Parler de l’obligation vaccinale ou du contrôle des passes sanitaires déclenche chez Alexandra Mailly une sorte de « réaction épidermique » : « Cela fait plus d’un an et demi que nous travaillons semaines et week-ends à gérer l’application quasi-immédiate de dispositions légales qui tombent généralement au beau milieu de l’été ou le dimanche. Ce n’est même plus épuisant, c’est éreintant », témoigne la directrice des ressources humaines (DRH) de La Vie active, rappelant non sans ironie « qu’à l’heure où l’on nous parle de qualité de vie au travail (QVT), de conditions de travail et de conciliation vie professionnelle et personnelle, c’est quelque peu questionnant… »
Son association compte plus de 3000 salariés pour 93 établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESSMS) couvrant six secteurs d’activité répartis sur plus de 100 sites. « Avec la multiplicité de nos structures, cela n’a pas été une mince affaire de nous organiser afin de nous mettre en conformité », poursuit la DRH. Certaines étaient concernées par « l’ovax », d’autres non. Et même parmi ces dernières, des catégories de professionnels pouvaient y être soumises. « Ce fut le cas en centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) ou en maisons d'enfants à caractère social (Mecs) notamment pour le personnel en situation d’acte professionnel de soin. Les directives n’étaient pas claires non plus pour l’enfance handicapée ou les crèches. C’était le marasme complet. J’ai la nette impression que le législateur n’a pas idée de ce que cela implique sur le terrain… »
Cafouillage dans les services
Un certain « cafouillage » a en effet régné un temps pour certains ESSMS, avec des directives contradictoires entre la loi du 5 août 2021, les instructions de la Direction générale de la cohésion sociale (DGCS), la foire aux questions sur l’obligation vaccinale du ministère des Solidarités et de la Santé… Un exemple ? Les psychologues exerçant en protection de l’enfance ne sont pas soumis à l’obligation vaccinale… sauf s’ils réalisent des « actes de prévention, de diagnostic et de soins attachés à leur statut ou à leur titre » [1]. « Sur le terrain, il n’est pas toujours simple d’apprécier s’il y a un exercice effectif de ce type d’acte, constate Julien Lognand, adjoint de la directrice du pôle Affaires sociales de l’organisation patronale Nexem. Les directeurs ont dû effectuer une analyse subjective sur quelque chose qui n’est pas anodin, puisqu’il s’agit d’imposer une obligation vaccinale. »
Anticiper les textes
Complexe, la mise en œuvre s’est aussi heurtée à des délais d’application très contraints. « Avec les congés, voire la fermeture de certains établissements l’été, des managers n’ont pu communiquer en interne que début septembre, pour une mise en œuvre de la première injection le 15. Les délais ont donc été très courts, reprend Julien Lognand, en charge du droit du travail. Avec cette période Covid, nous avons appris à communiquer autrement, à livrer nos analyses avant même que ne sortent les textes officiels définitifs pour anticiper le plus possible. »
Pour les directions, il a fallu agir rapidement tout en faisant preuve de pédagogie, informer les instances représentatives du personnel et surmonter les éventuelles réticences des personnels concernés. « Certains ont pu avoir des oppositions de principe "anti-gouvernement", demandant parfois à leur employeur s’il entendait mettre en œuvre cette obligation, comme s’il pouvait ne pas appliquer la loi, sachant que s’il ne le faisait pas des sanctions pouvaient tomber… », indique Julien Lognand.
Des calendriers variables
L’application de l’obligation vaccinale a aussi engendré des difficultés RH. Il a fallu créer des outils de contrôle, établir des registres différents pour recenser les passes des équipes sans conserver de documents sensibles, tenir compte des durées de validité limitées diverses selon les justificatifs. Sans compter, depuis le 30 janvier dernier, l’intégration de la dose de rappel au passe sanitaire, selon un calendrier variable pour chaque personnel… et pour chaque vaccin (les délais entre les injections entre Janssen et Pfizer ou Moderna…). « Nous avons dû renforcer les équipes et embaucher une vingtaine de CDD pour vérifier les QR codes. Cela a évidemment engendré des surcoûts non prévus », témoigne Alexandra Mailly.
Ailleurs, les choses ont pu se passer plus sereinement. « Chez nous, cela s’est fait simplement, affirme Sabine Tirelli, directrice de la Maison Saint-Jean, à Lille, un Ehpad qui compte 56 salariés. Nous contrôlons les obligations vaccinales grâce à un tableau Excel. L’intégration de la dose de rappel représente un surcroît de travail, mais nous avons l’avantage d’être une structure moyenne, sans strates intermédiaires. » Dans cet établissement, seule une salariée a refusé le vaccin et est en arrêt maladie. Concernant le contrôle des passes des visiteurs, là encore les choses se sont faites sans trop de heurts. « Nous avons communiqué avec les familles qui ont compris l’intérêt de ce dispositif. Certes, nous avons parfois dû effectuer des rappels à l’ordre pour le passe, et même refuser certaines visites, mais nous avons tenu le cap. Ce que les familles craignent par-dessus tout, c’est la fermeture de l’Ehpad comme au premier confinement. »
« Ils ont fait le job »
Si la récente loi « renforçant les outils de gestion de la crise sanitaire » n’a pas conditionné l’accès aux structures du secteur [2] au passe vaccinal (mais toujours au passe sanitaire), le texte apporte toutefois une nouveauté : les personnes effectuant les contrôles peuvent demander un document officiel comportant une photographie s'il « existe des raisons sérieuses de penser que le document présenté ne se rattache pas à la personne qui le présente ». Pas sûr que cette nouvelle disposition facilite le travail des agents d’accueil ni les relations avec les visiteurs…
Pour Pascal Champvert, président de l’Association des directeurs au service des personnes âgées (AD-PA), les directeurs ont « fait le job » : « Organiser des choses imprévues, c’est le travail des directeurs et je crois qu’ils s’en sont très bien sortis malgré toutes les difficultés et le côté fastidieux de ces démarches. » Son désaccord porte surtout sur la méthode : « Nous avons toujours dit que l’obligation vaccinale n’était pas une bonne chose, comme l’OMS d’ailleurs, reprend-il. Mieux vaut convaincre que contraindre. Le ministre se glorifie que les réfractaires au vaccin soient très minoritaires chez les professionnels de santé, mais dans un secteur où il y a déjà une pénurie de personnel, une telle obligation paraît déraisonnable. »
De rares contentieux
Car il y a bien eu un certain nombre de contentieux et de référés, assure Caroline Lesné, avocate associée au cabinet Houdart : « Ils ont surtout porté sur les principes fondamentaux, la liberté individuelle qui était opposée à l’obligation vaccinale. Le juge des référés a toujours validé les mesures de suspension prises par les directions qui n’ont pas de pouvoir d’appréciation : si les agents ou les salariés n’ont pas de schéma vaccinal complet, elles doivent prendre la mesure de suspension. » Au final, les récalcitrants à la vaccination représentent toutefois une infime minorité. Pour autant, ces rares suspensions s’ajoutent à l’absentéisme et aux tensions RH déjà très fortes, ce qui contribue à alourdir encore un peu plus les conditions de travail et le climat social. Car si les professionnels du secteur, considérés comme soignants, se sont majoritairement pliés à l’injonction vaccinale, parfois contraints et forcés dans des délais très courts, pour certains, les revalorisations liées au Ségur, elles, se font attendre…
[1] Loi n° 2021-1465 du 10 novembre 2021
[2] Pour les ESSMS énumérés dans le décret du 26 août 2021.
Aurélie Vion
Des plateformes de dialogue aux Antilles
Face aux tensions locales, les professionnels de santé martiniquais et guadeloupéens ont obtenu le report, au 31 décembre 2021, de l’obligation vaccinale. Les réfractaires ont pu s’inscrire sur une plateforme d’écoute et de dialogue (1600 personnes en Martinique, 650 en Guadeloupe). Permettant d’interrompre toute suspension de salaire, le processus comprend un rendez-vous avec un psychologue ou un médecin à l’issue duquel les professionnels ont huit jours pour faire connaître leur décision. Pour ceux acceptant la vaccination, la première injection met fin à la suspension. Les autres se voient proposer une rupture conventionnelle et un accompagnement vers une reconversion. « 80 % de nos professionnels sont vaccinés ou dotés de certificats de rétablissement ou de contre-indications, rapporte Carl Paolin, directeur général de l'association OVE Caraïbes, gestionnaire de vingt ESSMS en Martinique et à Saint-Martin. Les autres sont inscrits sur cette plateforme. Ma principale difficulté est de gérer l’après : comment allons-nous remplacer ceux qui sont partis ? Nous avons du mal à recruter, ce qui accroît la charge de travail des équipes en poste. J’ai aussi des craintes quant aux départs de personnels clés sur certains établissements, il y a un risque de perte d’expertise. Comment va-t-on se reconstruire après ? »
Repères
- 80,4 % des professionnels éligibles d’Ehpad et d’USLD avaient reçu la dose de rappel au 1er février 2022.
- 96 % des personnels exerçant en établissements du handicap avaient un schéma de primo-vaccination complet au 1er décembre 2021. Et 19,1% d'entre eux avaient reçu la dose de rappel.
- 7930 suspensions pour non-respect de l’obligation vaccinale dans les établissements de santé et ESMS au 13 octobre 2021 (Source : Drees).
Publié dans le magazine Direction[s] N° 206 - mars 2022