée, au premier abord, et par commodité ou approximation, comme une modalité radicale du changement ; cela semble rassurant, mais on se leurre. La contraposée est irrecevable : le changement ne conduit pas naturellement à une transformation. En témoignent les enkystements tant individuels qu’institutionnels, voire politiques, dont nous ne cessons de nous plaindre, alors que nous ne cessons de changer, paraît-il.
L’usage impropre et flou de ces notions omniprésentes serait risible s’il n’entraînait pas des égarements liminaires empêchant de saisir les véritables enjeux et d’agir de manière idoine. Prêter attention aux mots et à leurs emplois n’est pas superflu pour qui veut agir sur l’état des choses et du monde.
Le pire ne réside malheureusement pas en ce triste constat. La confusion sémantique amène à la persistance de l’erreur méthodologique. Celle-ci conduit les gouvernances et directions à répéter ad libitum toujours les mêmes fautes et à ne pas assumer leur responsabilité. Là est le point vif.
Des compétences spécifiques
Cette persistance trouve sa racine dans un constat simple mais exigeant : jamais un manager n’a réussi à conduire une transformation. Pour cela, il faut vouloir agir comme un transformateur. Gérer n’est pas transformer. Et pour devenir un transformateur, faut-il préalablement comprendre la logique qui structure les transformations, afin de pouvoir garantir l’accomplissement du processus.
L’erreur originelle consiste donc à commettre une double méprise : ignorer cette logique et ne pas acquérir les compétences qui s’imposent. De ce fait, l’absence de maîtrise des fondamentaux implique la commission d’erreurs méthodologiques qui génèrent des paradoxalités dont on finit par se plaindre. Hegel qualifiait ainsi « la folie de la belle âme » : se plaindre des conséquences fâcheuses que l’on génère soi-même, pétri des meilleures intentions.
Courage et respect
Alors, qu’est-ce qui nous pousse à ne rien vouloir savoir de nos erreurs méthodologiques ? L’éthique de la responsabilité, chère à Max Weber, implique de désirer exercer deux vertus cardinales : le courage et le respect. Si manager c’est gérer un objet ou un ensemble d’objets (au sens structurel du terme : ressources humaines, contraintes légales, etc.), alors transformer c’est inévitablement déjà se transformer soi-même. En effet, le transformateur est le nom de celui qui occupe cette place régie par la logique dont Alfred Tarski, mathématicien éminent, nous a livré la formulation sémantique : « Il est faux de dire qu’il est extérieur au système et il est faux de dire qu’il est intérieur au système. » Cette posture est de facto inconfortable et délicate. Elle est aussi incontournable en raison de la nature même de l’acte exigé.
Une transformation est initialement une coupure, portant sur trois composantes du système selon lequel fonctionne une structure : la stratégie (métier, valeur produite et répartie, différenciation, vision, etc.), l’organisation et son management, l’écosystème du travail (individuel, groupal, collectif). C’est un acte systémique triple. Son impact est structurel. Ainsi, le transformateur se demandera d’emblée, au-delà des noms qualifiant l’opération (reconfiguration, réorganisation, etc.), s’il a réellement affaire à une démarche de transformation, à l’aune de ce critère premier.
Une transformation de ce fait est un processus discontinu qui obéit à une logique narrative spatio-temporelle ou diégétique, c’est-à-dire à un récit disruptif qui s’inscrit dans le cadre de la vie continue de l’organisation. Elle a un début et une fin. Réussir ses transformations revient donc à accomplir un processus ; à en garantir le déploiement rigoureux et complet. Or celui-ci fait effraction dans la psyché de tous les acteurs : il introduit une perte sèche et la nécessité de l’attente.
Une réécriture des lois de fonctionnement d’un système
Une transformation est fondamentalement l’antithèse de l’amélioration continue ou du changement qu’il faudrait conduire ou accompagner (confère le pont aux ânes naïf de l’accompagnement des équipes comme misère de l’action managériale en contexte de transformation). Elle impose un autre rapport au temps. Par conséquent, une transformation ne peut être abordée comme un projet, où le manager est par définition dans une position externe, sans être transformé par son accomplissement. Jamais la construction d’un sous-marin nucléaire n’a transformé son chef de projet en homme amphibie ou ne l’a rendu radioactif, sauf très graves dysfonctionnements. A contrario, le président ou le directeur général qui décident d’un rapprochement ou d’une restructuration voient leur périmètre d’action, leurs responsabilités, leurs impératifs stratégiques, etc., redéfinis. Une transformation est une réécriture des lois de fonctionnement d’un système. Si elle est initialement un acte de coupure, ce dernier inaugure un processus dont certaines composantes vont pouvoir être définies comme des transformations silencieuses. Contrairement à l’imaginaire courant, opérer une transformation nécessite peu d’actions, mais avant tout la mise en œuvre d’une méthode adossée à une méthodologie rigoureuse ; elle génère une suite d’opérations articulées, actives et organisées dans le temps. Dans ce contexte, la « simplexité » et le bannissement de la bureaucratie sont des gages de succès.
Couper, rassembler, cicatriser
L’acte de coupure est suivi par un temps d’incertitudes qui est prompt à générer un affect d’angoisse. Il nécessite par la suite deux opérations topologiques cruciales : un raboutage (assemblage bout à bout) et une suture (cicatrisation). Puis il convient de suivre les effets. Le processus de transformation est donc rythmé par cinq scansions, ce qui le rend isomorphe à la survenue d’un trauma et au développement de la résilience qui en découle. Il n’y a pas de réelle transformation sans la reconnaissance de cette dimension, d’autant plus qu’elle est induite par le transformateur. On ne s’étonnera guère alors des évitements, dénis, fuites illusoires dans le management de projet, comme symptômes du renoncement devant l’acte du transformateur.
On notera que l’on ne peut pas traiter deux transformations en même temps. Négocier une fusion-absorption et mettre en œuvre un CPOM dédié à la transformation de l’offre ne sont pas miscibles sur un même périmètre. Si les deux actions doivent exister, il sera alors pertinent de les hiérarchiser et de les articuler. À défaut, comment ne pas comprendre les réticences des uns et des autres à s’engager dans des travaux éprouvants, au risque de voir leurs efforts rendus caducs par des décisions stratégiques prises à un autre niveau ? Qui pourra s’étonner de bonne foi des stratégies de duplicité suivies par les acteurs ? Qui pourra leur contester l’opinion de ne pas être respectés ?
Traiter les irritants
Pour poursuivre, nous resterons focalisés sur les conséquences de l’acte de coupure en apportant quelques précisions sur ses enjeux premiers. Les opérations de raboutage et de suture sont absolument déterminantes, et quasi systématiquement oubliées ou négligées. C’est à ce stade que doivent être traités, avec méthode, les irritants, les questions concrètes (quoi, quand, comment, où, etc.), dans une démarche contributive qui ne demeure pas lettre morte. Bien souvent nous voyons des managers s’engouffrer dans les réponses dites de « contenu », inversant à leur détriment l’ossature du processus de transformation. Sens, processus et contenus se doivent d’être alignés dans cet ordre précis. Il en va de la prise en considération des logiques temporelles et du traitement des angoisses générées par la perte (imaginaire, réelle ou symbolique) que l’argumentaire même de la transformation induit. Ne pas s’en soucier contribuerait à la possible fabrique du ressentiment, au sujet duquel d’ailleurs il serait pertinent de s’interroger avant d’engager le processus.
Produire un management juste dans le cadre d’une transformation
De nos jours, au temps de l’amélioration continue et du management de projet et de conduite du changement, les managers pensent les transformations sur le modèle de la transformation du vivant : un processus continu qu’il convient d’accompagner, de jalonner. Il n’y a pas loin à croire que les choses puissent s’arranger d’elles-mêmes in fine. Un doux mais très dangereux rêve : confondre continu et discontinu. Un tour de force du déni, dirons-nous, permet d’ignorer cette dimension de perte. Il en résulte bien souvent l’émergence d’un excès (de revendications, de plaintes, d’obstructions, de litiges, de risques psychosociaux, etc.) qui ne se canalise plus, ne se régule plus de lui-même. Insistons sur ces conséquences pathiques si communes et pourtant évitables.
Il appert ici, en filigrane, la vigilance majeure constitutive de notre propos : produire un management juste dans le cadre d’une transformation. Dans le mot « juste », nous pouvons tous entendre : justesse, justice, ne quid nimis (« rien de trop » : sentence latine empruntée aux Grecs). Initier et garantir un processus de transformation vient inscrire une rupture, et donc l’exigence de faire face, en étant suffisamment averti, aux effets de son acte. À défaut, comme Visconti nous le montre dans son film Le Guépard, la devise de la nouvelle religion, même appelée « révolution », est que « tout change pour que rien ne change », satisfaisant ainsi à l’étymologie : revenir au point de départ. D’où peut-être les réformes incessantes, les projets accumulés et l’épuisement bien charpenté.
L’ignorance ou l’incompréhension de la logique d’une transformation empêche le manager de se transformer lui-même en transformateur. Deux bonnes raisons se manifestent : le manque de courage face à l’acte et l’absence d’engagement. Il en résultera un manque de respect envers les équipes. Un transformateur ne peut pas déléguer la mise en œuvre du processus car il lui revient le devoir d’en garantir l’accomplissement. Sa présence est essentielle, autant que sa communication doit être restreinte aux questions fondamentales et distillée aux moments opportuns : les grand-messes initiales réalisées au nom de la transparence sont inutiles et contre-productives.
S’engager pour engager ses collaborateurs
L’art du transformateur revient à centrer son action sur deux éléments fondamentaux. D’abord, s’engager pour engager ses collaborateurs : rechercher l’adhésion conduit dans une impasse inutile et nocive ; invoquer les valeurs se réduit à une incantation improductive. En revanche, engager ses collaborateurs sur des actions en ligne avec les principes d’action opérationnels et quotidiens dans lesquels ils se reconnaissent est un pilier puissant et sécurisant. Pour cela, il montrera l’exemple en se changeant lui-même et ses pratiques. Il n’y a pas de transformation intellectuelle et déclarative, mais une involution : se changer en changeant ses pratiques. Un franchissement doit s’opérer sur cette séquence entre vouloir-pouvoir et faire : il répond à l’acte de coupure. L’acte porte en lui-même la possibilité de la chute (cf. « Mind the gap » diffusé dans le métro londonien) : cela s’appelle prendre un risque.
Le travail du négatif, contre le déni et ses avatars
Le second pilier nécessite non seulement du courage, du tact mais aussi un savoir-faire qui excède les habiletés usuelles du manager. Un transformateur place au centre de son action le rendez-vous nucléaire de toute transformation : le travail du négatif. C’est la clé de l’accomplissement du processus. Ce travail du négatif est le moment crucial de toute transformation car il permet non seulement d’éviter de gouverner par le déni (support de la « happycratie »), mais aussi de cadrer les débordements individuels et collectifs qui vont nécessairement survenir. Derrière ce vocable, il s’agit du moment où, dans une démarche réellement contributive, le transformateur et son équipe sauront lire les écarts entre leurs représentations, leurs savoirs et les messages contradictoires issus de l’ensemble des acteurs. Le refus du déni et de ses avatars, mais aussi la traversée d’un « je n’en veux rien savoir » qui loge en chacun de nous, forment le cœur de l’exigence attendue pour réussir ses transformations. « Je sais bien… mais quand même… parce que… » est la structure des dénis mâtinés de rationalisation que nous rencontrons dans les institutions, qui permettent d’éviter ce travail du négatif et qui, immanquablement, préparent les crises et douleurs futures.
Le travail du négatif consiste notamment en une lecture collective et une réponse contributive apportée à ce que le réel nous enseigne. Le réel n’est pas la réalité telle que je la vois, en imposant ce faisant mon opinion comme vérité. Au contraire, l’identification de « points d’impossible » et des débordements qu’ils produisent permet d’inventer des voies partielles d’apprivoisement. Cette recherche d’une maturité collective autorise chacun à accepter pertes et gains, l’impossibilité des solutions idéales et les remaniements nécessaires. C’est maintenir liés la volonté d’engagement, le plaisir qui y est associé, avec une part d’agressivité non déniée, vectorisée sur l’invention de solutions concrètes plus ou moins satisfaisantes, mais opérationnelles, et que l’on peut s’approprier.
Par conséquent, le transformateur, guidé par une méthode simple et rigoureuse, saura cadrer les deux sens qui président à toute transformation, instaurer une démarche réellement contributive, définir une fenêtre temporelle flexible en fonction des logiques temporelles déterminées par les effets de l’acte. Il se gardera de répondre, pour lui et pour autrui, immédiatement aux questions portant sur les contenus. Cela lui évitera de se dédire, de se contredire, d’être contredit et d’alimenter les paradoxalités ou racines élémentaires qui produisent les facteurs de risques psychosociaux. Il pourra le faire parce que son attention sera concentrée sur ce que nous nommons une pratique de l’écart, orientée au premier abord entre ses propres représentations et celles exprimées par les collaborateurs. C’est à ce titre que le travail contributif pourra trouver sa place dans cet écart mis en commun, un vide salutaire et apaisant, creuset de l’engagement créateur.
Olivier Milhères
Carte d'identité
Prénom, nom. Olivier Milhères.
Formation. Grande école de gestion, DESS de management, master 2 de droit, Cafdes, master 2 recherche psychoses et états-limites, master 2 de psychologie clinique.
Parcours. Directeur d'établissements et d'associations, administrateur, cofondateur du cabinet Milhères et Geffroy associés.
Fonctions actuelles. Psychanalyste, psychologue clinicien, expert judiciaire, formateur et consultant en accompagnement des transformations.
Publié dans le magazine Direction[s] N° 240 - avril 2025