La grève, définie comme la cessation collective, volontaire et concertée du travail par des salariés afin de contraindre leur employeur à satisfaire leurs revendications professionnelles, tire son nom de la place de Grève à Paris (devenue place de l’Hôtel de Ville). Un lieu où se rassemblaient les personnes à la recherche d’un emploi. La définition a évolué mais le substantif demeure d’actualité. Ces dernières semaines, nombreux ont été les établissements du secteur social et médico-social pressés de se livrer à un exercice difficile : celui de faire face à la grève du personnel.
Service minimum du Code du travail
La grève est un droit à valeur constitutionnelle [1] pour les salariés qui, selon le texte, s’exerce dans le cadre des lois qui le réglementent. L’objectif poursuivi était louable, mais la tâche certainement trop ardue puisque le législateur n’est jamais véritablement intervenu pour encadrer son usage.
L’incertitude de l’employeur, confronté à un conflit collectif, est donc légitime à la lecture de l’unique article du Code du travail portant sur l’exercice du droit de grève au sein de structures de droit privé (par opposition aux services publics). Selon l’article L2511-1 du Code du travail « [il] ne peut justifier la rupture du contrat de travail, sauf faute lourde imputable au salarié. Son exercice ne peut donner lieu à aucune mesure discriminatoire telle que mentionnée à l'article L1132-2, notamment en matière de rémunérations et d'avantages sociaux. Tout licenciement prononcé en absence de faute lourde est nul de plein droit. »
S’ensuivent trois dispositions renforçant la protection des salariés grévistes :
- aucun professionnel ne peut être sanctionné en raison de l’exercice normal du droit de grève [2] ;
- l’employeur ne peut pas recourir aux salariés sous contrat à durée déterminée (CDD) [3] ou aux travailleurs intérimaires pour remplacer des salariés grévistes [4].
L’intervention jurisprudentielle de la qualification de la grève…
Face à un Code du travail taciturne, la jurisprudence s’est employée à dresser les contours de ce droit intangible. Première étape pour l’employeur : la situation est-elle conforme à l’exercice du droit de grève ? En effet, il suppose trois conditions cumulatives [5] :
- La cessation totale du travail (peu importe sa durée) et non un simple ralentissement (dite « grève perlée »). La grève doit être totale et ne peut se limiter à une obligation du contrat de travail. À titre d’exemple, le mouvement collectif est illicite lorsqu’il se déroule uniquement au cours des périodes d’astreinte [6].
- La concertation des salariés (quelle que soit la part du personnel participant à ce mouvement). La grève peut être déclenchée à l’initiative d’une organisation syndicale, d’un représentant du personnel ou par des salariés n’ayant aucun mandat représentatif.
- L’existence de revendications professionnelles, étant précisé que cette notion est appréciée largement par les juges et que l’employeur peut en être informé le jour même (il ne peut pas imposer de préavis dans le secteur privé).
Il peut ainsi s’agir de revendications portant, notamment, sur la protection de l’emploi, les conditions de travail, le salaire, le droit syndical. La grève dite de solidarité est également reconnue lorsqu’elle se rattache à des revendications concernant l’ensemble du personnel (licenciement d’un salarié et plus largement dégradation des conditions de travail du service concerné).
En l’absence de l’une de ces conditions, le mouvement est considéré comme illicite autorisant l’employeur à sanctionner ou à licencier les professionnels concernés.
Si la grève est légale, il est recommandé, au sein du secteur, d’informer l’agence régionale de santé (ARS) des revendications exprimées et de formaliser les mesures permettant d’assurer la continuité des soins ou de l’accueil.
… jusqu’à ses délicates restrictions : l’abus du droit de grève
Progressivement, la jurisprudence a encadré cette liberté. Par exemple, l’employeur peut requérir par voie judiciaire l’expulsion des grévistes occupant les locaux de l’établissement lorsque ces derniers empêchent effectivement les non-grévistes d’accomplir leurs missions (il y a alors entrave à la liberté du travail), ou encore lorsqu’elle s’accompagne de dégradation du matériel. Dans une telle situation, l’employeur doit agir rapidement et établir la preuve du blocage en sollicitant des constats d’huissier avant de saisir le juge des référés.
Les possibilités restreintes de l’employeur
Les contrats de travail des personnels grévistes sont suspendus et l’employeur est délivré de l’obligation de payer les salaires de ceux-ci (sauf si le mouvement est dû à un manquement de l’employeur [7]). Néanmoins, il ne peut pas rompre la relation contractuelle ou encore sanctionner le salarié en raison de l’exercice de ce droit, sauf faute lourde (qui exige une intention de nuire, par exemple en cas d’entrave à la liberté du travail).
En outre, l’employeur ne peut pas pallier l’absence des salariés grévistes par le recours à des professionnels en CDD ou des intérimaires sous peine de sanctions pénales. Sont également interdits les remplacements en cascade par glissement de poste (les grévistes sont remplacés par des non-grévistes qui, eux-mêmes, sont remplacés par des salariés en CDD ou des intérimaires). En revanche, l’employeur est en droit de remplacer les personnels non-grévistes n’ayant pas pu accéder à leur lieu de travail.
Afin d’organiser la poursuite de l’activité, il est recommandé à l’établissement de déterminer les effectifs dont la présence s’avère indispensable. Par la suite, l’employeur peut affecter des salariés dont les qualifications le permettent sur les postes vacants, imposer des heures supplémentaires ou encore accepter le concours de bénévoles en restant vigilant afin de ne pas assimiler cette activité à du travail dissimulé.
L’établissement pourrait également, dans la mesure du possible, différer les admissions programmées, organiser le transfert des personnes accueillies vers un autre établissement en cas d’impossibilité de prise en charge et si, bien évidemment, aucun risque n’est encouru pour leur santé, voire négocier un service minimum avec les salariés grévistes lequel serait limité à la délivrance des soins indispensables à la sécurité des personnes accueillies.
Vers une porte de sortie ?
Concernant l’issue de la grève, le Code du travail encadre les procédures de règlement du conflit collectif [8]. Lorsque le dialogue n’est pas totalement rompu, une négociation peut intervenir entre les parties et se conclure par un accord de fin de conflit dont la nature juridique n’est pas clairement établie par la jurisprudence : s’agit-il d’un accord collectif, d’une recommandation patronale, d’une transaction ou encore d’un engagement unilatéral ?
En revanche, il est certain que les avantages attribués par le protocole doivent s’appliquer sans distinction aux salariés grévistes et non-grévistes, conformément au principe d’égalité de traitement. Si les discussions s’avèrent impossibles, le Code du travail permet, au choix des parties, de recourir à la conciliation, à la médiation ou encore à l’arbitrage.
[1] Article 7 du préambule de la Constitution de 1946 auquel renvoie la Constitution du 4 octobre 1958
[2] Code du travail, article L1132-2
[3] Lire Direction[s] n° 106, p. 36
[4] Code du travail, articles L1242-6 et L1251-10
[5] Cass., soc., 16 mai 1989, n° 85-43.359
[6] Cass., soc., 2 février 2006, n° 04-12.336
[7] Constitue, notamment, un tel manquement le refus d’appliquer la convention collective ou le non-paiement des heures supplémentaires.
[8] Code du travail, articles L2521-1 à L2525-2
Gaëlle Cassan, avocat au Barreau de Paris, Picard Avocats, membre du réseau ACC3S
Réquisitionner des grévistes ?
Sans surprise, aucun texte ne permet à l’employeur privé de réquisitionner des salariés grévistes. Seul le Préfet est compétent pour apprécier la situation concernée dans les cas d’urgence. L’arrêté préfectoral portant réquisition du personnel gréviste doit être proportionné aux nécessités de l’ordre public [1]. Le maintien d’un effectif suffisant pour garantir la sécurité et l’obligation de continuité des soins des personnes accueillies peut justifier une telle mesure au sein du secteur. La demande motivée doit être adressée au Préfet par le responsable d’établissement, par lettre recommandée avec accusé de réception. Elle précise notamment les missions de l’établissement, les soins nécessaires pour garantir la sécurité des personnes accueillies, les mesures prises antérieurement et les raisons de leur échec. En pratique, le soutien de l’ARS est essentiel et il est recommandé d’adresser à l’autorité de tutelle une copie de cette demande. Toutefois, les arrêtés de réquisition demeurent exceptionnels, c’est pourquoi cette possibilité doit être envisagée en dernier recours.
[1] CE n° 262186 du 9 décembre 2003
Publié dans le magazine Direction[s] N° 165 - juin 2018