« La question de la santé au travail renvoie encore trop souvent au seul management des directeurs. Pas étonnant qu’ils se soient si longtemps interdits d’avouer leur fragilité… », déplore Pierre Petit, directeur de la Fédération des aveugles et amblyopes de France – Languedoc Roussillon (FAF-LR) et délégué de l'Hérault de l’Association régionale des directeurs d’établissements et services spécialisés (Ardess). Serait-ce la fin de l’omerta ? Ces dernières années, la prise en compte des risques psychosociaux (RPS) s’est imposée comme un sujet majeur. Mais pour les directeurs et cadres, elle s’est longtemps résumée à celle des professionnels dont ils ont la responsabilité. Aujourd’hui, la tendance – préoccupante – se confirme : dans les secteurs privé comme public, un nombre croissant d’entre eux, y compris les plus aguerris, ne sont plus épargnés. Et s’autorisent à mettre des mots sur leur malaise.
Le tonneau des Danaïdes
« Davantage de responsabilités, assorties de plus de contraintes liées à l’urgence, à la multiplication des consignes, à des organisations complexes… » Posé par l’Agence nationale pour l'amélioration des conditions de travail (Anact), le diagnostic est clair : les transformations des organisations, et donc du travail, constituent le terreau idéal au développement des facteurs de RPS. Et, en la matière, les cadres de structures ont eu leur lot : avalanches de responsabilités, surcharge de travail, recomposition du secteur… Sans compter une frénésie normative et règlementaire, avec son quota d’injonctions paradoxales. « Les règles du droit du travail à respecter, qui peuvent être en contradiction avec la bonne prise en charge des usagers à laquelle il faut veiller, des conseils d’administration parfois éloignés des réalités du terrain, des partenaires institutionnels focalisés sur des impératifs de coûts…, énumère Pierre Petit. Tout cela nous oblige à adopter en permanence une position d’équilibriste, bien difficile à tenir. »
« Face à ces exigences, les directeurs ont une grande responsabilité : celle de choisir entre toutes les contraintes, complète Hubert Asperge, permanent représentant les directeurs des établissements sanitaires, sociaux et médico-sociaux (D3S) au syndicat Syncass-CFDT. Seuls en bout de chaîne, ils n’ont plus pour seule option que de les hiérarchiser et se savent sur la sellette au premier dysfonctionnement. » Une épée de Damoclès, avec laquelle ceux à la tête de petites structures – éducateurs le matin, pompiers l’après-midi et comptables le soir – doivent composer. Et parfois en butte à un dialogue social à la peine. Résultat ? Des temps de travail sans cesse augmentés, y compris une fois qu'ils sont rentrés chez eux, « grâce » aux téléphones portables et autres ordinateurs qui les relient en permanence aux établissements. Un puits sans fond.
Des tutelles maltraitantes ?
Dans ces circonstances, les relations parfois difficiles avec les tutelles ne facilitent pas la donne. Les quelques séances d'échanges réunissant, un temps, les représentants des directeurs généraux des agences régionales de santé (ARS) et ceux des structures, sous la houlette de la Direction générale de l’offre de soins (DGOS), n’ont pas permis d’apaiser les tensions. « Il y est davantage question de maltraitance institutionnelle de la part des agences, qui dans un contexte de pression budgétaire, somment les établissements de faire mieux avec moins », résume l’avocat Omar Yahia. « Les rapports ont toujours été plus ou moins conflictuels, reconnaît Roland Janvier, coprésident du Groupement national des directeurs généraux d’association (GNDA). La différence aujourd’hui, c’est que le directeur général se sent soumis à une instrumentalisation de son organisation, transformée en offreur de services, et non plus considérée comme un partenaire. En outre, la pression de la commande publique peut les fragiliser : ils savent que, derrière les procédures d’appels à projets et d’appels d’offres, se jouent des emplois. » Pour preuve : 70 % des managers témoignent d’une difficulté à réaliser leurs missions dans le respect de l’éthique, rapporte une enquête de l’Association de la médecine du travail (Ametra) réalisée auprès des adhérents de l’Ardess.
Responsabilités multiples
Les regards se tournent vers les pouvoirs publics, attendus de pied ferme par les syndicats des directeurs de l’hospitalière. Dans leur viseur ? Le Centre national de gestion (CNG) dont le périmètre d’intervention doit, selon eux, intégrer un observatoire des situations, ou encore un comité d’hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) national. Et même de nouvelles compétences en matière de formation continue, en lien avec l’Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH) et l’École des hautes études en santé publique (EHESP), propose le syndicat CH-FO. Pour qui, au-delà, c’est la question des cadres qui n’est pas suffisamment portée. « Le protocole d’accord du 29 juillet 2011 [1] contenait de nombreux aspects relatifs à la démographie des corps, à la formation des directeurs, à leur mobilité…, liste Christian Gatard, son secrétaire général. Or, le chantier n’avance pas. Ce qui joue indéniablement sur le moral des troupes. » Dernière pierre posée à l’édifice ? L’élaboration d’un accord-cadre relatif à la prévention des RPS, paraphé en octobre 2013. Un simple relevé d’orientations insuffisant en lui-même, nuance Omar Yahia : « La signature d'un premier accord en 2009 [2] a certes opéré un rapprochement entre le droit du travail et celui en vigueur dans la fonction publique. Mais soyons lucides : seule la publication de décrets ou d’arrêtés leur donnant une valeur contraignante permettra de parler de droit efficace. Car en l’état tout a été fait pour protéger les équipes, pas les managers. »
De leur côté, les gestionnaires associatifs sont également placés face à leurs responsabilités… politiques. « Seul un projet associatif fort permet de réarticuler des logiques pas toujours cohérentes entre elles, explique Roland Janvier. Les organisations doivent opter pour une approche de promotion du bien-être, en s’interrogeant sur les conditions à créer dans l’entreprise, les modes de management ou encore le sens donné au travail. » « Si les associations ne sont pas assez présentes sur le terrain politique, tout repose alors sur les épaules du directeur, confirme Jean-Marie Jacquot, président de l’Ardess-LR. L’un des éléments de nature à faire baisser le niveau de risque réside sans aucun doute dans le bon attelage constitué avec le président. »
Au-delà, les directions ne seraient-elles pas parfois les artisans de leurs propres malheurs ? « Ces fonctions ne sont pas simples, mais nous avons aussi trop tendance à ne pas nous les simplifier, acquiesce Pierre Petit. Cela tient beaucoup à la façon que nous avons de vivre le métier, en nous interdisant d’être défaillants. Admettre que nous ne sommes pas omniscients est une dimension à prendre en compte dans notre management. » Car au final c’est la conception que ces professionnels ont de leur fonction qui est en jeu. Point de départ d’une possible perte de sens, accentuée au quotidien par « les innombrables enquêtes et comptes-rendus qui cachent la dimension humaine et technique du métier, sous un fatras de cases à remplir », soupire un manager.
[1] Lire Direction[s] n° 106, p. 9
[2] Accord du 20 novembre 2009
Gladys Lepasteur
« De gardien de l'institution à manager »
Dr Laurence Metayer, médecin de santé au travail
« Une meilleure prise en compte des RPS des salariés agit favorablement sur la qualité de vie au travail des directeurs. Ils doivent donc se saisir de tous les outils pour anticiper les situations de crise (CHSCT renforcé, désignation d’un salarié référent…). Ils doivent aussi être accompagnés pour passer d’une culture de gardien de l’institution à celle de manager : ainsi, ils pourraient utiliser l’autonomie dont ils disposent pour définir eux-mêmes leur fiche de mission, incluant de la formation continue approfondie, ouverte aux managers des autres secteurs d’activité. L’adhésion du collectif peut également constituer un soutien, par la mise en place d’un management participatif. Enfin, dans ce secteur où la parole prime, il leur faut apprendre à fermer leur porte, une demi-journée par semaine par exemple, pour prendre du recul et ne pas se laisser submerger. »
Repères
- 19% des cadres présentent un risque de burn-out particulièrement élevé, rapporte l’Anact.
- Selon le protocole d’accord de la fonction publique, des plans d’évaluation et de prévention seront mis en œuvre avant 2015. Ils doivent être précédés d’un diagnostic, établi avec les CHSCT.
- « Le médecin du travail est un partenaire essentiel, trop souvent oublié. Une relation de confiance est à bâtir avec lui, car il est susceptible de percevoir des leviers d’action pour nous aider. » (Pierre Petit, directeur de la FAF-LR)
Publié dans le magazine Direction[s] N° 118 - mars 2014