Dans le cadre des accords du Ségur de la santé signés le 13 juillet 2020, une revalorisation salariale de 183 euros net par mois s’applique aux professionnels des établissements de santé et des Ehpad publics. Dans le secteur privé non lucratif, elle dépend de la transposition opérée par les décisions unilatérales respectivement prises par les organisations patronales Fehap [1] et Nexem [2]. Ces textes agréés s’appliquent donc à leurs adhérents, et non à ceux faisant une application volontaire des conventions collectives nationales du 31 octobre 1951 – CCN 51 – et du 15 mars 1966 – CCN 66.
1 Quand un salarié travaille pour plusieurs structures
Comment gérer l’attribution de cette indemnité lorsqu’un professionnel exerce dans plusieurs établissements qui n'y sont pas tous éligibles ? Pour les structures adhérentes à Nexem, le versement s'effectue au prorata du temps de travail prévu contractuellement au sein de chaque établissement. À défaut de précision dans le contrat de travail, le prorata est déterminé en fonction du temps de travail réalisé dans les structures concernées. Pour les adhérents à la Fehap, c’est ce second critère de répartition qui s’applique directement.
À première lecture, celui-ci apparaît purement géographique, dès lors que le salarié travaille au sein d’un établissement éligible.
Pourrait-on toutefois retenir une proratisation en fonction du temps de travail effectué pour un établissement éligible, mais pas nécessairement en son sein (ce qui peut notamment être le cas des fonctions supports) ? Cette question, qui pourrait être source de contentieux, soulève le problème de l’interprétation juridique des décisions unilatérales, qui n’est déterminée ni par la loi ni par la jurisprudence. Dans la mesure où les textes pris par les fédérations patronales sont issus de projets d’avenants soumis aux partenaires sociaux, il ne serait pas illogique de retenir une interprétation littérale, comme cela est prévu pour les accords collectifs [3]. Or, la stricte lecture des décisions unilatérales semble s’attacher au lieu d’exercice effectif de l’activité professionnelle au sein d’un établissement éligible.
Une autre difficulté peut survenir pour les salariés travaillant habituellement dans un établissement éligible, mais amenés à exercer temporairement dans une structure qui ne l'est pas. En application des décisions unilatérales, le salarié perdra le bénéfice de l’indemnité Ségur pour la proportion de son travail assuré au sein de cette dernière.
2 Le risque d’inégalité de traitement
Outre l’inégalité sociale ressentie par les acteurs des champs exclus du Ségur (handicap, protection de l’enfance…), la mise en œuvre des décisions unilatérales n’est pas sans poser d'autres difficultés aux employeurs multisectoriels gérant à la fois des établissements éligibles et non éligibles. En effet, cette situation crée une inégalité salariale vis-à-vis des professionnels qui n'ont pas droit à ce complément de salaire, non pas au regard de leur diplôme ou de leur qualification, mais par rapport au lieu d’exercice de leur activité professionnelle. Or, le principe est que l’employeur est tenu d'assurer l'égalité en matière de rémunération, pour autant que les salariés en cause sont placés dans une situation identique. L'article L3221-4 du Code du travail, relatif à l'égalité professionnelle femmes-hommes mais repris de façon générale par la jurisprudence en matière d’égalité salariale, prévoit que « sont considérés comme ayant une valeur égale les travaux qui exigent des salariés un ensemble comparable de connaissances professionnelles consacrées par un titre, un diplôme ou une pratique professionnelle, de capacités découlant de l'expérience acquise, de responsabilités et de charge physique ou nerveuse ».
Très récemment, la Cour de cassation a considéré que des salariés appartiennent à « une unité opérationnelle différente » ne saurait suffire à exclure l'application du principe d'égalité de traitement [4]. Par conséquent, en cas de litige, il est très probable qu’un juge considère que s’agissant du versement de l’indemnité Ségur, les salariés travaillant pour le même employeur mais au sein d’établissements éligibles ou non se trouvent placés dans une situation identique.
En considérant cela, la différence de traitement serait néanmoins possible à condition de résulter d'une disposition légale (ce qui n’est pas le cas) ou que l'employeur rapporte la preuve qu’elle est justifiée par des raisons « objectives et pertinentes ». Sur ce point, dès lors que l’indemnité Ségur est instaurée par décision unilatérale, celle-ci ne bénéficie pas de la présomption de justification des différences de traitement opérées par voie d’accord collectif entre salariés appartenant à la même entreprise, mais affectés à des sites ou des établissements distincts [5].
Peut-on considérer que les salariés affectés à un établissement faisant l’objet d’un financement afférent au versement de l’indemnité Ségur constituent une telle « raison objective et pertinente » ? Objective probablement, pertinente cela n’est pas certain. À notre connaissance, la Cour de cassation n’a, à date, jamais consacré le principe selon lequel le mode de financement d’un établissement non lucratif pourrait suffire à justifier une différence de traitement. En outre, une circulaire administrative, qui plus est à vocation purement budgétaire, n’est pas opposable à un juge.
3 Quid des surcoûts de l’indemnité Ségur ?
Compte tenu des modalités de calcul de l’enveloppe budgétaire globale allouée aux Ehpad et aux établissements de santé, un décalage conséquent peut être constaté entre le financement que l’autorité de tutelle est tenue de verser à l’organisme gestionnaire et le coût réel pour ce dernier, compte tenu de ses effectifs réels. Dans le même sens, le versement de l’indemnité Ségur entraîne un certain nombre de surcoûts non budgétisés. Il s’agit en particulier de celui afférent au remplacement du personnel :
- L’indemnité est prise en compte pour le versement de l’indemnité de précarité et de l’indemnité de congés payés des salariés en contrat de travail à durée déterminée (CDD) ;
- Elle fait l’objet d’un « double versement » dès lors qu’elle doit être versée au salarié malade dont le salaire est maintenu, ainsi qu’à celui qui le remplace ;
- Les indemnités journalières de Sécurité sociale (IJSS) étant calculées sur les mois précédant l’arrêt de travail, elles n’incluent pas l’indemnité Ségur, entraînant un surcoût pour l’employeur tenu d’assurer le maintien de salaire incluant cette indemnité.
Les fédérations patronales ont précisé qu’une « campagne de rattrapage » devrait être menée en 2021 pour permettre d’obtenir un financement complémentaire, visant à pallier l’écart entre les dotations perçues et le coût réel de l’indemnité pour les structures. Début février, les modalités de ce réajustement des financements n’étaient toujours pas définies.
Dans l’attente de telles précisions, un garde-fou peut résider, pour les adhérents de la Fehap, dans la rédaction de l’article 3 des décisions unilatérales du 26 octobre 2020. En effet, afin de ne pas créer de charges supplémentaires pour les établissements, le texte fixe une modalité suspensive en conditionnant le versement de l’indemnité forfaitaire Ségur à l’octroi du financement spécifique correspondant par les pouvoirs publics financeurs de la structure. À défaut de bénéficier des financements supplémentaires nécessaires, l’établissement concerné ne sera pas tenu au paiement de l’indemnité.
Cette formulation interroge toutefois :
- La structure a-t-elle l’obligation de verser l’indemnité Ségur à tous les salariés éligibles dès lors qu’elle perçoit, par ses financeurs, le « financement spécifique correspondant » à l’intégralité des financements supplémentaires nécessaires (ce qui n’est actuellement pas le cas) ?
- Ou a-t-elle l’obligation de verser l’indemnité à tous les salariés éligibles dès lors qu’elle perçoit le seul financement « correspondant » à celui prévu par l’État ?
La position la plus sécurisée, qui semble être celle retenue par la Fehap, est naturellement la deuxième interprétation. Il est à noter que la recommandation de Nexem ne prévoit pas une telle condition suspensive.
Face à ces difficultés, il reste à voir si les alertes des organisations d’employeurs et de salariés seront entendues par la mission Laforcade portant sur la revalorisation des métiers du secteur social et médico-social, dont l'ensemble des engagements devront avoir été pris d'ici à juillet 2021.
[1] Décisions unilatérales du 26 octobre 2020 : arrêté du 8 décembre 2020 pour la DUE Fehap
[2] Recommandation patronale du 24 novembre 2020 : arrêté du 17 décembre 2020 pour la DUE Nexem
[3] Cass. soc., 25 mars 2020, n° 18-12.467
[4] Cass. soc., 8 juillet 2020, n° 18-23.765
[5] Cass. soc., 30 mai 2018, n° 17-12.925 ; note explicative de la Cour de cassation relative à l’arrêt n° 558 du 3 avril 2019
Cécile Noël, juriste, Picard avocats
Attention à la contractualisation !
L’indemnité Ségur, qui n’est pas de nature contractuelle, peut être supprimée sans recueillir l’accord du salarié dès lors qu’il n’en respecte plus les conditions d’éligibilité, par exemple en cas de mobilité vers un établissement non éligible. Deux options sont possibles :
- la première est de ne pas mentionner l’indemnité Ségur dans le contrat de travail ;
- la seconde, en cas de mention, est de bien préciser que cette prime ne présente pas un caractère contractuel, de sorte qu’elle peut être supprimée si le salarié ne remplit plus les conditions ou que le texte l’ayant instaurée est révisé ou supprimé.
Attention. On parle d’« indemnité », mais son régime juridique suit celui des éléments de salaire.
L’accord collectif interne, voie de sécurisation ?
Les organismes gestionnaires sont libres de conclure un accord collectif d’entreprise relatif au versement de l’indemnité Ségur, peu importe qu’il soit plus ou moins favorable que les décisions unilatérales conclues par les fédérations patronales. Outre le bénéfice de la présomption des différences de traitement entre salariés appartenant à des établissements distincts, l’accord collectif permet de préciser ou de redéfinir les modalités de versement de l’indemnité. D’autres dispositifs peuvent également être envisagés pour pallier les inégalités, tel le paiement d’une indemnité ad hoc, de compléments de points ou d’une prime incitative à l’embauche pour les salariés non éligibles. L’accord peut être conclu pour une durée déterminée ou indéterminée, en veillant à anticiper l’hypothèse d’un texte légal, réglementaire ou conventionnel intervenant ultérieurement sur le même sujet.
En savoir plus
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Publié dans le magazine Direction[s] N° 195 - mars 2021