Un midi, à la cantine d’un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad) : « Quand mon radiateur sera-t-il réparé ? », lâche un usager. La réponse fuse : « Avant Noël… mais je n’ai pas dit lequel ! » Sourires. Avec quelques mots et un peu d’esprit, le directeur a accusé réception de la demande, tout en dédramatisant la situation. Sous ses airs potaches, le sens de la repartie peut s’avérer salutaire en contexte de travail, que ce soit vis-à-vis des usagers, des équipes ou des financeurs. « Pas besoin d’avoir du charisme, pose d’emblée Bruno Adler, consultant et formateur indépendant [1]. On peut répondre du tac au tac par une simple phrase d’amorti, tel le fameux "… ou pas". Même un silence, assumé, accompagné d’un regard qui en dit long, peut faire l’affaire. »
Une stratégie de défense
L’imaginaire collectif associe volontiers la réplique à la riposte cinglante, qui mouche l’adversaire. « C’est utile pour couper court à des propos déplacés, témoigne Émeric Croissant, directeur de l’union d’associations Udaf de la Mayenne (Udaf 53). Lors d’une réunion, un membre du personnel m’a reproché de refuser de revenir sur une décision par orgueil. J’ai ironisé : "Merci de vous soucier de ma situation individuelle, mais c’est l’Udaf que je cherche à faire grandir, pas mon ego". » Une stratégie de défense pour tenir à bonne distance les importuns, ne pas se laisser marcher sur les pieds, en assénant le dernier mot. Mais, n’en déplaise au sens commun, la repartie a un pendant constructif. Il s’agit aussi de recadrer la personne pour réorienter la conversation. Éric-Angelo Bellini, directeur de l’Ehpad public Les Rousselières, à Pleumartin (Vienne), rapporte à cet égard un échange avec une salariée, relatif à une résidente particulièrement agressive : « Oui, mais elle est gentille… – Manquerait plus qu’elle morde ! » avait-il alors répliqué. Avec le recul, il analyse : « C’est une manière de pointer, avec humour, que ce n’est pas un argument. La repartie sert à relancer la réflexion, et à maintenir la discussion vivante. »
Elle peut même lui donner un second souffle, en l’amenant sur un nouveau terrain. Il est question de détendre l’atmosphère, de pacifier la relation, souvent sur le ton de la plaisanterie. « Je me souviens d’une rencontre tendue avec l’Agence régionale de santé (ARS), qui nous menaçait à propos du rendu de l’état prévisionnel des recettes et des dépenses (EPRD), illustre encore le directeur. J’ai lancé : "Sinon quoi ? Le goudron et les plumes ?" Cela nous a permis de sortir de l’impasse : coopérer plutôt que de s’empêtrer dans un rapport de forces. De manière générale, j’aime bien le ping-pong verbal, c’est agréable. »
Au bon endroit, au bon moment
« On éprouve une sensation de plaisir, qu’on peut rapprocher de l’état de "flux", conceptualisé par le psychologue Mihály Csíkszentmihályi, décortique Pauline Klein, directrice associée de Next Level Formation [2]. C’est le sentiment d’être au bon endroit au bon moment. Stimulé par la nouveauté, tout en étant suffisamment à l’aise pour ne pas se sentir écrasé. » Les managers habitués de la réplique peuvent même en tirer profit durablement, en terme d’image. En effet, ils montrent qu’ils comprennent vite et qu’ils savent rebondir « et s’affirmer », complète Émeric Croissant : « Cela a pu faciliter mon accession à la fonction de directeur de l’association, à seulement 26 ans, alors que j’étais chef de service. D’autant que certains employés comptent plus de vingt ans d’ancienneté dans l’entreprise. Le sens de la repartie m’a aussi permis de gagner en crédibilité auprès des financeurs. Un jour, alors qu’ils me demandaient de réduire les coûts, j’ai rétorqué sans hésiter : "La masse salariale représente 80 % des charges ; je peux vous proposer de licencier ou de ne pas remplacer les départs". Cela a stoppé leur argumentation. »
Attention aux dérapages
Mais qui s’essaie à la punchline prend parfois le risque de blesser son interlocuteur. La partie est d’autant plus risquée que les relations entre joueurs sont hiérarchiques. « J’essaie de ne pas me comporter de la même manière avec un salarié qui a du répondant qu’avec une personne fragile », se prémunit Émeric Croissant. Mais gare aux dérapages. « Il m’est arrivé d’aller trop loin avec des supérieurs, admet Éric-Angelo Bellini. Je me suis fait plaisir, ce que j’ai affirmé était peut-être vrai, mais je n’aurais pas dû. »
Généralement, la difficulté consiste surtout à manquer de repartie. « Quand on m’interpelle sur le sujet des salaires, je reste sans voix, faute de solution. J’en éprouve une grande frustration, reconnaît Émeric Croissant. On attend souvent du directeur qu’il dispose de tous les leviers d’action, ce qui n’est pas le cas. »« Une famille est venue se plaindre après la diffusion d’un reportage télévisé sur les Ehpad : je suis resté scotché, d’autant que je n’avais pas visionné le programme en question, relate à son tour Éric-Angelo Bellini. En y repensant, je me dis que j’aurais dû les pousser à revenir au concret. Leur demander ce qu’ils reprochaient en particulier à l’accompagnement de leur mère dans l’établissement. » Ah, le fameux esprit d’escalier ! Ou comment, couramment, le bon mot vient en tête… quand il est déjà trop tard.
Une compétence qui se développe
« Ne vous tourmentez pas, ce n’est que partie remise !, rassure Bruno Adler. En réalité, le sens de la réplique consiste bien souvent à placer au bon moment une réflexion qu’on s’est déjà faite. On répond mieux à une attaque quand on l’a déjà vécue. » Pauline Klein aussi défend l’idée que la repartie est un art à pratiquer, une compétence à développer. « Ce n’est pas un super pouvoir !, insiste-t-elle. Elle s’appuie sur une bonne compréhension de la situation, obtenue par l’observation et une écoute attentive. Elle requiert aussi de savoir lâcher prise, d’oublier l’enjeu, pour sauter le pas. C’est le plus difficile. Pour s’entraîner, on peut se fixer des petits défis au quotidien, avec le marchand de légumes ou entre amis. » Autrement dit, des contextes à faibles enjeux, avant de se lancer à la cantine de l’Ehpad, face aux financeurs ou en réunion du personnel.
[1] Auteur, avec Stéphane Krief, de « Et si je répondais du tac au tac ! », Eyrolles, 2014
[2] Auteure, avec Olivier Bettach, de « Voilà ce que j'aurais dû dire ! », Eyrolles, 2015
Aurélia Descamps
« Ne pas tacler, mais ouvrir une voie où tout le monde peut s’engager »
Jocelyne Isaac, comédienne, responsable de la formation de la Ligue française d’improvisation
« Pour être un bon "repartiteur", il faut fournir la réponse qui convient le mieux dans un contexte donné, le plus vite possible. En théâtre d’improvisation, on s’entraîne à raccourcir le temps de réflexion et à donner la réplique la plus adéquate. Un exercice consiste par exemple à être placé dans des situations incongrues dont il convient de tirer une histoire. Il est aussi nécessaire d’avoir une bonne culture de la langue française : connaître tous les sens imaginaires d’un mot, être capable d’en explorer les différents usages et synonymes. Il ne s’agit pas de créer des automatismes, mais de nouvelles connexions, des chemins de pensée inhabituels. À chaque situation, on doit avoir en tête une fenêtre ouverte sur toutes les réactions possibles et choisir la meilleure. L’objectif n’est pas de tacler l’autre, mais d’aménager une voie dans laquelle tout le monde puisse s’engager. Quand on rate une réplique, c’est qu’on n’est pas suffisamment en empathie avec les autres ; on se sent honteux ! Si c’est réussi, la récompense est immédiate : nous avons la chance d’être applaudis lorsque nous faisons du bon travail. »
Publié dans le magazine Direction[s] N° 170 - décembre 2018