Les planètes sont-elles enfin alignées pour les acteurs de l’aide à domicile ? Ségur de la Santé [1], perspective d’une 5e branche dédiée à l’autonomie… Après de multiples déceptions, les fédérations veulent y croire. « La crise sanitaire a été un révélateur de l’importance de l’aide à domicile. Pour la première fois nous avons une vraie fenêtre de tir, les mois qui viennent seront décisifs », estime Thierry d’Aboville, secrétaire général de l’union nationale ADMR.
Un sentiment d’humiliation
Parmi les arguments du secteur ? L’opinion publique. « L’épidémie a mis un coup de projecteur sur la nécessité d’améliorer la prise en charge des personnes âgées et de changer de braquet sur l’accompagnement pour construire un système pérenne et solidaire. On espère que cela fera enfin bouger les lignes ! », insiste Hélène-Sophie Mesnage, déléguée générale adjointe de l’Union nationale des centres communaux d’action sociale (Unccas).
D’autres acteurs sont peu enclins à l’optimisme. « La crise a fait exploser les failles en matière de financement, de pilotage et de gouvernance dans l’aide à domicile. On nous a demandé de monter au front, nous l’avons fait. Malgré tout, personne n’est là pour récompenser les troupes ! », ne décolère pas Guillaume Quercy, président de l’Union nationale de l’aide, des soins et des services aux domiciles (UNA). Un sentiment « d’humiliation » causé par « l’épisode prime », accordée par l’État à l’ensemble des professionnels médico-sociaux mais pas à ceux sous l’égide des départements. Ce qui a poussé plusieurs employeurs comme l’UNA et la fédération Adédom à soutenir la mobilisation dans le secteur de la santé le 16 juin. « On ne peut se satisfaire de la situation quand on voit tout ce qui est mis en place pour les établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad). On va finir à l’état de squelette à force d’attendre ! », s’agace de son côté Florence Arnaiz-Maumé, déléguée générale du Syndicat national des établissements et résidences privés (Synerpa).
Des services au ralenti
Une urgence d’autant plus forte que la crise a eu un fort impact sur les structures. « Globalement, nous avons observé un maintien de 40 à 60 % de l’activité, avec un retour de 70 à 80 % aujourd’hui. Avec des variations très fortes selon les champs », explique Hugues Vidor, directeur général d’Adédom. Dans celui des personnes âgées et handicapées, les services ont dû redéfinir des priorités entre les activités essentielles et de confort, et faire face à des retraits de bénéficiaires anxieux. Quand les structures d’aide aux familles ont été pratiquement à l’arrêt, très vite. « Pour elles, la remontée sera beaucoup plus longue », prévient Stéphane Landreau, secrétaire général de la Fédération nationale des associations de l’aide familiale populaire (Fnaafp/CSF).
Dans les centres communaux et intercommunaux d’action sociale (CCAS/CIAS), difficile encore de « faire un bilan exhaustif ». Car, malgré une baisse d’activité, « la sollicitation a été forte sur des activités majeures comme l’aide alimentaire ou le maintien du lien social, témoigne Hélène-Sophie Mesnage. Nous avons vu apparaître un nouveau public notamment dans le cadre du portage de repas. Cela implique aussi un coût sur le long terme : comment faire face à ces besoins ? »
Des trésoreries affaiblies
D’autant que les services attendent toujours les modalités concrètes de compensation de la baisse d’activité, prévue par ordonnance mais toujours sans décret d’application mi-juin. Un texte que les acteurs souhaitent le plus favorable à chacun, en fonction de l’activité prévisionnelle, de celle de 2019 ou bien du mois de mars dernier. « Nos trésoreries sont affaiblies, certaines activités de confort sont perdues, des restes à charge ne seront pas perçus… C’est un manque à gagner qu’il faut compenser », appuie Thierry d’Aboville.
Les fédérations plaident donc pour un fonds d’urgence afin de compenser notamment les surcoûts des équipements de protection, le temps passé à appeler les bénéficiaires avant les interventions ou à pallier l’absence de professionnels. Une enveloppe de 400 à 500 millions d’euros, chiffre Hugues Vidor. Un moyen également de dépasser les incertitudes de la reprise. « Quand allons-nous retrouver notre niveau d’activité optimale ? Serons-nous financés sur des dotations en réel dès juillet ? », interroge Stéphane Landreau. Ce fonds aurait aussi une portée symbolique pour des services qui espèrent enfin être perçus par Bercy comme un secteur économique d’avenir. « Si nous n’avions pas été là durant la crise, le système aurait implosé. C’est une opportunité pour les finances publiques ! », plaide Thierry d’Aboville.
Revaloriser les métiers
Un atout que les acteurs entendent porter pour revaloriser ces métiers. « C’est la priorité au regard des problèmes de recrutement du secteur ! Il faut une dizaine d’années à un salarié avant de pouvoir dépasser le Smic », rappelle Hugues Vidor. Sur la table ? L’avenant 43 sur les classifications et rémunérations, signé après trois ans de travail le 12 mars. Son coût : 600 millions d’euros pour 226 464 salariés concernés, soit environ 15 % de la masse salariale. Lors de la conférence salariale de février dernier, le ministère a débloqué une première enveloppe pour une revalorisation de la masse salariale de 2,7 %. Plus récemment, le ministre Olivier Véran s’est engagé, devant l’Assemblée nationale le 10 juin, à « revaloriser sensiblement » les rémunérations.
Prochaine étape ? L’agrément et l’extension du texte toujours attendus avec impatience mi-juin. « Il faut surtout que les départements suivent, généralement avec une participation à hauteur de 70 % », décrypte Hugues Vidor. Florence Arnaiz-Maumé est moins enthousiaste : « Une revalorisation des carrières avec une tarification à 17 euros de l’heure ? Dans les services non habilités à l’aide sociale, ce n’est pas pour demain ! On laisserait alors le secteur à l’associatif ou au public, cela devient cornélien ! »
Consciente des enjeux, l’Assemblée des départements de France (ADF) a ouvert un groupe de travail, fin mai, sous la houlette de Frédéric Bierry, président de sa commission Solidarité et affaires sociales, et Marie-Anne Montchamp, présidente de la Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA). Objectif : créer d’ici au mois de juillet une plateforme de propositions sur lesquelles pourront s’engager des négociations. « La question salariale fait partie des discussions, mais pas seulement. Il faut
travailler à l’attractivité globale pour encourager les vocations comme le décloisonnement des carrières, la pénibilité et plus globalement une offre de services de qualité sur l’ensemble du territoire », explicite Frédéric Bierry.
Les perspectives d’une 5e branche
Outre ce plan de revalorisation des métiers, la création d’une 5e branche Autonomie est l’occasion ou jamais de repenser l’ensemble d’« un système obsolète ». « Il faut s’attaquer aux difficultés structurelles et aux plans d’aide qui ne sont pas à la hauteur. Avoir une approche large qui ne se limite pas à des questions de tarification, comme l’adaptation des logements », pointe Hélène-Sophie Mesnage. Un sujet à trancher : « Fait-on du domicile la priorité de la politique de l’autonomie ? Si oui, pas de mystère, il faut y mettre le paquet », énonce Guillaume Quercy.
Pour l’instant, le gouvernement s’est engagé à réaffecter 0,15 point de la contribution sociale géné-ralisée (CSG) au financement de la dépendance, soit 2,3 milliards d’euros, à partir de… 2024. Et dès 2021, un milliard d’euros sont promis par Olivier Véran pour financer la politique de l’Autonomie en faveur des personnes âgées et handicapées. Reste que « le Haut Conseil de la famille, de l’enfance et de l’âge (HCFEA) chiffre à 3,6 milliards d’euros les besoins uniquement pour le domicile », rappelle Guillaume Quercy.
Les fédérations de la branche travaillent à des propositions communes : « Un droit universel à compensation de l’autonomie pour les personnes âgées et handicapées, la nécessité d’une prévention psychique, physique et économique, un plan de compensation qui prenne en compte les besoins de tous, une revalorisation de l’offre, une rénovation du bouquet de services… », égrène Hugues Vidor. Pour Florence Arnaiz-Maumé, pas question en revanche de « mettre dans la même case, personne âgées et handicapées, car les besoins sont différents. Il faut un modèle unique de structure qui puisse faire du soin, de l’animation… et envoyer différents professionnels, soignants ou non, vers le domicile. Nous devons devenir une véritable interface ! »
Ce rôle de maillon est sur la table dans le cadre du Ségur de la Santé, même si les acteurs attendent peu de cette concertation qualifiée de « médico-centrée ». « Vu sa configuration et les urgences, ce n’est pas là que l’on va traiter la question du domicile. Même si on plaide pour améliorer le travail de coordination avec l’hôpital », explique Guillaume Quercy. « Il faut faire valoir notre rôle complémentaire au sein des communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS). Pendant la crise, les sorties d’hospitalisation ont été une bonne illustration des lacunes », illustre Thierry d’Aboville.
Une boussole : l’équité territoriale
Une fois les enjeux définis, il faudra, selon les acteurs, s’attaquer au dossier plus technique du modèle tarifaire des services d’aide et d’accompagnement à domicile (Saad). Une revendication : remplacer la tarification horaire par une dotation globale. « Il faut en finir avec un plan d’aide découpé en tranches, et revaloriser l’allocation personnalisée d’autonomie (APA). Nous devons prendre en compte les temps de formation, d’échanges sur les pratiques… », pointe Stéphane Landreau. De l’avis de tous, nul besoin d’attendre le bilan de la préfiguration dans 60 départements du modèle basé sur un taux de référence national et un complément de financement. « L’expérimentation ? Je ne veux même pas en parler !, assène Florence Arnaiz-Maumé. On se bat pour que la prochaine enveloppe de 50 millions d’euros ne soit pas allouée aux collectivités sur ce mode de distribution. » L’UNA n’est pas plus tendre. « C’est une farce absolue qui n’a pas été utilisée pour expérimenter, mais comme une rallonge, dénonce Guillaume Quercy. Il faut une dotation globale aux services gérée par les agences régionales de santé (ARS). Ce sont elles qui doivent piloter l’offre dans sa totalité pour que nous ne connaissions plus les mêmes difficultés. »
Qui des ARS ou des départements sera aux manettes ? Le sujet ne manquera pas d’agiter les débats, alors que ces derniers ne cachent pas leurs velléités. « Il faut aborder l’enjeu médico-social à partir des réalités du terrain et ce sont les départements qui doivent être à la manœuvre. Il faut un décloisonnement des Ehpad et du domicile », juge Frédéric Bierry.
Pour Adédom ou la Fnaap-CSF, la question se posera davantage en termes de péréquation. « Le système dysfonctionne avec des départements qui tarifient à 16 euros et d’autres à 25 euros. Est-ce que c’est à la CNSA de jouer ce rôle de régulation et de contrôle de l’utilisation des fonds par les départements ? », interroge Hugues Vidor. La présidente de la CNSA n’est pas contre l’idée. « Nous avons montré notre efficacité en matière de gouvernance. Nous avons besoin de l’ensemble des acteurs pour établir des diagnostics territoriaux précis et y adjoindre les modalités de financement. On peut simplifier, rationaliser. Mais commençons par nous mettre d’accord sur une vision collective. »
[1] La Cnaf maintient tout ou partie des financements des services de proximité aux familles fermés pendant la crise mais ayant maintenu une activité à distance (circulaire n° 2020-003 du 20 mai 2020)
Laura Taillandier
« Rendre les compétences plus visibles »
Séverine Lemière, maître de conférences, Université Paris Descartes
« Dans les professions très féminisées du domicile, les compétences et la technicité sont sous-valorisées car assimilées à des qualités personnelles, dans le prolongement des activités familiales et domestiques. Pourtant, le cadre juridique de l’égalité salariale prévoit de pouvoir comparer des emplois différents mais jugés de même valeur. Pour rendre visibles ces compétences, il faut donc mener ce travail d’équivalence avec d’autres métiers très masculinisés des services à la personne en examinant les certifications, les responsabilités assumées ou encore la charge physique et nerveuse. Il faut aussi ouvrir une réflexion sur le poids de l’État dans le financement du secteur. Il doit s’assurer de la qualité de la prestation ainsi que de celle de l’emploi, dans un secteur où le temps partiel est très développé. La crise sanitaire a mis en valeur l’utilité sociale de ces métiers. Ils sont amenés à se développer et ne sont pas délocalisables. C’est bien un investissement d’utilité sociale ! »
Repères
- 24 % C’est le taux de femmes parmi les 336 000 salariés travaillant à domicile (hors Ssiad, accueillants familiaux et particuliers employeurs) selon la CNSA.
- « Le virage domiciliaire n’est pas intervenu à la hauteur souhaitée. […] Parmi le 1,3 million d’allocataires de l’APA, près de 40 % résident toujours en établissement. » (rapport du HCFEA, avril 2020).
- 21,67 euros : tarif moyen pondéré en fonction de l’activité des Saad habilités à l’aide sociale pour l’APA (rapport Libault).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 188 - juillet 2020