Au vu du lien de confiance qu’il place en son équipe dirigeante, un employeur peut-il restreindre la liberté d’expression d’un cadre supérieur par rapport à un salarié non cadre ? Si celui-ci souhaiterait y voir une réponse positive, la Cour de cassation ne semble pas du même avis et rappelle régulièrement son attachement à garantir la liberté d’expression de ceux « qui disposent d’une large autonomie et d’une autorité sur d’autres salariés »[1], avec l’abus de droit pour seule dérogation [2].
À l’épreuve contractuelle
D’un côté, la liberté contractuelle trouve sa limite en ce qu’elle « ne permet pas de déroger aux règles qui intéressent l'ordre public » [3]. De l’autre, la liberté d’expression, érigée au rang de liberté fondamentale [4], peut, elle aussi, être encadrée. En effet, le Code du travail pose le cadre d’exercice de cette dernière : « Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché. » [5] En pratique donc, le contrat de travail pourrait venir limiter la liberté d’expression du cadre dirigeant, tant que cet équilibre est respecté.
À ce titre, une première limite à la liberté d’expression pourrait être opposée au cadre dirigeant à travers l’obligation de loyauté. En effet, bien que non définie par les textes, celle-ci découle de l’obligation générale d’exécuter le contrat de travail de bonne foi, s’impose à l’employeur et au salarié même en l’absence d’une clause contractuelle expresse de loyauté [6]. De même, l’obligation de discrétion du salarié s’impose également en l’absence de clause contractuelle, interdisant par exemple au professionnel de divulguer les données confidentielles dont il a connaissance dans l’exercice de ses fonctions. Cette obligation s'impose ainsi avec une particulière acuité aux cadres dirigeants s’agissant notamment des informations relatives aux difficultés éventuelles de l'entreprise [7].
D’autres obligations devront être entérinées dans le contrat de travail afin d’être effectives, telles que l’obligation de secret professionnel ou celle de confidentialité. En ce sens, la Cour admettra, par exemple, qu’un fait même tiré de la vie privée du salarié cadre puisse justifier un licenciement s’il constitue un manquement à son obligation de confidentialité, tel qu’un post privé publié sur Facebook à plus de 200 « amis », en lien avec l’activité de l’entreprise et accessible à des concurrents directs de son employeur [8].
Toutefois, dans toutes ces hypothèses, ce n’est pas la liberté d’expression du professionnel qui est directement sanctionnée, mais le manquement à une obligation contractuelle. Notons que les juges prendront en considération, dans l’appréciation de la gravité de la faute, le niveau de responsabilité [9] ou encore les conséquences préjudiciables pour l’employeur, et particulièrement l’atteinte à sa réputation et à sa crédibilité [10] en tant que circonstances aggravantes. À défaut, le licenciement « prononcé, même en partie, en raison de l'exercice, par le salarié, de sa liberté d'expression, liberté fondamentale, entraîne à lui seul la nullité du licenciement. » [11].
Ainsi, si les obligations contractuelles peuvent indirectement venir limiter la liberté d’expression du salarié cadre, l’expression d’une opinion personnelle ne sera jamais, sauf abus, considérée comme une faute contractuelle justifiant une sanction [12]. À titre d’exemple, le cadre supérieur est ainsi libre de s’exprimer, voire de dénoncer les pratiques de son supérieur hiérarchique auprès des membres du conseil d’administration [13].
En tout état de cause, notons qu’aucune clause contractuelle ne pourra interdire au salarié de bénéficier de la protection accordée notamment au lanceur d’alerte [14] ou témoin de faits de harcèlement [15].
L’abus de droit : une limite à géométrie variable
La Cour de cassation, fortement attachée à la protection de la liberté d’expression, a toujours contrôlé la qualification de l’abus, défini comme l’expression de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs [16]. Si les deux premiers sont pénalement définis, l’excès ouvre une marge d’appréciation non négligeable aux juges du fond, lesquels tiennent régulièrement compte de l’atteinte à la considération ou à la réputation de l’employeur, et davantage à l’heure des réseaux sociaux [17].
Néanmoins, la Cour distingue l’excès du droit de critique, considérant qu’une lettre de critiques adressée par un cadre supérieur aux membres du conseil d’administration ne comportant pas de termes injurieux, diffamatoires ou excessifs ne constituait pas un abus dans la liberté d’expression. Ainsi, il semble que le degré de diffusion de la critique, public ou « privé », adressé à des tiers ou à des personnes directement ou indirectement liées à l’employeur, entre en compte dans l’analyse de la Cour de cassation. De même, le cadre supérieur qui exprime sa liberté d’expression à travers l’affichage d’un tract syndical ne saurait être inquiété, dès lors que ce tract ne contenait aucun propos injurieux, diffamatoire ou excessif [18].
Parallèlement, la Cour a pu caractériser l’insubordination réitérée du cadre qui « critiquait violemment la politique, et dénigrait celle-ci ainsi que d'autres salariés de l'entreprise » [19], notamment lorsque celle-ci est teintée d’une intention malveillante.
[1] Cass. soc., 27 mars 2013, n° 11-19.734
[2] Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-16.060
[3] Code civil, article 1102
[4] Consacrée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme et des libertés fondamentales et par l’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.
[5] Code du travail, article L1121-1
[6] Cour d’appel (CA) Agen, 7 octobre 2014, n°13/01531
[7] Cass. soc., 30 juin 1982, n° 80-41.114
[8] Cass soc., 30 septembre 2020 n° 19-12.058
[9] Cass. soc., 13 juillet 1993, n° 91-45.271 ; Cass. soc., 28 novembre 2006, n° 05-45.884
[10] Cass. soc., 26 novembre 2014, n° 13-15.548
[11] Cass. soc., 29 juin 2022, n° 20-16.060
[12] ibid.
[13] Cass. soc., 14 décembre 1999 n° 97-41.995 ; Cass. soc., 27 mars 2013, n° 11-19.734
[14] Code du travail, article L1132-3-3
[15] Code du travail, article L1152-2
[16] Cass. soc., 14 décembre 1999 n° 97-41.995 ; Cass. soc., 27 mars 2013, n° 11-19.734
[17] CA Bourges, 28 juin 2019, n° 17/01156 ; CA Versailles, 5 novembre 2020, n° 17/05409 ; CA Aix-en-Provence, 24 mai 2019, n° 16/05685 ; CA Grenoble, 9 janvier 2018, n° 16/00360
[18] Cass. soc., 3 juillet 2012, n° 11-10.793
[19] Cass. soc., 27 septembre 2011, n° 10-16.929
Bérénice Joly-Hauffray avocat, cabinet Picard Avocats
La dénonciation d’actes de maltraitance
Dans les établissements et services sociaux et médico-sociaux, le Code de l’action sociale et des familles protège le salarié témoignant ou relatant des actes de maltraitance, lequel ne peut faire l’objet d’une mesure défavorable, notamment d’une sanction disciplinaire ou d’un licenciement. Dans ce dernier cas, le juge peut prononcer la réintégration du salarié concerné à sa demande [1], son licenciement étant nul [2]. À l’inverse, il convient de noter qu’en cas de dénonciation mensongère de faits de maltraitance par un professionnel, avec l’intention malveillante de nuire à des personnels de l’encadrement, le licenciement pour faute grave est bien fondé [3].
[1] Code de l’action sociale et des familles, article L313-24
[2] Cass. soc., 26 septembre 2007, n° 06-40.039
[3] Cass. soc., 6 juin 2012, n° 10-28.199
Publié dans le magazine Direction[s] N° 211 - septembre 2022