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Tribune
« Désinstitutionnalisation : ne nous trompons pas ! »

01/12/2023

Pour Roland Janvier, ancien directeur général aujourd’hui chercheur, il faut « réinstitutionnaliser » les établissements et services sociaux et médico-sociaux. À une condition : remédier aux défauts et manquements de leurs modes d’organisation afin qu’ils reflètent véritablement leurs valeurs, notamment en matière de droits des personnes accompagnées.

Cela fait plus de dix ans que l’on nous rebat les oreilles avec l’impérieuse nécessité de « désinstitutionnaliser » [1] les établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS). En septembre 2021, le rapport de la Commission des droits des personnes handicapées de l’ONU [2] interrogeait frontalement l’État français quant à sa manière discutable d’appliquer la convention internationale relative aux droits des personnes handicapées. Plus récemment, le Comité européen des droits sociaux a considéré que la France « violait » des articles de la Charte sociale européenne au regard des droits des personnes handicapées [3].

Une conception néolibérale

Au-delà des instruments du droit international, qui interpellent à bon droit les pratiques des États membres, une analyse plus sociopolitique est nécessaire. L’injonction à la désinstitutionnalisation repose sur une conception néolibérale de notre société. Selon celle-ci, nous n’avons nul besoin de médiations institutionnelles pour organiser nos manières de vivre ensemble et de faire société. Tous les échanges se trouvent alors rabattus sur des contrats de gré à gré qui seraient le seul mode de régulation du délicat équilibre entre les besoins des personnes et les réponses à y apporter.

Le secteur social et médico-social n’échapperait pas à cette loi d’airain : il suffirait de solvabiliser les besoins des individus et d’envoyer ces derniers chercher réponse dans une société de marché où même les nécessités vitales seraient totalement « marchandisées ». Un secteur social et médico-social désinstitutionnalisé signerait ainsi la liberté des individus…

Mais quel serait le prix à payer de cette prétendue libération ? Sans doute celui d’une anomie sociale où, tels des Robinson sur leur île déserte, chacun affronterait sa solitude, où tels des loups, chacun serait soumis à la loi du plus fort. Cette dérégulation rampante des fonctions institutionnelles est déjà largement perceptible dans la dégradation généralisée des services publics, depuis l’hôpital jusqu’à l’enseignement, en passant par les administrations ou la justice.

Or, pour structurer des formes de vie en commun, toute société a besoin de régulateurs. Notre expérience démocratique, certes perfectible, dispose pour cela d’institutions, c’est-à-dire d’espaces sociaux organisés à partir de repères communs qui font loi pour vivre ensemble. Ces espaces de socialisation sont indispensables à la formation de citoyens.

Distinguer institution et organisation

Les ESSMS sont des institutions, car ces organisations particulières se réfèrent à des règles qui favorisent une vie partagée entre des personnes différentes pour leur permettre d’accéder à la vie sociale au mieux des capabilités de chacun. Cette fonction institutionnelle est d’autant plus nécessaire que les personnes auxquelles s’adressent ces organisations de solidarité sont vulnérables et fragiles.

Pourquoi alors vouloir les rayer de la carte en « désinstitutionnalisant » ? Un premier argument repose sur le constat que certains établissements ou services peuvent porter atteinte aux personnes qu’elles accompagnent. Dans certains cas, il peut s’agir de maltraitance avérée, dans d’autres, de manière plus sourde, de défauts de bientraitance. Tous posent la question des risques de ségrégation ou de discrimination du simple fait de la mise à l’écart et, ainsi, de la stigmatisation de certaines personnes identifiées par leur difficulté.

L’histoire des institutions sociales et médico-sociales, si elle permet de mettre en valeur les progrès accomplis, nous montre également que ce secteur est marqué par des pratiques coercitives dont certaines peuvent encore perdurer. Assumer cet héritage suppose d’exercer un droit d’inventaire pour s’affranchir de pratiques d’un autre temps. Mais cette critique nécessaire ne doit pas avoir pour conséquence de jeter le bébé avec l’eau du bain ! C’est-à-dire, sous prétexte de l’inadéquation de certaines formes organisationnelles, d’éradiquer l’idée même d’institution.

Il convient donc de bien distinguer institution et organisation. L’institution est le cadre symbolique et juridique qui donne sens à cet « en-commun » qui fait société. L’institution va du micro (par exemple, la famille), au macro (la Nation), en passant par toutes les formes intermédiaires, dont les ESSMS. L’organisation est le bras armé de ces institutions, la traduction en actes des valeurs qu’elles portent. C’est cette traduction qu’il faut interroger quand elle n’est pas en congruence avec les orientations institutionnelles qui, dans notre République, reposent sur le triptyque liberté, égalité, fraternité.

Conduire une analyse critique

Au lieu de désinstitutionnaliser, il nous faut réinstitutionnaliser les ESSMS sur la base d’une analyse critique qui reste à conduire quant aux défauts et manquement des formes organisationnelles. La défaillance des organisations a pour effet de transformer les sujets en objets, d’autres diraient de les instrumentaliser. Cette tendance est peut-être le symptôme d’un déclin des valeurs institutionnelles, de leur faiblesse. Faute d’institutions porteuses de références structurantes pour le vivre-ensemble, c’est l’usager lui-même qui se trouve institutionnalisé, c’est-à-dire assimilé sans recul aux contraintes organisationnelles, sans l’institution qui confère leur sens aux pratiques quotidiennes.

Que signifie institutionnaliser les personnes ? Quelques exemples permettent d’illustrer ce tropisme : 

- quand un résident d’Ehpad est privé de la visite de ses proches pour des raisons de prévention sanitaire, il est institutionnalisé ;

- quand un habitant d’un foyer pour adultes en situation de handicap ne peut recevoir de visite personnelle dans sa chambre à partir d’une certaine heure fixée par le règlement intérieur, il est institutionnalisé ;

- quand des parents sont empêchés de téléphoner à leur enfant confié à un établissement de protection de l’enfance pour préserver la séparation, ils sont institutionnalisés ;

- quand une adolescente négocie l’heure de son retour au foyer après une fête entre copains en l’ajustant à l’horaire des éducateurs de l’internat, elle est institutionnalisée ;

- quand des usagers sont contraints de poser une journée de congé à leur employeur pour répondre à une convocation du service qui les accompagne au plan social, ils sont institutionnalisés ;

- quand un couple ne peut avoir une vie sexuelle naturelle parce que l’aménagement et l’architecture de leur structure d’hébergement ne le permettent pas, ils sont institutionnalisés ;

- quand un travailleur, fût-il handicapé, ne dispose pas des garanties posées par le code du travail sous prétexte qu’il travaille dans un établissement ou service d’aide par le travail, il est institutionnalisé ;

- quand…

Cette liste pourrait être encore longuement alimentée par toutes les atteintes aux droits fondamentaux des personnes que l’institutionnalisation des usagers commet à leur égard.

Ce ne sont donc pas les institutions sociales et médico-sociales qu’il faut désinstitutionnaliser : nous avons urgemment besoin d’elles pour qu’elles assurent les médiations sociales, qu’elles fixent les finalités des pratiques et les cadres de droit qui garantissent les droits de l’homme, toutes assurances dont nous percevons particulièrement la nécessité.

Ce sont les publics, les bénéficiaires, les usagers, les personnes accueillies, accompagnées, concernées… – quels que soient les noms par lesquels nous les désignons –, qu’il faut désinstitutionnaliser, car elles sont sous l’emprise des contraintes imposées par les dispositifs d’intervention.

Libérer les usagers des aliénations organisationnelles

Désinstitutionnaliser les usagers, c’est les libérer des aliénations dans lesquelles les logiques organisationnelles les confinent et, dans le même mouvement, c’est redonner sens aux pratiques de leur accompagnement. Cette œuvre de libération est le pivot à partir duquel les ESSMS peuvent penser la transformation de l’offre sociale et médico-sociale. C’est sur cette base que les démarches « d’aller-vers » peuvent promouvoir de nouveaux horizons pour les pratiques.

Bref, les ESSMS doivent rester des institutions, voire même reconquérir leur dimension institutionnelle. Mais, pour cela, ils doivent réviser de fond en comble leurs organisations afin d’évacuer toutes ces pratiques inadéquates qui institutionnalisent les publics. Le meilleur moyen de relever ce défi, c’est de mettre cet aggiornamento au travail avec les personnes concernées elles-mêmes, en prenant enfin en compte leur expertise d’usage et la puissance créatrice de leur parole.

[1] Recommandation CM/Rec(2010)2 du Comité des ministres aux États membres relative à la désinstitutionnalisation des enfants handicapés et leur vie au sein de la collectivité

[2] Cf. Observations finales concernant le rapport initial de la France, Nations Unies, Comité des droits des personnes handicapées, 25e session, 4 octobre 2021

[3] Comité européen des droits sociaux du Conseil de l’Europe (CEDS), décision du 17 avril 2023 suite à la saisine de plusieurs associations françaises

Roland Janvier

Carte d’identité

Nom. Roland Janvier

Parcours. Directeur général, coprésident du Groupement national des directeurs généraux d’associations du secteur éducatif, social et médico-social (GNDA)

Fonctions. Docteur en sciences de l’information et de la communication HDR, chercheur en sciences sociales, spécialisé en travail social et sur les fonctions de direction

Dernière publication. « L’aller-vers » en travail social, une mutation des pratiques et des organisations, Champ social éditions, 2023

Publié dans le magazine Direction[s] N° 225 - décembre 2023






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